La Base ★☆☆☆

Vadim Dumesh est un jeune documentariste qui a grandi en Lettonie et qui s’est formé en Israël avant de s’installer en France. Il a posé sa caméra dans la base arrière taxi (BAT) de l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle. Il a lui-même tourné quelques images, mais il a surtout demandé à plusieurs chauffeurs de taxis de filmer eux-mêmes leurs quotidiens avec leur téléphone portable. Pendant le tournage, l’ancienne base a fermé et les chauffeurs ont déménagé vers un nouveau lieu, plus fonctionnel, mais moins chaleureux.

Vadim Dumesh s’est emparé d’un sujet passionnant. Qui sont les centaines de taxis parisiens qui, chaque jour, accueillent à Roissy les touristes étrangers qui y atterrissent ? Que font-ils durant la longue attente à laquelle ils sont contraints entre deux courses ?

Comme c’est hélas souvent le cas dans le documentaire aujourd’hui, chez Wiseman comme chez Philibert, aucune explication n’accompagne La Base. Aucune voix off, aucun carton, aucun diagramme ne vient éclairer l’organisation des taxis à Roissy. La règle, d’airain, s’applique : les images et les paroles sont les seules sources d’information mises à la disposition du spectateur.

Lors de la projection débat à laquelle j’ai eu la chance d’assister, les questions ont fusé précisément sur l’organisation de la profession. Vadim Dumesh, ouvert et souriant, y a volontiers répondu, aidé par plusieurs chauffeurs présents dans la salle et parfois acteurs du film – ainsi de Nicolas et de ses improbables cravates. Face à tant d’interrogations frustrées, Vadim Dumesh s’est défendu : son film, a-t-il dit, n’avait pas pour objet de décrire l’organisation des taxis à Roissy mais de montrer comment une profession s’était saisie d’un lieu – la base – et d’un moment – l’attente entre deux courses – pour en faire « quelque chose » : un temps de repos, de détente, d’échanges, de socialisation pour des professionnels condamnés à un emploi très solitaire.

L’argument est recevable ; mais il n’est qu’en partie fondé. La Base fait naître bien des questions auxquelles le seul visionnage du film, si on n’a pas la chance de bénéficier du débat qui le suit, ne fournit pas les réponses. Sans doute est-il intéressant de voir comment les chauffeurs s’approprient ce lieu, mais il l’est plus encore d’en comprendre l’origine et l’économie.

Faute de nous fournir cet arrière-plan, La Base se réduit à une succession de scènes mal filmées, sans queue ni tête, dont le seul fil directeur serait le déménagement de l’ancienne base à la nouvelle, et les seuls repères quelques figures cosmopolites hautes en couleurs : Jean-Jacques, le patriarche, Ahmad et Madame Vong, une des rares femmes du lieu (la profession compte 5 % seulement de femmes).

La bande-annonce

Love Lies Bleeding ★★☆☆

Lou (Kristen Stewart) gère une salle de sports dans une banlieue sans âme d’Albuquerque au Nouveau-Mexique où débarque un beau jour de 1989 Jackie (Katy O’Brian), SDF bodybuildeuse en quête de célébrité. Entre les deux femmes, c’est le coup de foudre. Mais les histoires de famille de Lou – un père chef de gang, une sœur battue par son mari – vont aspirer les deux femmes dans une spirale de violence.

Love Lies Bleeding est un produit délicieusement attirant. Son interdiction aux moins de douze ans en accroît le charme vénéneux. Il emprunte à plusieurs sources. La filiation la plus clairement revendiquée, qu’il s’agisse de l’époque du film ou de son affiche, est bien entendu Thelma et Louise. Les thrillers lesbiens sont en train de devenir un genre en soi, comme le montre le dernier film du frère Coen (au singulier !), Drive-Away Dolls. C’est aussi aux frères Coen (au pluriel) qu’on pense et à tous les films qui se déroulent dans une Amérique redneck, avec des personnages trumpiens à souhait, fans de la gâchette, et des cadavres qui débordent des placards, depuis Fargo et Pulp Fiction jusqu’au tout récent LaRoy en attendant avec impatience le prochain Lanthimos, Kinds of Kindness. Et Love Lies Bleeding contient beaucoup d’autres références, qui font la joie du cinéphile et/ou du fétichiste : Wonder Woman, Hulk, L’Attaque de la femme de 50 pieds, Pumping Iron

Love Lies Bleeding campe de sacrés personnages. Dans le rôle de Lou, Kristen Stewart a l’humilité de s’effacer derrière sa partenaire interprétée par l’étonnante Katy O’Brian. Ed Harris y démontre, si besoin en était, une fois encore son immense talent avec une perruque déconcertante. Le scénario bien huilé de Love Lies Bleeding nous tient en haleine pendant toute la durée du film, à condition d’en accepter les invraisemblances.

