Lucky a quatre vingt dix ans passés. Sa vie solitaire suit chaque jour le même cours paisible : la radio au réveil, quelques mouvements de gymnastique, un verre de lait, une promenade jusqu’au drugstore où l’attendent son café et ses mots croisés, les jeux télévisés puis, au crépuscule, un Bloody Mary au bar du coin en compagnie de quelques vieux amis.
Lucky est un film où il ne se passe rien mais qui n’en dit pas moins. Il ne quitte pas d’une semelle son héros qui arpente sa petite ville selon un circuit bien rodé. Sa vie est réglée comme un coucou suisse. Seule péripétie dans une routine qui semble défier le temps : la tortue de son ami Howard s’est fait la malle. Tout semble figé dans la vie de Lucky, dont la santé insolente se rit des cigarettes qu’il fume à la chaîne. Pourtant la mort est là qu’annonce peut-être un malaise dont Lucky est victime un matin…
Lucky est d’autant plus poignant qu’il a des accents autobiographiques. Harry Dean Stanton en est l’acteur principal. C’est son dernier film qu’il a interprété à quatre vingt dix ans avant de décéder en septembre dernier d’un cancer des poumons (fumer nuit décidément gravement à la santé). Sans doute sa fin de vie fut-elle moins solitaire que celle de son personnage ; mais il y a beaucoup de lui dans ce vétéran de la Seconde guerre mondiale qui jette sur sa vie un dernier regard plein de lucidité et de tendresse.
Car, sous des dehors bourrus, à la Tatie Danielle, Lucky révèle une touchante humanité. Il fait profession de nihilisme : « You are nothing » lance-t-il chaque matin au patron du café qui l’accueille (une phrase que Harry Dean Stanton affectionnait particulièrement). Mais cette philosophie bravache cache mal sa peur de la mort. Une peur qui le tenaille. Et une peur à laquelle il oppose une sérénité résignée. Si la vie n’a aucun sens, si nous sommes tous voués à une mort inéluctable, si notre souvenir disparaîtra dans un oubli imprescriptible, quelle attitude adopter face à cet amer constat ? « You smile » répond-il dans un sourire radieux qui illumine le film et apporte la réponse la plus efficace aux questions les plus métaphysiques.