En nous ★☆☆☆

Dix ans après Nous, Princesses de Clèves, le documentariste Régis Sauder (Retour à Forbach, J’ai aimé vivre là…) retrouve les bacheliers qu’il avait filmés. Que sont-ils devenus ? Comment sont-ils sortis de l’adolescence ? Comment sont-ils entrés dans l’âge adulte ? Leurs rêves se sont-ils réalisés ou se sont-ils fracassés contre le mur de la réalité ?

Sur le papier, le projet de Régis Sauder était séduisant. Nous, princesse de Clèves, filmé en réaction aux propos à l’emporte-pièce du candidat Sarkozy – qui s’était interrogé sur l’opportunité d’interroger des candidats à un concours administratif sur le roman de Mme de Lafayette – nous introduisait à des personnages si attachants que nous brûlions d’envie de connaître leurs destins. Et ces devenirs entremêlés pouvaient potentiellement nous renseigner sur la capacité – ou l’incapacité – de la jeunesse à se faire une place dans notre société, mais aussi de la capacité – ou de l’incapacité – de notre société à leur en faire une.

Las ! le résultat s’avère décevant.
Nous, princesse de Clèves rassemblait plusieurs lycéens dans un même lieu, unis par un même objectif – le baccalauréat à décrocher à la fin de l’année – et se lisait comme une ode républicaine à l’école gratuite et laïque, symbolisée par le noble personnage de cette enseignante de français dont tous les élèves du documentaire suivaient les cours alors que En nous n’a plus cette belle unité. Les dix élèves d’Emmanuelle ont pris leur envol dans dix directions différentes. Plus rien ne les unit. D’ailleurs on partage leur léger malaise aux retrouvailles obligées auxquelles le réalisateur les a contraints : ils échangent certes quelques souvenirs nostalgiques mais n’ont au fond plus grand chose à se dire.

Que sont devenus Anaïs, Virginie, Armelle, Cadiatou, Laura et Morgane (les deux jumelles), Albert, Abou, Aurore et Sarah ? La plupart ont cherché à quitter ces quartiers nord de Marseille où ils ont grandi ; mais tous n’y sont pas parvenus (Albert y est moniteur d’auto-école, Anaïs coud à domicile) ; et la plupart y reviennent volontiers, pour y revoir leurs parents ou pour y faire une pause entre deux jobs (comme Sarah qui a travaillé en Irlande, au Portugal, à Malte). Plusieurs ont eu des enfants qu’elles élèvent seules après des ruptures plus ou moins violentes (Virginie raconte son passé de femme battue). Une seule est mariée, Morgane qui a épousé une femme, qu’elle fréquentait déjà dix ans plus tôt sans avoir fait son coming-out.

Les jeunes trentenaires d’En nous sont-ils représentatifs de la France d’aujourd’hui ? Pas sûr. Pas sûr d’ailleurs que dresser la topographie de l’entrée dans l’âge adulte de la jeunesse française des années 2010 fut l’objectif de Régis Sauder. L’échantillon de base n’était guère représentatif : un lycée en zone d’éducation prioritaire des quartiers nord, tristement fameux, de la cité phocéenne. Ses lycéens n’étaient pas les plus défavorisés de leurs quartiers. Au contraire ils en formaient l’élite la plus aisée et la plus éduquée.
Ce qui m’a frappé – si on m’autorise l’espace d’un instant à faire ma Tatie Danielle – est combien ces jeunes sont autocentrés. Sans doute l’exercice les incitait-il à l’introversion ; mais je trouve qu’ils se regardent beaucoup le nombril, accusent une société qu’ils dénigrent de ne pas reconnaître les droits qu’ils revendiquent et oublient un peu vite qu’ils en font partie et que son bon fonctionnement dépend aussi de leur engagement au service des autres.

La bande-annonce

Tropique de la violence ★☆☆☆

Le jeune Moïse a été recueilli, tout bébé, sur une plage mahoraise par une jeune infirmière (Céline Salette) venue secourir des immigrés clandestins débarqués d’un kwassa-kwassa, ces pirogues venues des Comores. Il a grandi dans l’amour de cette mère aimante jusqu’à son décès brutal qui le jette à la rue. Une bande de jeunes du bidonville de Gaza le prend sous sa coupe. Elle est dirigée par Bruce, un adolescent analphabète, drogué et violent.

