Vera ★★★☆

La cinquantaine déjà bien entamée, Vera Gemma est la fille de Giuliano Gemma, acteur iconique de séries B italiennes, de péplums et de westerns spaghettis dans les 60ies et 70ies. Vera a souffert toute sa vie de l’ombre envahissante de ce père adulé. Elle a tenté en vain de marcher sur ses pas, multipliant les ridectomies et les mammoplasties au risque de se défigurer, courant sans succès les castings où son manque de talent et son visage de drag queen l’ont condamnée à d’humiliantes rebuffades. Menant grand train, elle a peu à peu dilapidé l’héritage paternel, ne gardant de son luxe passé qu’un appartement dans le centre de Rome et un vieux chauffeur, Walter, qui lui est indissolublement fidèle. Elle n’a jamais eu de compagnon stable, sinon des gigolos qui tentaient d’abuser de sa richesse, ni d’enfant.
Lorsque son chemin croise Daniel, démonteur automobile dans une casse, et Manuel son fils de huit ans, l’espoir ressurgit de créer un embryon de famille.

Il a fallu un sacré courage à Vera Gemma pour accepter le défi culotté que lui a lancé un couple de documentaristes austro-italiens : tourner un film de fiction la mettant en scène, sous son vrai nom et dans son propre rôle, sans la magnifier, sans la caricaturer non plus, mais sans rien cacher de ses défauts a priori rédhibitoires : une « fille de » remplie de complexes, au visage monstrueux, qui n’aura jamais réussi à s’affranchir de l’ombre envahissante de sa star de père.

Vera s’inscrit sur la ligne très floue qui sépare le documentaire de la fiction. Ce n’est pas tout à fait un documentaire qui raconterait, par le commencement, la vie de Vera, en convoquant des images d’archives et en enchaînant les témoignages de ses proches. Mais ce n’est pas un authentique film de fiction tant son héroïne ressemble – ou du moins semble ressembler – à son actrice.

Le scénario, tel que je l’ai pitché, pouvait laisser craindre le pire : la rédemption de Vera, comme mère et comme épouse, avec le jeune Manuel et le ténébreux Daniel. Je risque de trop en révéler en disant du scénario qu’il nous réservera une surprise bienvenue, aussi amère soit-elle.

La bande-annonce

Toni en famille ★★☆☆

Antonia, dite Toni, élève seule cinq adolescents aussi bruyants qu’attachants. Alors que les deux aînés passent leur bac et sont sur le point de quitter le nid, Toni s’interroge sur son avenir.

Voilà le genre de pitch qui a priori me fait fuir. Rien ne m’attire dans un tel cinéma : ni l’utilisation racoleuse d’une héroïne emblématique avec laquelle une partie de l’auditoire s’identifiera (la Mère courage et célibataire), ni l’héroïne bankable (Camille Cottin sans laquelle le budget n’aurait pas été bouclé), ni la coproduction Canal-France Télévisions qui laisse augurer des dimanches soirs sous la couette et des rediffusions ad nauseam, ni ces cinq gamins la gueule enfarinée, tellement mimis et qui ne partagent pas la moindre ressemblance alors qu’ils sont censés être frères et sœurs.

Pourquoi aller le voir me direz-vous ? La réponse hélas est toujours la même : par la faute d’un mélange incongru de masochisme et d’encyclopédisme. Par le souci aussi de sortir de ma zone de confort : où serait le plaisir d’aller voir uniquement des films dont on sait par avance qu’ils nous plairont ? Par l’espérance aussi d’être agréablement surpris.