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Tehachapi ★☆☆☆

En 2019, JR est parti à Tehachapi, à deux heures de Los Angeles, travailler avec une trentaine de prisonniers d’un quartier de haute sécurité d’un pénitencier d’Etat à la réalisation, dans la cour de leur établissement, d’un immense collage d’une photographie les représentant en contre-plongée.

JR est un plasticien désormais célèbre qui a réussi à inventer une marque de fabrique mondialement connue. Il plaque dans des lieux emblématiques, la Cour du Louvre, une favela de Rio de Janeiro, le Panthéon, le mur de séparation entre Israël et la Palestine, des photographies géantes.

Après Visages, Villages, co-réalisé avec Agnès Varda en 2017, JR nous amène loin de l’hexagone, dans un milieu hyper-référencé, celui des prisons américaines. Les condamnés qu’il y rencontre y servent de longues peines pour des crimes dont on ne saura rien, mais dont on devine sans peine la gravité. Leur mine est patibulaire, leur corps recouvert de tatouages, souvent inquiétants. L’un d’entre eux, Kevin, porte même une croix gammée sur la joue.

Le documentaire de JR transpire la bienveillance, au point de frôler le trop-plein. Tout le monde y est beau, tout le monde y est gentil. Le premier, c’est JR lui-même qui se donne le beau rôle, même s’il reste sagement caché derrière ses lunettes et sous son chapeau. Mais les vrais héros, ce sont ces prisonniers repentants, écrasés par un système judiciaire et pénitentiaire qui les a condamnés à des peines disproportionnées, et qui, au bout de longues années, n’aspirent qu’à une seule chose : sortir de Tehachapi et retrouver une vie normale. Comme de bien entendu, le projet artistique de JR va les y aider.

Je n’aime pas le rôle que j’endosse, celui du scrogneugneu qui trouve à redire à cette noble entreprise, débordante d’humanité. Pour autant, je serais fort hypocrite si je l’encensais sans réserve. Certes, la démarche de JR est noble et belle. Il y a une admirable vertu à chercher en chaque homme (désolé ! il n’y a pas de femmes à Tehachapi !) ce qu’il y a de bon en lui, en dépit des crimes commis. Mais il y a dans ce documentaire un manque si déconcertant de contre-point que son propos, admirable, finit par perdre de sa force.

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C’est pas moi ★★★☆

« Il se trouve, chose assez rare, que le distributeur Les Films du losange nous propose d’aller découvrir un film de quarante et une minutes et dix-neuf secondes dans lequel Carax – qui n’a rien fait pour le mettre en conformité avec la durée d’une séance – bricole cette chose à la fois bâtarde et ourlée, ouvertement intime, qui, ordinaire caraxien, saigne et rit en même temps. » Cette phrase, de Jacques Mandelbaum, dans Le Monde, compte parmi les plus élégamment tournées, les plus intelligentes, les plus synthétiques que j’aie jamais lues pour présenter et résumer un film. Je me damnerais pour être capable d’en écrire d’aussi belles. J’ai bien failli me borner à la recopier ; car tout ce que j’y ajouterai sera un vain bavardage.

Que rajouter sinon quelques éléments de contexte sur Alex Dupont, alias Leos Carax, figure mystérieuse du cinéma français, mélange de Rimbaud et de Godard, qui déboule dans le cinéma à vingt-quatre ans à peine, signe deux films d’une éclatante jeunesse (Boy Meets Girl et Mauvais Sang), manque entraîner toute l’industrie dans une faillite industrielle avec Les Amants du Pont-Neuf, ne réussit pas à rebondir avec Pola X, et finit, la cinquantaine bien entamée par signer deux films aussi beaux que déroutants qui lui valent une admiration révérencieuse : Holy Motors et Annette.