Sorti en 2016, le court roman de la Mauricienne Nathacha Appanah a immédiatement rencontré un vif succès. Sélectionné pour le Goncourt, le Fémina, le Médicis, couronné par le Fémina des lycéens, il a déjà fait l’objet d’une adaptation en bande dessinée et d’une autre au théâtre. Le réalisateur Manuel Schapira, dont c’est le premier le film, signe son adaptation à l’écran, tournée sur place, à Mayotte et à La Réunion.

Le film a un immense avantage : il nous fait découvrir un territoire méconnu de la République, son cent-unième département, le plus jeune par sa population (la maternité de Mamoudzou enregistre le plus de naissances de France), mais aussi le plus pauvre et sans doute le plus violent.

Cette violence, Manuel Schapira ne l’édulcore pas. Au contraire il la montre frontalement dans un film dont on s’étonne qu’il n’ait pas fait l’objet d’une interdiction aux spectateurs de moins de douze ans ou, à tout le moins, d’un avertissement.

Malheureusement, Tropique de la violence reste prisonnier d’un scénario un peu plat (malgré pourtant la participation de Delphine de Vigan à sa co-écriture) et enferme ses personnages dans des caricatures : l’innocent bambin, l’inquiétant chef de bande, le gentil éducateur…

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Bruno Reidal ★★★☆

Après avoir assassiné et décapité un jeune enfant de douze ans,  le 1er septembre 1905, dans un petit village du Cantal, Bruno Reidal se livre à la police. L’adolescent âgé de dix-sept ans à peine subit un expertise médicale par un collège de médecins pour apprécier son irresponsabilité. Il rédige à leur intention un témoignage écrit de sa vie depuis la prime enfance. C’est en suivant à la lettre ce témoignage que le réalisateur Vincent Le Port reconstitue la vie du jeune assassin.

Bruno Reidal est une oeuvre marquante.
Et c’est un film traumatisant. Même si la commission de classification a eu la main lourde, ce n’est pas sans motif qu’elle l’a interdit aux spectateurs de moins de seize ans – une classe d’âge dont la proximité avec le héros était susceptible d’accroître le sentiment d’identification. Car Bruno Reidal est terrible par ce qu’il montre, notamment ce crime affreux. Mais il est plus horrible encore par ce qu’il fait comprendre : l’indicible noirceur d’une âme à laquelle toute rédemption semble interdite et impossible.

La scrupuleuse confession de l’assassin offre quelques pistes pour éclairer son crime sadique. Il y a d’abord une enfance malheureuse au milieu d’une fratrie trop nombreuse, avec un père aimant mais trop tôt décédé et une mère alcoolique et violente. Il y a ensuite une jalousie de classe qui pousse le jeune Bruno à s’extraire de son milieu par les études (il est boursier au petit séminaire et y mène de brillantes études) tout en nourrissant une haine exacerbée pour ses camarades mieux nés que lui. Il y a surtout une relation malsaine entre le plaisir que le jeune Bruno découvre en se livrant compulsivement à la masturbation et les actes sadiques qu’il fantasme pour se faire jouir. La psychanalyse freudienne était dans les limbes en 1905 et n’avait pas encore atteint le Cantal ; mais elle aurait fait ses délices de ce cas d’école.

Pèse au-dessus de Bruno Reidal l’ombre intimidante de Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère dont la documentation avait été rassemblée en 1973 par Michel Foucault avant d’être portée à l’écran trois ans plus tard par René Allio. Les deux films se ressemblent et racontent des faits similaires (Pierre Rivière avait assassiné toute sa famille à coups de serpe en 1835 dans l’Orne). Mais les points de vue des deux réalisateurs diffèrent et sont significatifs de leur temps : là où René Allio, influencé par le marxisme et le structuralisme, insistait sur le contexte historique et socio-économique du meurtre et les structures de pouvoir qui pesaient sur le jeune Rivière, le film de Vincent Le Port (qui, à trente six ans à peine signe un premier film d’une étonnante maturité) est moins contextualisé, plus intemporel, plus centré sur son héros et sa psyché.