Et, en l’espèce, malgré toutes mes préventions, force m’est de reconnaître que ce Toni en famille se laisse agréablement regarder. Le mérite en revient en grande partie à Camille Cottin qui est décidément, quoi que j’en pense, une solide actrice avec laquelle l’identification (pour les femmes) et l’empathie (pour les hommes) sont immédiates.
Toni en famille cache une autre surprise. Je m’attendais à ce que Toni habite Roubaix, ait le cheveu gras et des fins de mois difficiles. Mais le scénario nous entraîne sous d’autres latitudes, sur les hauteurs ensoleillées de Grasse où Toni, loin d’être une chômeuse en fin de droits, se révèle une ancienne chanteuse auréolée du succès précoce d’un tube chanté à la Star’Ac qui lui rapporte encore, vingt ans plus tard, quelques dividendes. Le film baigne dans une lumière euphorisante qui l’éloigne de l’indigeste grisaille naturaliste dans laquelle je craignais d’être plongé.

Ce rafraîchissant contrepied n’est pas la seule surprise d’un film qui nous en réserve au moins deux autres : une mère étouffante interprétée en un seul plan par Catherine Mouchet et un ex dont je ne dirai rien de plus pour préserver la surprise de son apparition. Pour le reste, hélas Toni en famille déroule ses étapes attendues. On y verra alternativement chacun des cinq ados faire sa petite crise et leur mère, épuisée mais pas capitularde, tenter de rebondir pour donner un sens à sa vie à l’approche de la cinquantaine. Inutile de vous spoiler la fin : vous la connaissez déjà avant de l’avoir vue.
C’est un peu décevant de la part de Nathan Ambrosioni qui, à vingt-quatre ans à peine, signe son deuxième film déjà après Les Drapeaux de papier et dont on aurait pu espérer plus d’originalité.

La bande-annonce

La Beauté du geste ★☆☆☆

Keiko est sourde et quasiment muette. Mais elle a su dépasser son handicap pour vivre sa passion et devenir boxeuse professionnelle. Elle s’entraîne dans un petit club fatigué de la banlieue de Tokyo au bord de la faillite.

La Beauté du geste s’inspire librement de l’autobiographie de Keiko Ogasawara, une boxeuse poids plume malentendante. La publicité du film promet la rencontre entre Million Dollar Baby (le film à succès de Clint Eastwood sur une jeune boxeuse interprétée par Hillary Swank, Oscar 2005 de la meilleure actrice) et Ozu. C’est un joli slogan prompt à attirer les cinéphiles de tous poils… mais hélas un peu mensonger.

Certes La Beauté du geste contient quelques belles idées. La première est de rompre avec la narration codifiée des films de boxe façon Rocky qui raconte ad nauseam le parcours plein d’abnégation d’un boxeur anonyme qui, à force de sacrifices, parviendra dans la dernière scène à triompher de son adversaire et à décrocher le trophée tant convoité. Ce n’est pas cette histoire-là, ascensionnelle, que raconte La Beauté du geste, mais plutôt celle, étonnamment mélancolique, du spleen qui prend Keiko alors qu’elle est devenue professionnelle et que l’envie la taraude de raccrocher les gants.
Autre belle idée : celle d’avoir montré les difficultés quotidiennes d’un sourd muet à communiquer et à comprendre les paroles de ses interlocuteurs, surtout si leur bouche est cachée sous un masque FFP2, COVID oblige. (Je me demande ce que serait un film tourné entièrement du point de vue du héros sourd, c’est-à-dire sans aucun son. Serait-il compréhensible ?? le réalisateur devrait-il recourir à des sous-titres ? ou pourrait-il s’en passer ? En tous cas, ce serait sacrément intéressant… je ferme la parenthèse).

Mais ces belles idées mises à part, La Beauté du geste souffre d’un défaut rédhibitoire : son absence de scénario. Il ne s’y passe rien, ou pas grand chose de surprenant. Des personnages secondaires (le frère guitariste), des histoires parallèles (le travail alimentaire que Keiko assure dans un grand hôtel avec un collègue maladroit) peinent à combler le vide d’une histoire qui n’avance pas.