Le Musée Georges-Pompidou lui a passé commande d’une exposition, qui ne s’est jamais montée, en lui posant une unique question : « Où en êtes-vous, Leos Carax ? ». Avec une étonnante franchise, le réalisateur y répond avec ce moyen métrage hors normes, une autobiographie constituée quasi exclusivement d’images d’archives, de vieilles photos, d’extraits de ses films…

Ce patchwork aurait pu tourner au clip vidéo narcissique. Grâce au génie de Carax – car je lui reconnais volontiers une forme de génie même si je ne le place pas au panthéon de mes auteurs préférés – le piège est évité. L’ensemble est noyé dans une musique omniprésente. Elle pourrait être envahissante si elle n’était pas aussi excellente : Benjamin Britten, Maurice Ravel, Barbara, Miles Davis, Nina Simone, David Bowie bien sûr (dont Zaho de Sagazan vient de reprendre Modern Love durant la cérémonie d’ouverture d’un Cannes pâmé) et les Sparks qui ont signé la B.O. de Annette.

C’est pas moi est frappé au sceau de la nostalgie, une corde à laquelle je suis hyper-sensible. On y retrouve Juliette Binoche et Denis Lavant, le double fictionnel de Carax, quarante plus tôt, les traits encore à peine sortis de l’enfance, débordant d’énergie juvénile. Je ne suis plus sûr d’avoir aimé Mauvais Sang ; je sais que je n’ai pas aimé Annette ; mais j’adore l’idée qu’existe un réalisateur comme Leos Carax capable, sa vie durant, de vivre aussi entièrement son art et de tourner des films aussi originaux.

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Paradis Paris ★★☆☆

Une dizaine de personnages se croisent à Paris : un vieux producteur d’une émission de télé à succès (André Dussollier), un jeune maquilleur gay, un cascadeur professionnel, une diva dont les journaux annoncent par erreur le décès (Monica Bellucci) et sa femme de ménage, une ado traumatisée par la diffusion d’une sextape, un veuf inconsolable (Alex Lutz), un flic taiseux (Roschdy Zem)….

Marjane Satrapi, l’auteur de l’irrésistible Persépolis, une bande dessinée puis un film d’animation qui ont marqué leur époque, poursuit cahin-caha sa carrière sans jamais être parvenue à retrouver l’inspiration de ses débuts. Elle livre ici un film déroutant, qui a divisé la critique et n’a pas réussi à trouver son public. Deux semaines après sa sortie, il a quasiment disparu des écrans. Je me demande d’ailleurs si c’est un ratage total ou au contraire une sympathique bizarrerie.

Il s’inspire directement des films à sketches italiens, qui furent à la mode dans les années soixante. Quelques décennies plus tard, Danièle Thompson s’employait encore sans grand succès d’en filmer de pâles succédanés (Fauteuils d’orchestre). Pour éviter l’accumulation d’histoires indépendantes, le scénario de Paradis Paris essaie assez malignement, même si son écriture tourne vite au procédé, de les lier entre elles.

Le problème des films à sketches est que certains sont plus réussis que d’autres… et que d’autres le sont beaucoup moins que certains. Ici par exemple, on peut trouver fort drôle l’autodérision avec laquelle Monica Bellucci joue une diva jadis renommée aujourd’hui oubliée du public dont la mort n’est guère saluée que par quelques brefs entrefilets dans la presse. André Dussollier est beaucoup plus prévisible dans le rôle d’une vieille star du petit écran à laquelle on diagnostique une maladie incurable. Le rôle de Roschdy Zem n’a aucune épaisseur, un vrai gâchis quand on connaît le talent de cet acteur – et l’admiration que je lui voue.
Celui qui m’a le plus touché, en deux ou trois scènes à peine est Alex Lutz, décidément excellent dans tous les registres.

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The Bikeriders ★★★☆

Kathy (Jodie Comer) raconte son histoire : comment elle a rencontré Benny (Austin Butler), un chien fou, membre d’un club de motards, les Vandals, dirigé par Johnny (Tom Hardy), comment elle en est tombée follement amoureuse et s’est immédiatement mariée avec lui, quelle vie ils ont menée ensemble tandis que les Vandals évoluaient pour le meilleur et pour le pire.