Bruno Reidal soulève un débat dont, déformation professionnelle oblige, je regrette qu’il n’ait pas été plus creusé : celui de la responsabilité pénale. Le collège de médecins qui examina Bruno a-t-il hésité avant de l’envoyer en asile psychiatrique ? On ne le saura pas. L’horreur du crime laisse bien sûr augurer un esprit malade, un cas de « sadisme sanguinaire congénital », comme le conclura l’expertise médicale. Mais la lucidité de Bruno, l’intelligence avec laquelle il se raconte et décrit le meurtre qu’il a commis jettent un doute sur l’abolition de son discernement au moment des faits dont on sait – pour en avoir longuement débattu au moment de l’affaire Halimi – qu’elle constitue un élément constitutif de l’irresponsabilité pénale.

Amateurs de feel good movie, passez votre chemin ! Bruno Reidal vous plombera durablement le moral. Quand le film se termine, un silence lourd pèse sur la salle dont les spectateurs, sous le choc, peinent à quitter leurs sièges. Bruno Reidal leur aura fait toucher du doigt l’indicible noirceur de l’âme humaine. Ne manquerait plus qu’une dose du dernier Houellebecq pour chercher une corde pour se pendre !

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L’Ombre d’un mensonge ★☆☆☆

Philippe (Bouli Lanners) est un Belge mutique, qui a trouvé à s’employer dans une ferme isolée sur l’île de Lewis à l’extrême nord de l’Ecosse. Victime d’un AVC, hospitalisé en urgence sur le continent, il quitte l’hôpital d’Inverness amnésique. Millie (Michelle Fairley) prend soin de lui à son retour dans sa maison.

L’Ombre d’un mensonge est un film qui raconte une histoire dont le scénario tient en quelques pages à peine. Son contenu est si mince qu’il peine à fournir la substance d’un film d’une heure trente neuf, trop lent, trop long.

On se console avec les acteurs, Bouli Lanners, qu’on est plus habitués à voir dans des films comiques ou absurdes que dramatiques, et Michelle Fairley qui fit dans les trois premières saisons de Game of Thrones une Lady Stark d’anthologie.
On se console surtout en admirant les austères paysages de cette île perdue des Hébrides, battue par le vent, ses plages de sable, ses falaises, ses tourbières et ses rares habitants qui chaque dimanche observent avec une piété médiévale le sabbat chrétien.

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À demain mon amour ★★☆☆

Monique Pinçon-Charlot et son mari Michel Pinçon sont deux anciens directeurs de recherche au CNRS qui ont consacré leurs vies et leurs livres, rédigés à quatre mains, à l’étude de la haute bourgeoisie et des élites. Depuis leurs départs à la retraite, leurs écrits se sont faits de plus en plus militants. Le Président des riches, une enquête sur « l’oligarchie » dans la France de Nicolas Sarkozy les a fait connaître en 2010 du grand public.
Leurs travaux engagés ont néanmoins suscité des critiques de leurs collègues qui reprochent à leur militantisme et à leurs préjugés de les aveugler. Julien Damon (professeur à l’IEP de Paris), estime qu’« en faisant fi de toute méthodologie, le couple de sociologues porte atteinte à la discipline ». Il juge leurs travaux « frauduleux ». « Deux célèbres sociologues retraités du CNRS combinent allègrement sabir sociologisant et convictions militantes pour attiser une certaine richophobie ambiante. […] On a le droit de ne pas aimer les riches. Encore faudrait-il un minimum de rigueur et limiter l’invective » écrivait venimeusement Les Echos à la sortie fin 2018 de la bande dessinée Les Riches au tribunal dont les Pinçon-Charlot avaient signé le texte.
En novembre 2020, Monique Pinçon-Charlot est intervenue dans le documentaire complotiste Hold-up. Elle y affirmait que, du fait du dérèglement climatique, dont le Covid-19 serait une conséquence, « il y a un holocauste, qui va éliminer certainement (…) 3,5 milliards d’êtres humains » et qui rappellerait ce que « les nazis allemands ont fait » pendant la guerre. Elle s’est par la suite excusée de ces propos outranciers.