La bande-annonce

N° 10 ★★☆☆

Günter (Tom Dewispelaere), la quarantaine, vit seul dans un loft moderne sur les quais. Acteur de théâtre, il tient le rôle principal de la prochaine pièce et se rend chaque jour aux répétitions dirigées par Karl, le metteur en scène. Günter est secrètement l’amant d’Isabel, la femme de Karl, qui a fait croire à son mari qu’elle s’occupait de l’appartement de sa fille pour venir dormir chez lui. Mais Karl, alerté par Marius (Pierre Bokma), un autre acteur de la troupe – qui peine à mémoriser son rôle à cause des nuits hachées que lui fait endurer sa femme mourante – découvre la duperie.

Le cinéma néerlandais est un angle mort du cinéma européen. Je serais bien en peine de citer spontanément un seul réalisateur néerlandais, sinon peut-être Paul Verhoeven qui a quitté depuis belle lurette son pays natal et, justement, Alex van Warmerdam, dont j’avais tant aimé les premiers films (Les Habitants en 1992, La Robe, et l’effet qu’elle produit chez les femmes qui la portent et les hommes qui la regardent en 1996, Le P’tit Tony en 1998) avant qu’il ne disparaisse des radars.

N° 10 – dont je me suis demandé pendant toute la projection la signification du titre – est tout bonnement son dixième film. À en croire le résumé pas très clair que j’en ai fait, il s’agit d’une comédie de mœurs au sein d’une troupe de théâtre. Mais son traitement est beaucoup plus clinique et la direction que prend le scénario beaucoup plus intrigante.

Comme Reality la semaine dernière – mais dans un genre radicalement différent – N° 10 fait partie de ces films qui nous emmènent vers une destination inconnue. Par exemple, à rebours de toutes les règles qu’on enseigne dans une école de cinéma, N° 10 commence avec Marius, un personnage secondaire, qu’on découvre pendant son petit déjeuner avec son épouse malade. C’est plus tard seulement qu’entrera en scène Günter qui s’avèrera être le héros du film.

Mais là n’est pas la principale surprise du film dont on a tout à gagner à savoir le moins possible. Elle se révèlera dans sa seconde moitié. Elle pourrait laisser, tant elle est extravagante, beaucoup de spectateurs sur le bord du chemin. Mais, qu’on y adhère ou pas, on n’oubliera pas de sitôt ce grand moment de what-the-fuckism.

La bande-annonce

Sages-femmes ★★★☆

Amies et colocataires, Louise et Sofia viennent d’achever leurs études de sages-femmes et prennent ensemble leur service à la maternité d’un grand hôpital parisien. Immédiatement, elles sont plongées dans l’activité frénétique d’un service en sous-effectif chronique où les médecins, les sages-femmes et les infirmiers ne savent plus où donner de la tête pour accompagner avec le minimum d’attention les accouchements qui se passent bien et éviter à ceux qui se passent mal de tourner au drame.

L’hôpital a la cote. Sans entrer ici dans le débat ultra-sensible de la priorité budgétaire qui lui a ou non été donnée depuis qu’il a résisté vaillamment à la vague de Covid, on peut sans se déchirer reconnaître qu’il a la cote au cinéma où des séries, des documentaires, des fictions y plantent leur caméra : H6 à Shanghai, La Fracture de Catherine Corsini, Voir le jour avec Sandrine Bonnaire qui se déroulait, comme Sages-femmes, dans un service de maternité, la série Hippocrate avec l’impériale Anne Consigny dans le rôle de la cheffe de service, Patients de Grand Corps Malade, Pupille, un film quatre étoiles, De chaque instant, le documentaire de Nicolas Philibert sur la formation de jeunes infirmières, Premières urgences dans un service d’urgences d’un hôpital public du 9.3. Manque à cette longue énumération Sage-Homme avec Karin Viard, sur un jeune étudiant en médecine contraint faute de mieux de choisir cette spécialité là, que la bande-annonce hyperconvenue m’a dissuadé d’aller voir.