Jeff Nichols revient. On n’avait plus vu ce réalisateur prometteur (Take Shelters, Mud, Loving, Midnight Special…) depuis plus de huit ans. Il choisit d’adapter un célèbre album de photographies publié en 1968 par Danny Lyon qui s’était immergé pendant quatre années dans un groupe de motards, les Outlaws de Chicago et y avait pris des clichés iconiques.

Plane sur The Bikeriders la double ombre tutélaire de L’Equipée sauvage et de Easy Rider, auxquels d’ailleurs il adresse deux clins d’oeil obligés. Comme eux, The Bikeriders raconte la vie d’une bande de motards. Nous sommes dans le Midwest, près de Chicago, dans les années soixante.

The Bikeriders vaut surtout par ses personnages. L’action nous est racontée par les yeux de Kathy, introduisant un peu de female gaze dans une histoire masculine à 100 %. On pourrait penser que son héros  est l’amoureux de Kathy, Benny, mélange sexy en diable de James Dean et de Brad Pitt. Mais Tom Hardy réussit à lui voler la vedette. Je suis un fan inconditionnel de cet acteur qu’on voit depuis plus de vingt ans dans tellement de grands films (Inception, The Dark Knight Rises, The Revenant, Dunkerque….) mais qui n’a pas encore décroché les récompenses et le statut de star qu’il mérite amplement. Il est magnétique ici, dans le rôle mutique du chef de bande, dont on se demande tout du long si c’est un psychopathe égocentrique ou un leader charismatique.
L’entourent des gueules impossibles de losers magnifiques, qui sentent la transpiration et l’huile de moteur. parmi eux on reconnaît Michael Shannon, l’acteur fétiche de Jeff Nichols qui a joué dans tous ses films. Il interprète ici Zepco, un improbable Letton qui, avec un accent à couper au couteau, profère quelques aphorismes définitifs.

The Bikeriders aurait pu se borner à décrire cette galerie de personnages hauts en couleur. Mais il n’oublie pas de raconter une histoire. L’histoire a pour toile de fond l’Amérique profonde à la fin des années soixante, la guerre du Vietnam et ses soldats perdus qui en reviennent déconstruits, la montée de la violence, de la consommation des drogues les plus diverses, de la dérive des clubs de motards vers le banditisme…. Johnny, le chef des Vandals, en est, je l’ai dit, la figure principale. Mais j’en ai déjà trop dit….

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Le Passager de la pluie (1970) ☆☆☆☆

Mélie (Marlène Jobert) est l’épouse d’un pilote de ligne. Une nuit qu’elle passe seule dans sa grande maison isolée au bord de la Méditerranée, elle est violée par un inconnu de passage, qu’elle avait vu l’après-midi descendre de l’autobus de Marseille sous la pluie. Elle réussit à tuer son agresseur de deux balles de chevrotine et à se débarrasser de son cadavre dans une crique voisine.
Le lendemain, un mystérieux Américain (Charles Bronson) se présente à elle. Il veut lui faire admettre le crime qu’elle a commis. la police elle aussi commence à enquêter. Mélie ne veut rien avouer.

Le Passager de la pluie a été tourné à la fin des années 60 dans la presqu’île de Giens – que le Toulonnais que je suis identifie avec nostalgie. Son réalisateur, René Clément, était une institution du cinéma français : l’auteur de La Bataille du rail, de Jeux interdits et de Paris brûle-t-il, bizarrement, à la fin de la carrière allait se convertir au polar. Le scénariste, Sébastien Japrisot, écrivait à l’époque à la chaîne des polars sacrément bien troussés pour le cinéma : Compartiment Tueurs, Piège pour Cendrillon, Adieu l’ami, La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil… Sa popularité culminerait avec L’Eté meurtrier et Un long dimanche de fiançailles l’un et l’autre adaptés au cinéma avec le succès que l’on sait.

