J’ai l’habitude de critiquer un film en commençant par en résumer en quelques lignes l’intrigue. Je romprai aujourd’hui avec ce rituel pour des raisons dont je dois m’expliquer.
Music est en effet un film hors normes.
C’est d’abord un film hors normes par la forme. Il est constitué d’une succession de plans quasi-immobiles et quasi-muets : les mouvements de caméra y sont aussi rares que les paroles échangées. Il s’agit souvent de scènes extérieures cadrées en plans très larges – où les personnages sont comme perdus au milieu d’une nature immense et vierge – ou en plans très serrés. Ces plans durent chacun une trentaine de secondes, donnant au film un rythme très lent, presqu’hypnotique.
Cette forme influence le fond. Même s’ils respectent scrupuleusement la chronologie, ces plans successifs racontent une histoire façon puzzle dont on ne comprend d’abord pas grand chose. Le film s’ouvre sur une montagne noyée dans la brume. On voit ensuite un nouveau-né aux pieds enflés que des ambulanciers retrouvent dans une bergerie et confient à une famille d’adoption. Plan suivant : une voiture conduit une bande de jeunes au bord d’une plage déserte où ils se baignent. Un des garçons, prénommé Jon, au physique d’empereur romain (Aliocha Schneider, le frère cadet de Nils), présente des blessures purulentes aux deux pieds qu’il bande soigneusement. Puis une dispute l’oppose à un autre membre du groupe qui a tenté de l’embrasser. Jon le repousse violemment ; le garçon tombe et se tue. En prison, une surveillante, Iro (Agathe Bonitzer), tombe amoureuse de Jon et l’épousera à la fin de sa peine avant de lui faire un (ou deux ?) enfants. Mais Iro connaît bientôt une fin tragique.
Des films incompréhensibles, j’en ai vu treize à la douzaine. Et mes lecteurs fidèles m’ont suffisamment entendu pester contre leur manque de lisibilité pour savoir que je ne les porte pas en haute estime. Mais ici, très étrangement, l’incompréhension devient un atout. On ne comprend pas grand-chose à Music (à commencer jusqu’au dernier quart du film par son titre)… mais on en comprend suffisamment pour avoir envie d’en comprendre davantage. Devant chaque plan, aussi catatonique soit-il – jusqu’au tout dernier dont je garderai un souvenir transporté – on cherche un détail qui pourrait nous éclairer sur le sens de l’intrigue… et souvent on le trouve.
À la sortie de la séance, on se regarde encore interloqué entre spectateurs (on n’était pas très nombreux hier soir à 22h au Saint-André des Arts) et on partage nos interrogations et nos vaines tentatives de réponse. Il faut être un brillant helléniste – comme ma voisine – pour savoir qu’Oedipe signifie « celui qui a les pieds enflés » et donc pour reconnaître Jon en lui. On sait qu’il a tué son père, épousé sa mère et qu’il s’est crevé les yeux en apprenant son infamie. Et on essaie avec ces éléments épars de reconstituer le puzzle d’un film qu’on serait presque sur le point d’aller revoir une seconde fois, tant il a suscité en nous de questions sans réponse, pour en comprendre le sens et se laisser une fois encore happer par l’ensorcelante séduction.