On pouvait légitimement craindre, à la lecture du résumé de Sages-femmes, un énième film sans surprise mettant en scène deux gentilles filles, le cœur gros comme ça, réussissant, après des débuts difficiles, à trouver leur place dans un service débordé, auprès de collègues revêches mais accueillantes, le tout habillé dans une dénonciation finement politique du manque de moyens dont souffre l’hôpital public.
Ces a priori ne sont pas entièrement infondés. Mais on aurait pour autant eu tort de s’y arrêter. Le pedigree de sa réalisatrice m’avait incité à lui donner sa chance : Léa Fehner avait signé Qu’un seul tienne et les autres suivront en 2009, un film choral au titre si poétique sur les détenus d’une prison et Les Ogres en 2016 avec Adèle Haenel sur une joyeuse troupe de saltimbanques. J’avais adoré ces deux films-là (Les Ogres avec quatre étoiles figuraient à la septième place de mon Top 10 2016) comme j’ai beaucoup aimé ce film-ci, si juste et si généreux.

Il faut ne pas avoir de cœur, ou bien l’avoir sacrément endurci, pour ne pas être ému aux larmes à la naissance d’un nouveau-né qui pousse son premier cri et qu’on pose tout fripé et couvert de vernix sur le sein de sa mère en larmes. Sages-femmes aurait pu se contenter de filmer des accouchements à la chaîne. On craint d’ailleurs dans sa première moitié qu’il ne suive cette voie paresseuse ; mais son scénario est plus subtil qui met en scène le parcours chaotique de Louise et Sofia – la première trouvant peu à peu ses marques après des débuts difficiles, la seconde au contraire, qui avait immédiatement trouvé sa place, durablement traumatisée par un accouchement qui tourne mal – et qui les entoure d’une galerie de seconds rôles hauts en couleur (on n’oubliera pas de sitôt Valentin, l’externe si maladroit, et Bénédicte, interprétée par Myriem Akheddiou découverte en 2019 chez les frères Dardenne)

Le film se termine hélas comme on l’avait imaginé. Mais cette conclusion prévisible n’ôte rien au plaisir qu’on y a pris et aux larmes émues qu’on y a versées.

La bande-annonce

Banel & Adama ★☆☆☆

Banel et Adama s’aiment depuis toujours d’un amour absolu. Mais Banel était vouée à épouser le frère aîné d’Adama, Yéro, l’héritier d’une prestigieuse lignée, destiné à devenir le chef du village. C’est seulement après le décès accidentel de Yéro que Banel a pu, en vertu de la loi du lévirat, épouser Adama. Mais le décès de son frère, s’il permet à Adama d’épouser Banel, lui impose aussi de prendre les rênes du village et contrecarre les projets du couple.

Banel & Adama est le premier film d’une jeune réalisatrice franco-sénégalaise formée à la Fémis. Il a été sélectionné en compétition officielle à Cannes. Les mauvaises langues diront qu’il le doit moins à ses qualités propres qu’à son origine géographique : grâce à lui, l’Afrique subsaharienne trouvait sa place sur l’échiquier mondial du cinéma (le Maghreb étant quant à lui très dignement représenté par Les Filles d’Olfa).

Son action se déroule dans le Fouta, une région désertique du nord du Sénégal, à la frontière de la Mauritanie (où ma sœur aînée, par les hasards de la vie, a vu le jour en 1951… mais ceci est une autre histoire). Ramata-Toulaye Sy raconte avoir voulu tourner une grande histoire d’amour entre deux êtres qui refusent les règles contraignantes que le village et la tradition voudraient leur imposer. Ils se vouent une passion oblative, refusent pour le moment de faire des enfants, malgré la pression collective, et aimeraient s’installer à l’écart du village dans une maison désaffectée qu’Adama dispute au sable qui l’a recouverte quand ses corvées lui en laissent le temps.
La pluie se fait attendre, obligeant Banel à travailler aux champs et Adama à veiller sur les bêtes lentement décimées par la sécheresse.

