Le « pape du documentaire » a posé sa caméra dans la maison Troisgros à Roanne, le plus vieux restaurant trois étoiles Michelin de France. Quatre générations de chefs s’y sont succédées. Ce temple de la gastronomie française a été fondé en 1930 par Jean-Baptiste et Marie Troisgros en face de la gare de Roanne. Leurs deux fils, Jean et Pierre en ont pris la tête dans les 50ies et y ont conquis leurs étoiles. C’est leur petit-fils, Michel qui le dirige aujourd’hui après en avoir déménagé le fonds en 2017 pour s’installer à Ouches, à quelques kilomètres de Roanne, dans un splendide domaine ouvert sur les champs du Forez. Son fils aîné, César, le seconde ; son fils cadet, Léo, tient les rênes du domaine du Colombier, un autre établissement de la maison Troisgros, dans le Brionnais.
Toujours vert, à quatre-vingt-dix ans passés, Frederick Wiseman ne change rien à la méthode qu’il utilise depuis plus de cinquante ans. Il choisit une institution : un asile psychiatrique dans le Massachussetts (Titicut Follies, 1967), un centre d’aide sociale à Manhattan (Welfare, 1975), le ballet de l’Opéra de Paris (La Danse, 2009), la bibliothèque publique de New York (Ex Libris, 2017), la mairie de Boston (City Hall, 2020)… Avec une équipe très légère, il y accumule des dizaines d’heures de tournage dont il conserve une infime partie au montage qui dure de longs mois. Aucune interview, aucune voix off, aucun sous-titre ni carton explicatif, aucune musique n’est ajouté.
La méthode a un atout : elle est profondément immersive. Elle nous fait pénétrer au cœur des institutions, réalisant le vœu qu’on a souvent fait en sachant sa réalisation impossible : « j’aurais aimé être une mouche pour…. ». Comme une mouche invisible, le spectateur accompagne les Troisgros au marché pour y acheter leurs produits, chez leurs fournisseurs, des éleveurs, des affineurs, des viticulteurs et même un apiculteur, dans leur cuisine pour l’amoureuse préparation de leurs menus à la tête de leur brigade affairée, dans la salle à la rencontre de leurs clients (que j’ai trouvé bien débraillés, me faisant de la clientèle d’un trois étoiles une image plus élégante, ce qui est sans le doute le signe de mon snobisme et/ou de mon complexe de classe).
Un conseil : ne pas aller voir ces Menus-Plaisirs, un titre délicieusement ambivalent, le ventre vide au risque de transformer les quatre heures qu’il dure en longue torture affamante. Car, c’est une marque de fabrique de Wiseman, ce documentaire est obèse. Cette durée se justifie-t-elle ? Wiseman en aurait-il moins dit, aurait-il été moins efficace, si son documentaire avait été réduit de moitié ?
C’est bien sûr le principal reproche que l’on peut adresser à cette expérience exigeante. Ce n’est pas le seul. L’autre, plus essentiel encore, vise la méthode même de Wiseman. Son refus obstiné de toute explication laisse en suspens de trop nombreuses questions. Quelle est l’histoire de la maison Troisgros (pour la présenter au début de cette critique, j’ai dû aller fureter sur Internet) ? Comment les étoiles Michelin ont-elles été acquises et surtout conservées ? Quelle place la famille Troisgros occupe-t-elle dans la gastronomie française, par rapport notamment au « Pape » Bocuse, à Lyon si proche, ou aux grands noms de la Nouvelle Cuisine ? Que leur inspirent les trajectoires des Robuchon, des Ducasse, des Alléno qui s’internationalisent et accumulent les étoiles à la pelle dans toutes leurs succursales ? Que pensent-ils de la vogue récente de la gastronomie et de l’engouement médiatique suscité par Top Chef et par ses multiples succédanés ? Comment ont-ils traversé la crise du Covid ? Autant de questions qui, par la faute d’une méthode trop austère, restent sans réponses.