Laure Poitras, documentariste engagée, qui décrivit les conditions de vie en Irak sous occupation américaine (My Country, my country), enquêta à Guantanamo (The Oath) et défendit Snowden (Citizenfour) consacre son dernier documentaire à la grande photographe Nan Goldin.
Toute la beauté et le sang versé a un titre poétique en diable (j’ai cherché sans succès son origine chez les grands poètes du XIXème siècle). Il emprunte à une ligne du journal de Barbara, la sœur lesbienne de Nan, dont le suicide à dix-huit ans a durablement traumatisé sa cadette.
Ce documentaire tisse deux histoires. La première est celle de la vie et de l’oeuvre de l’artiste, née dans une famille dysfonctionnelle du Massachusetts dont elle réussit à s’enfuir à quatorze ans à peine pour plonger dans l’Underground new-yorkais. Les photos violentes et crues qu’elle y prend la rendent vite célèbre au point d’être exposée aujourd’hui dans les musées et les galeries les plus prestigieuses au monde.
La seconde est la croisade dont Nan Goldin a pris la tête contre la famille Sackler et la compagnie pharmaceutique Purdue qui a fabriqué et commercialisé dans les 90ies l’OxyContin, un opioïde qui, sous couvert de soigner la douleur, a provoqué chez ses consommateurs des addictions parfois létales. En particulier, Nan Goldin et l’association PAIN (Prescription Addiction Intervention Now) qu’elle a fondée ont milité pour que les grands musées tels que le Guggenheim, le Met, la National Gallery de Londres ou le Louvre, refusent les dons de la famille Sackler et débaptisent les salles auxquelles ils avaient donné son nom.
Nan Goldin avoue ressentir de la « haine » pour la famille Sackler. Un tel sentiment a-t-il sa place dans l’action politique ? N’est-il pas de nature à altérer l’objectivité qu’elle devrait toujours conserver ? Pour autant, la saine colère qui l’anime et qui l’animait déjà dans les 80ies lors de son engagement auprès de ActUp dont PAIN reproduit les modalités d’action non violentes – notamment les die-ins – force l’admiration.
Une réserve toutefois : pourquoi se focaliser sur les musées qui avaient accepté les dons de la famille Sackler ? Une fois que ces dons auront été refusés, qu’adviendra-t-il de l’argent des Sackler ? Ou, pour le dire autrement, pourquoi ne pas se focaliser sur le déréférencement de l’OxyContin, l’indemnisation des usagers de cette molécule, les poursuites pénales diligentées contre la famille Sackler plutôt que sur l’usage philanthropique qu’elle a fait des bénéfices tirés de la commercialisation de cet opioïde ?
On peut imaginer que le choix que fait Nan Godin de s’attaquer aux Sackler via les musées qui ont reçus de l’argent de leur part est, outre un choix éthique, un choix stratégique : collectionnée elle-même dans ces institutions, elle s’engage comme artiste connue et valorisée à dénoncer cet “argent de la mort “ qui sert aussi à acquérir des œuvres, dont potentiellement les siennes. Elle dit dans le film que les musées qui ont ses œuvres risquent de ne plus l’exposer elle-même, et c’est donc un risque réel fort, avec une portée symbolique très forte. Elle est d’abord artiste dans sa lutte, et on voit que l’angle d’attaque choisit a des résultats retentissants assez rapides et entraine l’opprobre sur la famille Sackler. Peut alors s’ensuivre le procès qui révèle publiquement que la famille connaissait les conséquences addictives et mortelles du produit, et le déferencement du médicament, l’indemnisation des victimes…
Vous n’avez pas tort…