Banel & Adama m’a rappelé Animalia, un film lui aussi tourné par une réalisatrice française revenue filmer dans son pays d’origine, le Maroc. Comme Animalia, Banel & Adama a le dérèglement climatique pour arrière-plan. Comme Animalia, Banel & Adama fait un pas de côté, dans sa dernière partie, vers le cinéma fantastique. Comme lui, il encourt le reproche de vouloir explorer plusieurs registres sans arrêter son choix sur aucun.

La bande-annonce

Àma Gloria ★★☆☆

Cléo, six ans, et Gloria, sa nounou cap-verdienne, sont unies par un lien symbiotique. Mais lorsque la mère de Gloria meurt et qu’elle doit rentrer dans son pays pour y prendre en charge l’éducation de ses deux enfants, sonne l’heure de la séparation. Le chagrin de Cléo est si grand que son père accepte de l’envoyer au Cap-Vert y passer avec sa nounou adorée un dernier été.

Je suis allé à reculons voir un film dont je redoutais par avance la mièvrerie et le débordement de sentimentalisme. Je n’en suis sorti qu’à moitié convaincu, certes touché par la délicatesse du scénario mais néanmoins conforté dans certains de mes a priori.

Il faut d’abord reconnaître à ce film une vraie originalité. La relation qui se noue entre une enfant et la personne que ses parents ont salariée pour en assurer la garde est pourtant un riche sujet. Il en existe une face noire, celle de la nounou meurtrière, caricaturalement exploitée par La Main sur le berceau, un nanar des 90ies qui pourrait revendiquer le titre de plus mauvais film de l’histoire (avec Rebecca De Mornay, une star en devenir qui ne l’est jamais devenue) ou, plus subtilement, Karin Viard dans Chanson douce, l’adaptation poignante du prix Goncourt 2016 de Leïla Slimani.
Mais il en existe une face moins dramatique, plus naturaliste et pas moins poignante : les relations complexes qui se nouent entre un enfant et un adulte payé pour lui donner ce qui, dit-on couramment, ne s’achète pas, l’amour.

Plusieurs films latino-américains ont fait la part belle à ce personnage, omniprésent dans toutes les familles, fussent-elles de la petite bourgeoisie :  le chilien La Nana (2009), l’argentin La Fiancée du désert (2017), les brésiliens Les Bonnes Manières (2018) et Trois Étés (2018). La nounou est un personnage aussi omniprésent désormais dans toutes les familles parisiennes ; mais, à ma connaissance, le cinéma français ne s’était jamais intéressé à lui.

Le principal défaut de Àma gloria n’est pas son sentimentalisme, contre lequel on était au demeurant prévenu. L’extrême délicatesse de la caméra de Marie Amachoukeli – qui s’est inspirée, dit-elle, de la relation fusionnelle, qu’elle entretenait enfant avec sa nounou portugaise elle aussi obligée un jour de rentrer au pays – et surtout le jeu incroyable des deux actrices, la petite Louise Mauroy-Panzani, dont on se demande en tremblant comment la réalisation a réussi à deux reprises au moins à lui arracher des sanglots aussi déchirants, et Ilça Moreno Zego, tout en rondeur maternelle, réussissent à éviter ce piège.

Son principal défaut est peut-être dans sa simplicité et sa modestie. Sans qu’il soit besoin d’invoquer à charge les incohérences de son scénario (imagine-t-on envoyer une fillette de six ans non accompagnée dans un vol avec escale vers Praia ??), Àma Gloria, la caméra collée à ses personnages, n’évoque qu’un seul sujet sans jamais en dévier : l’amour oblatif de Cléo pour Gloria. Tout dans le film est organisé autour de ce thème unique. Une semaine après Anatomie d’une chute, dont quasiment chacune des scènes ouvrait sur des lignes de fuite vertigineuses, la comparaison ne joue clairement pas en faveur de ce film univoque et monotone.