J’ai trouvé ce film furieusement démodé. Son sexisme décomplexé hystériserait Sandrine Rousseau. La musique de Francis Lai, qui accompagnait la quasi-totalité des films de l’époque comme aujourd’hui celle d’Alexandre Desplat ou de Hans Zimmer, est insupportable. Mais l’est plus encore l’interprétation des deux acteurs principaux. On se demande s’ils avaient reçu des instructions en ce sens, ou s’ils se laissent aller à leurs penchants : Charles Bronson ânonne un Français hésitant avec un demi-sourire de faux dur tandis que Marlène Jobert multiplie les minauderies de petite fille.

L’intrigue du Passager de la pluie est passablement déroutante. On connaît dès le départ le double crime – le viol et l’assassinat – et leurs deux auteurs. Aussi, l’histoire, qui se réduit au jeu du chat et de la souris auquel se livre le personnage interprété par Charles Bronson, ne devient-elle vite qu’un prétexte, un MacGuffin – le mot est même utilisé à la fin du film. Prétexte à quoi ? Je me le demande encore.

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No Pasàran (2003) ★★☆☆ / Le Temps du voyage ★☆☆☆

À l’occasion de la sortie en salles du Temps du voyage, plusieurs cinémas parisiens (Le Grand Action mercredi 8 mai, Le Saint-André des Arts samedi 11) ont programmé une double projection-débat, en présence de Henri-François Imbert, de deux de ses documentaires, réalisés à vingt ans de distance.

J’ai beaucoup aimé No Pasaràn, que j’avais raté en octobre 2003. Son titre pourrait laisser augurer une histoire des Républicains espagnols, dont on aura reconnu le slogan, opposé sans succès hélas à l’avancée des troupes franquistes. Il s’agit plutôt de l’histoire de leur exil en France. L’idée en a germé chez le jeune Henri-François Imbert en découvrant six cartes postales chez ses grands-parents maternels, émigrés espagnols. Elles montraient des réfugiés franchissant la frontière au Perthus et parqués dans des camps de concentration – l’expression n’avait pas encore reçu la sinistre connotation dont les camps nazis allaient la lester à jamais.

Excité par cette découverte, Henri-François Imbert est parti à la recherche des autres cartes postales constituant ce lot. Le documentaire raconte en voix off cette quête, longtemps frustrante, émaillée de découvertes et de rencontres. À chaque carte postale découverte, c’est un nouvel élément du puzzle qui est retrouvé. On y comprend l’infâmie commise par le gouvernement français de l’époque : au nom de la neutralité, emprisonner les Républicains espagnols, aussi bien civils que militaires, dans des camps de rétention, leur confisquer leurs effets (et ne jamais les leur restituer), séparer les hommes de leurs femmes et de leurs enfants, déplacer les camps des Pyrénées-Orientales (Argelès, Saint-Cyprien, Le Barcarès) où la crainte naît que leurs occupants encouragent le sécessionnisme catalan, vers l’Aude (Bram) et l’Hérault (Agde).

J’ai beaucoup moins aimé Le Temps du voyage que j’ai vu dans la foulée. La raison en est que j’escomptais une suite à No pasaràn, sur l’internement des Tziganes pendant la Seconde guerre mondiale en France. Henri-François Imbert en fait son point de départ mais s’en désintéresse bien vite pour se focaliser sur la situation contemporaine de la communauté tzigane.

Il y aurait eu beaucoup de choses à dire à ce sujet, à commencer par éclairer une question étymologique : faut-il parler des Roms, des Tziganes, des Gitans, des Manouches ? Quelle est leur histoire ? Quelle est leur répartition sur le territoire national ? Parlent-ils tous la même langue ? Pratiquent-ils la même religion ? Partagent-ils la même culture ? Se sont-ils sédentarisés ? intégrés ?

Le Temps du voyage, qui avait commencé au camp d’internement de Jargeau dans le Loiret sur les traces d’Eugène Daumas, le président de l’UFAT (Union française des associations tziganes) qui a milité avec succès pour l’abolition du livret de circulation des Tziganes, délaisse ce fil-là, pourtant passionnant, pour un autre. Dans sa seconde moitié, renonçant à faire oeuvre d’historien et de sociologue, Henri-François Imbert se contente paresseusement de suivre Thierry Patrac, un fils de Gitan sédentarisé à Agde, qui travaille dans la musique et l’animation culturelle. Il s’englue dans le portrait sans intérêt d’une famille tzigane qui a réussi son intégration sans renoncer à son identité.