Sans évoquer cette polémique, Basile Carré-Agostini a suivi pas à pas Monique et Michèle pendant plusieurs années. Il les a filmés dans l’intimité de leur petit pavillon de banlieue ; il les a accompagnés dans leurs nombreux déplacements, à la fête de l’Humanité, chez les grévistes de Ford à Blanquefort (où ils dînent en compagnie de Philippe Poutou), chaque samedi à Paris, aux côtés des Gilets jaunes, que Monique coache bénévolement avant leur passage à la télévision…

On peut être d’accord ou pas avec les idées des Pinçon-Charlot, quand ils accusent les ultra-riches de former une caste homogame, méprisante et apatride, quand ils prônent la Révolution prolétarienne, quand ils demandent la comparution de Macron devant la Cour pénale internationale (CPI). On sera dans tous les cas touchés par ce couple de retraités infatigables, par leur inextinguible curiosité intellectuelle, par leur intarissable goût du contact et de l’échange. Ils forment un couple indissolublement lié. Ils nourrissent l’un pour l’autre un attachement vieux d’un demi-siècle né d’une complicité intellectuelle totale qui se manifeste devant la caméra dans une multitude de petits gestes attendrissants.

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Notre-Dame brûle ★★★☆

Nous nous souvenons tous du feu qui ravagea, le lundi 15 avril 2019, la charpente de Notre-Dame de Paris, provoqua l’écroulement de sa flèche et menaça ses deux tours.
Jean-Jacques Annaud, immense réalisateur de La Guerre du feu, Le Nom de la rose, L’Ours, L’Amant, s’attèle à reconstituer le drame, heure par heure.

La réussite est totale. Bien que nous en connaissions le dénouement, le suspense nous tient en haleine jusqu’à la dernière minute. Le pari technique est relevé haut la main : les images sont grandioses, mélange d’archives, d’effets spéciaux et de reconstitutions (le film a été pour partie tourné en studio où les décors ont été reconstruits, pour partie dans les cathédrales de Bourges, de Sens et d’Amiens ainsi qu’à la basilique de Saint-Denis).

Notre-Dame brûle ne lève pas le doute sur les causes du sinistre qui, à ce jour, restent incertaines : mégot mal éteint ? court circuit ? Il raconte les uns après les autres la série de dysfonctionnements et de maladresses qui ont suivi le départ de feu et retardé l’arrivée des secours : la première vérification opérée après le déclenchement de l’alarme s’est faite par un gardien asthmatique dans les combles de la sacristie alors que le feu démarrait au-dessus de la nef, son supérieur était injoignable car il était en train de tondre sa pelouse, les secours ont perdu quelques précieuses minutes, bloqués dans les embouteillages, etc.
Cette accumulation de déboires pourrait tourner au procès à charge contre les services de sécurité chargés de la protection de la cathédrale, contre les pompiers impuissants voire contre les autorités politiques dont l’arrivée sur les lieux complique l’organisation des secours (on apprend qu’un faux PC a été dressé pour accueillir le Président de la République afin de ne pas gêner le travail du vrai PC qui continuait à opérer quelques mètres plus loin).
Mais la seconde partie renverse la vapeur pour réconcilier tout le monde. La flèche est tombée, la nef est éventrée. Une dernière bataille doit être livrée pour défendre les deux tours où le feu menace de gagner. On sait par avance que ce combat sera victorieux. Il sera livré par des pompiers courageux, prêts à risquer leurs vies pour sauver Notre-Dame, devant une foule anxieuse et recueillie.

Il est des films pénibles à voir qui, avec le recul, laissent un souvenir enthousiaste. Il en est d’autres au contraire qui provoquent un plaisir immédiat, mais qui résistent mal à un examen rétrospectif scrupuleux. Notre-Dame brûle fait partie de cette seconde catégorie, dont le simplisme pourra rebuter les plus grincheux. Mais les autres – dont je suis – auraient tort de bouder leur plaisir !

