Écrivaine du réel, Marianne Winckler (Juliette Binoche) a quitté Paris pour s’installer à Caen dans un HLM désolant et pour y vivre le temps de quelques mois l’existence d’une chercheuse d’emploi et d’une travailleuse précaire en cachant son projet. Recrutée comme femme de ménage, elle est intégrée aux équipes chargées de l’entretien du ferry qui relie Ouistreham à l’Angleterre.
Florence Aubenas avait raconté en 2010 dans Le Quai d’Ouistreham son expérience de femme de ménage embedded. Ce livre, d’une vibrante humanité, témoignait avec une force rare de l’alinéation sociale, de la vie étriquée de ces femmes de ménage aux horaires impossibles, aux salaires misérables, aux conditions de travail exténuantes, aux vies sans joie et sans avenir.
Ce livre eut un grand succès, tant public que critique. Il réjouit en particulier les bobos parisiens – dont je fais partie plus souvent qu’à mon tour – qui y découvrirent ou feignirent d’y découvrir l’âpreté des conditions de vie dans la France dite périphérique (l’essai de Christophe Guilluy lui est de quatre ans postérieur). il fut mis en onde, sur France Culture évidemment. Il fut adapté au théâtre. La rumeur voudrait que Florence Aubenas n’ait accepté qu’il soit porté à l’écran à la seule condition que la réalisation en soit confiée à Emmanuel Carrère. Las ! L’écrivain à succès racontait dans Le Royaume avoir définitivement tourné la page du cinéma après quelques coups d’essai plus ou moins convaincants (La Moustache, Retour à Kotelnitch). L’anecdote semble trop belle pour être vraie : il se laissa convaincre et après bien des déboires, le film nous arrive enfin sur les écrans.
Il reçoit des critiques assez sévères sur la façon dont y est filmée la précarité sociale. Ces critiques sont pertinentes. Ouistreham est un film naturaliste sans originalité, bien en dessous des films de Dardenne, de Ken Loach ou de Nomadland, coincé entre la dénonciation de conditions de vie exténuantes et l’exaltation de la chaleur qui instille malgré tout la solidarité qui jaillit dans le lumpenprolétariat.
En revanche, Ouistreham devient beaucoup plus intéressant dans son autre dimension, qui n’était qu’à peine esquissée dans le livre, mais que Emmanuel Carrère, qu’elle obsède, creuse : l’imposture. L’auteur de L’Adversaire – consacré, on s’en souvient, à ce faux médecin qui a assassiné sa famille lorsque sa supercherie allait être sur le point d’éclater – interroge la démarche de Florence Aubenas (auquel il donne le nom d’un médecin-écrivain célèbre écrivant sous pseudonyme) et sa légitimité. Une journaliste parisienne a-t-elle le droit de « jouer à la femme de ménage » ? Pourra-t-elle en comprendre l’existence dès lors qu’elle garde toujours la possibilité de suspendre « l’expérience » ? Le mensonge dont elle entoure son « infiltration » n’est-il pas une trahison de la confiance que lui donnent les amis qu’elle se fait sous sa nouvelle identité ?
Ces questions là sont posées à Marianne Winckler par la conseillère de Pôle Emploi qui a découvert son identité. C’est la scène la plus intelligente du film. Dommage que le reste se perde dans du sentimentalisme un peu fade. Jusqu’à un épilogue éclatant de lucidité et d’intelligence qui évite l’écueil de la mièvrerie.