La bande-annonce

Paradis ★★☆☆

Durant l’été 2021, dix-neuf millions d’hectares – soit environ la superficie d’une trentaine de départements métropolitains français – sont partis en fumée dans le nord-est de la Sibérie. Le documentariste Alexander Abaturov est parti en Iakoutie, à Shologon, un village perdu dans la taïga pour filmer l’attente anxieuse de la population devant l’incendie qui vient et les tentatives maladroites des autorités locales, privées par Moscou de tout soutien, de le stopper.

L’affiche du film pouvait laisser augurer un film dantesque, presqu’hollywoodien, dans lequel quelques hommes courageux, n’écoutant que leur bravoure, se dresseraient seuls et sans moyens face à des murailles de flammes et en viendraient à bout à force d’audace et d’ingéniosité.

Mais Paradis – au titre bien antinomique – n’est pas une superproduction hollywoodienne mais un documentaire à hauteur d’hommes. Il filme une réalité autrement prosaïque : non pas des murailles de flamme, mais un ciel orangé de plus en plus obscurci par les cendres en suspension, et un air de plus en plus irrespirable, même pour les spectateurs confortablement installés dans les fauteuils moelleux d’une salle parisienne.

Paradis est un film écologique qui montre les dégâts causés par le réchauffement climatique. C’est aussi un film politique qui dénonce la carence des autorités russes à protéger leur territoire et leurs populations, abandonnées à elles-mêmes. C’est surtout un beau film humain qui montre une région du monde reculée, peuplée par une population aux traits nettement asiatiques, parlant un curieux idiome, le iakoute, une langue turcique, et affichant face au danger qui vient un calme stoïque.

Le seul défaut du film est celui que j’avais déjà pointé devant le précédent documentaire d’Alexander Abaturov sorti en 2019, Le Fils, sur la formation des troupes d’élite russes : son manque de pédagogie qui empêche de comprendre le contexte des événements et d’éclairer leur déroulement.

La bande-annonce

La Bête dans la jungle ★☆☆☆

John et Mary s’étaient croisés encore adolescents, lors d’une fête de village. John avait à cette occasion confié à Mary un secret : il était persuadé de l’imminence d’un événement qui viendrait bientôt bouleverser sa vie, telle une bête tapie dans la jungle, prête à bondir. Dix ans plus tard, en 1979, désormais adultes, John et Mary se croisent à nouveau dans une boîte parisienne en pleine mode disco. Pendant plus de vingt ans, leurs chemins ne cesseront de s’y croiser encore. Tandis que le monde change autour d’eux (les années Sida déciment les clients avant la Chute du Mur et le 11-septembre), tandis que les tendances musicales évoluent (la techno succède à la new wave qui avait succédé au disco), John et Mary ne changent pas, prisonniers d’une éternelle jeunesse et de l’immobilité de leurs sentiments.

La Bête dans la jungle est un roman parmi les plus célèbres de Henry James. Son thème entêtant – deux êtres coincés dans un éternel présent qui ratent leur vie à force de trop en attendre – avait déjà inspiré Marguerite Duras, qui en tira une pièce de théâtre avec Sami Frey et Delphine Seyrig, et François Truffaut et sa Chambre verte. Un film de Bertrand Bonello qui en est tiré est annoncé pour février 2024 avec Léa Seydoux.

Que Patric Chiha et Bertrand Bonello aient puisé leur inspiration dans la même oeuvre n’est pas un hasard tant leurs cinémas sont proches. On connaît bien le second – et on en reparlera quand sortira La Bête. On connaît moins bien le premier, franco-autrichien, qui a réalisé en 2017 un documentaire, Brothers of the Night, sur des Roms d’origine bulgare qui appâtent les clients d’un bar gay du centre de Vienne puis en 2020 Si c’était de l’amour sur une troupe de danseurs qui monte un ballet de la chorégraphe Gisèle Vienne.