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L’Histoire de ma femme ★☆☆☆

Jakob Störr (Gijs Naber) est un loup de mer qui commande des cargos et des vraquiers en Méditerranée dans les années trente. À une escale à Malte, où il retrouve un vieux camarade impliqué dans des combines louches, il décide de se marier. Son choix tombe sur Lizzy (Léa Seydoux), une jeune Parisienne émancipée dont les amitiés et la vie passée sont nimbées de mystère. Le travail de Jakob l’oblige à de longues absences et nourrit sa jalousie maladive que Lizzy ne fait rien pour apaiser, en flirtant ouvertement avec son ami Dedin (Louis Garrel). Jakob décide de quitter Paris avec sa femme pour Hambourg où on lui propose un nouveau poste.

L’Histoire de ma femme est l’adaptation d’un roman écrit en 1942 par l’écrivain hongrois Milán Füst. Sa compatriote Ildikó Enyedi, qui avait signé le très réussi Corps et Âme en 2017, Ours d’or à Berlin, en réalise l’adaptation. Tourné en anglais à Budapest et à Hambourg, avec des acteurs néerlandais, français, suisse, allemand et italien, L’Histoire de ma femme est une authentique production européenne qui joue à saute-mouton entre Malte, la France et l’Allemagne (bien qu’étonnamment la montée du nazisme n’y soit même pas évoquée).

L’Histoire de ma femme était en compétition à Cannes en 2021 (c’était l’un des quatre films en lice, avec The French Dispatch, France et Tromperie, interprétés par Léa Seydoux, malheureusement interdite de Croisette après avoir contracté le Covid). Il en est revenu sans la moindre récompense. Et on comprend volontiers pourquoi à la fin de son interminable projection. Sans doute ce film est-il d’une grande élégance formelle, avec ses costumes si seyants, ses éclairages crépusculaires ; sans doute aussi son message sur le couple est-il d’une étonnante modernité ; mais il est aussi très ennuyeux et aurait pu faire l’économie de ses presque trois heures, au moins deux fois trop longues, pour ramasser son propos dans une durée plus orthodoxe.

La bande-annonce

L’Empire du silence ★☆☆☆

Thierry Michel a bientôt soixante-dix ans. Ce documentariste belge, natif de Charleroi, a filmé le Congo sous toutes ses coutures. L’Empire du silence est le treizième documentaire qu’il consacre à ce pays-continent, grand comme l’Europe, qui compte parmi les plus pauvres du monde malgré ses immenses richesses géologiques. Le douzième, en 2015, était consacré à Denis Mukwege, ce courageux gynécologue qui soigne les victimes de guerre au Kivu et qui s’est vu décerné le prix Nobel de la paix trois ans plus tard.

Son discours de réception à Oslo constitue le fil directeur de L’Empire du silence. Il y rappelle brièvement à ceux qui ne la connaîtraient pas l’histoire de son pays, écrasé pendant trente ans par la dictature mobutiste, dévasté depuis 1996 par une « guerre mondiale africaine » (l’expression est de l’africaniste Gérard Prunier). Il y dénonce surtout le silence étourdissant qui entoure les maux qui affligent la population congolaise dans l’indifférence médiatique générale.

L’Empire du silence a des allures testamentaires. Avec lui, Thierry Michel semble boucler la boucle d’une oeuvre kaléidoscopique qui donnait à voir plusieurs facettes du « drame congolais » (pour reprendre le titre d’un essai éclairant de Colette Braeckman) : la kleptomanie des élites dirigeantes (Zaïre, le cycle du serpent, 1992), la personnalité ubuesque de son dictateur (Mobutu, roi du Zaïre, 1999), le pillage des ressources naturelles de la plus riche province minière du Congo (Katanga Business, 2009), l’assassinat d’un opposant politique (L’Affaire Chebeya, 2011)…

