Chaque année depuis 1990, le Grand Bal de l’Europe réunit à Gennetines dans l’Allier pendant deux semaines des milliers de participants de tous âges et de tous milieux. Durant la journée, ils apprennent en atelier la technique des danses traditionnelles : polka, mazurka, bourrée, gavotte, quadrille… Le soir c’est le grand bal qui les réunit tous dans des virevoltes qui durent jusqu’à l’aube.
Laetitia Carton, une habituée du festival, les a filmés.
Il y aurait eu bien des façons de filmer ce Grand Bal. L’une aurait été d’en raconter l’histoire en interviewant les organisateurs de la manifestation et en questionnant leur entreprise. L’autre aurait été d’en faire la sociologie, afin d’insister sur sa mixité sociale ou au contraire de souligner telle ou telle surreprésentation. Un autre angle d’approche encore, celui de l’héroïsation, aurait été de s’inscrire dans les pas d’un ou deux participants – comme Guillaume Brac l’a fait dans L’Île au trésor pour nous faire découvrir l’Île de loisirs de Cergy-Pontoise.
Le parti pris de Laetitia Carton est plus audacieux. Elle ne s’adresse ni à notre raison ni à notre cœur mais à notre sensualité. Elle choisit de ne rien nous expliquer mais de nous faire ressentir intimement la transe de la danse. Elle y réussit admirablement en plaçant sa caméra au centre de la piste de danse. Depuis ce poste d’observation privilégié, nous sommes immergés dans la danse, noyés dans sa musique, submergés par son mouvement.
Le Grand Bal nous fait partager le sentiment de plénitude, d’épanouissement que ressentent les danseurs. Peu importe leur origine sociale, leur âge, leur sexe et même leur aptitude à la danse, tous semblent atteindre – et nous avec eux – une forme d’extase chamanique.
Le film n’est pas seulement poétique. Il est aussi politique. Car ce Woodstock à l’envers propose une autre relation au corps, au besoin de toucher et d’être touché délesté de toute violence érotique, aux relations entre les sexes, au rapport au temps qui semble se dilater jusqu’au bout de la nuit dans les « bœufs » qui prolongent les bals.
Les images sont accompagnées de la voix off de la réalisatrice qui lit des textes d’une fulgurante beauté. Je lis ici ou là qu’elle serait inutilement démonstrative. Je l’ai trouvée au contraire parfaitement adaptée.
Sans doute, on pourrait reprocher à ce Grand Bal de n’avoir ni début ni fin, de durer un chouïa trop longtemps, en un mot, de tourner en rond comme ses danseurs. Mais la critique serait bien mesquine pour un documentaire si délicat, si souriant, si euphorisant.