Ce film espagnol raconte une histoire vraie : l’imposture d’Enric Marco (1921-2022), un garagiste catalan, qui prétendit avoir été déporté à Flossenburg, un camp de concentration allemand pendant la Seconde guerre mondiale, et qui présida même l’association des déportés espagnols mais qui fut démasqué par les travaux d’un historien opiniâtre, Benito Bermejo. Marco avait émigré volontairement en Allemagne en 1941 pour y travailler dans l’industrie d’armement et, s’il fut emprisonné à Kiel pour un crime de droit commun, ne connut jamais la déportation. La révélation de sa supercherie en 2005 fit scandale et inspira à l’écrivain catalan Javier Cercas un best-seller, L’Imposteur.
Les deux réalisateurs ont hésité sur la forme de leur film. Ils avaient même commencé un documentaire en interviewant Enric Marco et ont finalement opté pour la fiction confiant au grand acteur espagnol Eduard Fernandez (Truman, L’Homme aux mille visages, Lettre à Franco) le rôle de Marco.
Ils auraient pu laisser planer le doute : Marco a-t-il oui ou non été déporté à Flossenburg ? Mais, dès le début du film, ce suspens là est levé : on sait dès la première image que Marco ment et essaie à tout prix de dissimuler la vérité. Le film choisit un autre suspens : l’inévitable révélation de la supercherie de Marco qui risque de percuter la commémoration du soixantième anniversaire du camp de Mauthausen en mai 2005 à l’occasion duquel Marco doit prononcer un discours et auquel le premier ministre espagnol doit participer. Deux autres fils sont tendus grâce à une série de flashbacks : comment Marco s’est-il lentement enfoncé dans son mensonge ? et comment réagit-il à la dénonciation de son imposture ?
La figure de l’imposteur est une figure éminemment romanesque. On pense à Jean-Claude Romand, faux médecin à l’OMS, qui inspira à Emmanuel Carrère son chef d’oeuvre, L’Adversaire, et pas moins de deux adaptations cinématographiques, L’Emploi du temps de Laurent Cantet et L’Adversaire de Nicole Garcia (avec Daniel Auteuil). On pense aussi à cette mythomane qui prétendit avoir été victime de l’attentat du Bataclan qui inspira deux livres, l’un de Constance Rivière, l’autre d’Alexandre Kauffmann dont fut tirée la série avec Laure Calamy, Une amie dévouée. On pense enfin à l’incroyable Dom Juan polygame brésilien traqué jusqu’en Pologne par Sonia Kronlund, L’Homme aux 1000 visages (à ne pas confondre avec le film espagnol homonyme de 2017 précité avec Eduard Fernandez). Les deux dimensions symétriques de ces histoires vraies nous fascinent et nous glacent : comment l’imposteur a-t-il réussi à mentir tout ce temps ? comment ses proches se sont-ils aveuglés aussi longtemps ?
À l’heure de la post-vérité et des fake news, la figure de l’imposteur nous fascine d’autant plus qu’elle nous séduit. Car, Enric Marco comme Milli Vanilli (ce boys band du début des années 90 devenu célèbre pour des chansons qu’il n’interprétait pas) est séduisant. Ses témoignages sur son expérience des camps de la mort ont ému des milliers de collégiens. Et le miroir qu’il nous tend sur notre crédibilité nous fragilise : qu’importe au fond, nous dit-il, que j’aie vraiment été incarcéré dans un camp dès lors que le récit que j’en fais est convaincant ?