La bande-annonce du Temps du voyage

Semaine sainte ★★☆☆

Leiba, un aubergiste juif, est en conflit avec Gheorghe, son employé paresseux et alcoolique. Il le licencie mais Gheorghe promet de se venger. Le village, gangréné par l’antisémitisme, se ligue vite contre l’aubergiste et menace sa famille.

Aucune indication de lieu ni d’époque ne nous est fournie. Mais on devine qu’on est au début du XXième siècle dans la campagne roumaine (dans le delta du Danube peut-être). On pense aussitôt à Shttl, qui se déroulait presque à la même époque, presque au même endroit et qui racontait presque la même histoire. Il s’agit dans ces deux films d’évoquer l’antisémitisme qui a dressé les goys contre les Juifs dans l’est de l’Europe, avec, chez le spectateur contemporain, la prescience du génocide nazi à venir qui rayera cette communauté de la carte.

La mise en scène de Semaine sainte est déroutante. Contrairement à la tendance actuelle du cinéma à filmer de longs plans-séquences où la caméra tourbillonne au milieu du décor – comme c’était par exemple le cas dans Shttl – Andrei Cohn préfère l’immobilité des plans fixes. Ces plans sont savamment composés, comme le montre l’affiche du film. Selon qu’on y regarde l’avant-plan ou l’arrière-plan, on y lit deux histoires différentes.

Au-delà de la composition des plans, le plus déroutant dans Semaine sainte est son montage. Andrei Cohn pratique l’art de l’ellipse. L’essentiel de l’action se déroule entre les plans. L’exercice sollicite le spectateur qui doit rester sur le qui-vive. Le défi est exigeant, dans un film qui s’étire sur plus de deux heures. Ainsi des trois plans qui clôturent le film. J’ai mis longtemps à en comprendre la signification dont je ne suis encore pas tout à fait certain.

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Notre monde ★☆☆☆

Zoé et Volta sont deux cousines qui ont grandi ensemble au Kosovo, un pays qui, en 2007, panse les plaies d’une guerre civile qui a décimé la population et cherche encore son indépendance qu’il n’acquerra qu’un an plus tard. Fuyant le destin tout tracé qui les attend dans leur petit village, les deux jeunes femmes partent à Pristina et s’inscrivent à la fac. Mais elles déchantent bien vite devant le manque d’intérêt des cours et l’absentéisme endémique de leurs enseignants.

Deux ans après La Colline où rugissent les lionnes, la jeune réalisatrice franco-kosovare Luàna Bajrami signe déjà son deuxième film. Comme le premier, il se déroule au Kosovo et en montre une « génération oubliée » ou qui se vit ainsi, sans formation, sans perspectives d’avenir sinon celle de l’exil.

Notre monde est un bien joli titre qui joue sur la paronymie Notre monde/Un autre monde. Il se déroule en 2007 et a l’ambition revendiquée d’évoquer en arrière-plan la naissance du Kosovo indépendant qui aura lieu en mars 2008. Telle était la démarche d’un film serbe sorti il y a quelques mois à peine, Lost Country, dont j’ai tardé à publier la critique : son action se déroulait en 1996 et son héros était un adolescent dont la mère était la porte-parole du parti présidé par Slobodan Milosevic, l’autocrate serbe.

Ici hélas, l’arrière-plan politique est à peine ébauché. De la guerre au Kosovo, de la longue marche vers l’indépendance, de sa proclamation, on ne verra rien sinon quelques images d’archives en ouverture du film. Et on apprendra moins encore si tant est qu’on eût pu l’escompter.

Mais il y a pire. Après une première partie prometteuse durant laquelle Zoé et Volta quittent leur village et s’installent dans la capitale kosovare, la seconde partie s’enlise dans une chronique sans enjeu de leur vie universitaire. Entre les sit-in à la fac, les bières et les fumettes partagées avec leurs nouveaux amis, Volta tombe amoureuse d’un garçon qui trempe dans des trafics louches et Zoé se laisse attirer par l’argent facile pour se produire dans une boîte à soldats. Cette chronique convenue d’une jeunesse désabusée a un parfum de déjà-vu.

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