Les deux partagent le même goût pour un cinéma anti-naturaliste, fassbindérien et esthétisant. Le film de Patric Chiha se déroule quasi exclusivement à l’intérieur d’une boîte de nuit (parisienne ?) qui ressemble au Palace du temps de sa splendeur avec ses dance floors, son escalier, sa balustrade. Les danseurs y sont incroyablement beaux et gracieux. Anais Demoustier est peut-être un chouïa trop sage pour ce rôle vénéneux. Béatrice Dalle qui l’aurait parfaitement interprété trente ans plus tôt y est mieux à sa place dans le rôle d’une physionomiste qui, à l’entrée de la boîte, telle Charon aux entrées des enfers, décide de convoyer les âmes.
Mais c’est Tom Mercier, découvert dans Synonymes de Nadav Lapid qui est particulièrement à contre-emploi, grande gigue molle, habillée comme un sac, aussi à l’aise dans une boîte de nuit que moi sur une patinoire, s’exprimant dans un français hésitant. Sa maladresse, son manque de charme sont autant de boulets que le film, déjà passablement plombant, traîne.

La bande-annonce

Quand les vagues se retirent ★☆☆☆

Le lieutenant Hermes Papauran est considéré comme l’un des plus fins limiers de la police philippine. Mais il est devenu au fil du temps le complice des pratiques arbitraires du gouvernement qui, dans le cadre de sa campagne anti-drogue, multiplie les arrestations et les exécutions arbitraires. Ne supportant plus cette schizophrénie, frappé par un psoriasis généralisé qui le défigure, il décide de quitter la police et de se retirer chez sa sœur au bord de la mer.
Le brigadier Primo Macabantay a jadis formé le jeune Hermes Papauran à l’académie de police. Il est tombé pour ses entorses à la loi et a été arrêté par son élève. Après dix ans de prison, il est relâché. Devenu à moitié fou, sujet à des visions mystiques qui le poussent au crime, il a décidé de retrouver Papauran et de se venger.

Lav Diaz passe, à bon droit, comme l’un des plus importants réalisateurs contemporains. Abonné aux plus grands festivals (Cannes, Venise, Locarno, Berlin), il a développé un style qui lui est propre, même s’il rappelle celui de Apichatpong Weerasethakul ou de Béla Tarr : lenteur revendiquée (on le rattache souvent à l’école du slow cinema), longs plans fixes filmés souvent à distance, usage quasi-systématique du noir et blanc, minimalisme….

Lav Diaz passe pour le réalisateur dont les films sont les plus longs : Death in the Land of Encantos (2007) qui est sorti en France en 2015 mais que je n’ai pas eu le courage d’aller voir dure neuf heures ; Evolution of a Filippino Family (2004) dépasse les dix heures ; From What is Before, Léopard d’or à Locarno en 2014, peut-être son film le plus connu, dure cinq heures et trente-huit minutes.

Avec ses trois heures sept, Quand les vagues se retirent ferait presque figure de court métrage. Au surplus, flirtant avec le polar, il repose sur une trame narrative aisément compréhensible. De là à dire que c’est un film grand public qui maintient tout du long l’audience en haleine, il y a un pas que je ne franchirai pas. Quand les vagues… reste un film incroyablement lent et long qui, comme les précédents films de Lav Diaz, joue sadiquement avec les limites de la résistance du spectateur.

Il constitue certes une critique courageuse de la politique démagogue du president Duterte (2016-2022) qui, au nom de la lutte contre la drogue, a délibérément bafoué tous les droits humains, menant une croisade qui fit dit-on plusieurs dizaines de milliers de morts. Mais cette dimension demeure en arrière-plan, le vrai sujet du film étant la trajectoire de ces deux héros, rongés, au propre comme au figuré, par leur passé. Le film est organisé autour de l’attente de leur rencontre qu’on sait inéluctable. Elle intervient – enfin – à la fin du film et le clôt dans une scène quasi-muette filmée dans un interminable plan fixe évidemment, sur un quai, au bord de la mer.

La bande-annonce