Dans L’Empire du silence, le propos est moins original. Avec beaucoup de pédagogie, une voix off parfois un peu encombrante et le recours à un appareil cartographique très éclairant, Thierry Michel explique comment la première guerre du Congo a éclaté en 1996, comment Paul Kagamé et Yoweri Museveni, les leaders rwandais et ougandais, par défiance à l’égard des extrémistes hutus réfugiés au Kivu, ont soutenu la rebellion congolaise de Laurent-Désiré Kabila jusqu’à ce qu’elle renverse un Mobutu vieillissant. Il explique ensuite comme la deuxième guerre du Congo a débuté deux ans plus tard lorsque le nouveau président congolais a entendu se débarrasser de la pesante tutelle de ses mentors.
En racontant ses pages sombres de l’histoire congolaise, Thierry Michel convoque quelques images d’archives particulièrement saisissantes qui montrent d’immenses colonnes de réfugiés faméliques fuyant la guerre et laissant sur les bas-côtés des cadavres par centaines.

Les efforts déployés par les Nations-Unies pour prévenir ces crimes, pour enquêter sur leurs auteurs et, si possible, pour les juger, sont l’autre volet de ce documentaire. Thierry Michel revient sur le massacre de Mbandaka en mai 1997 commis par les rebelles de Kabila sur des civils et soigneusement dissimulé à la mission d’enquête de l’Onu. Il revient également sur l’assassinat de sang-froid de deux enquêteurs de l’Onu américain et suédois en 2017, filmé par les criminels eux-mêmes avec leurs téléphones portables. Il évoque les sinistres personnages de Laurent Nkunda et de Jean-Pierre Bemba en omettant de signaler que l’un et l’autre ont été arrêtés et incarcérés.

Même si L’Empire du silence fait oeuvre utile de pédagogie, je lui adresserai deux reproches. Le premier est de ne rien nous apprendre que nous ne sachions déjà sur les épreuves traversées depuis un quart de siècle par le Congo. Le second est de le faire en répétant une antienne paradoxale : le Congo serait victime de l’indifférence de la communauté internationale et du silence des médias, alors que l’existence même de ce documentaire et sa diffusion démontrent le contraire.

La bande-annonce

Trois fois rien ★★☆☆

Casquette (Philippe Rebbot) et Brindille (Antoine Bertrand) sont SDF. Une vieille amitié les unit depuis sept longues années. Chaque semaine, ils achètent ensemble un billet de loto et rêvent à la destination exotique que leur permettrait le gros lot. Exceptionnellement, c’est un jeune punk à chien (Côme Levin) qui leur avance le prix du billet le soir où leurs numéros fétiches sortent enfin.
Mais avant d’encaisser leur prix et de retrouver une vie « normale », les trois SDF doivent obtenir un document d’identité et ouvrir un compte en banque.

La bande-annonce de Trois fois rien est parfaite. Trop peut-être. Dès sa première image (Philippe Rebot interpelle une passante : « c’est pas pour un sondage…. c’est vraiment pour vous taper de l’argent »), le ton est donné : une feel-good comedy sur une bande de clodos sympathiques. Gérard Jugnot s’y était déjà essayé avec beaucoup de succès il y a plus de trente ans déjà dans Une époque formidable qui chatouillait une inquiétude très contemporaine : celle du déclassement, du basculement d’un homme ordinaire dans la marginalité.

Trois fois rien ne parle pas de déclassement mais au contraire de rédemption, de seconde chance. Les réactions respectives de Casquette, de Brindille et de leur jeune camarade à ce tirage providentiel sont caricaturales. Gros fumeur, plus gros buveur encore, le premier, Casquette, a atteint un point de non-retour. Le deuxième, Brindille, est le plus volontariste qui aspire à retrouver une vie familiale normale. Le troisième est un chien fou, un panier percé, sevré d’amour dans son enfance.

Tout est déjà en filigrane dans la bande-annonce. Si bien que le film déroule une partition connue d’avance. Ce n’est pas un défaut rédhibitoire car la partition est bien composée et très bien jouée. En dehors des trois têtes d’affiche, mention toute particulière à Emilie Caen, un second rôle qu’on entr’aperçoit depuis une quinzaine d’années dans les comédies les plus célèbres du cinéma français (Intouchables, Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ?…) et qui mériterait plus de visibilité.

La bande-annonce

Kung-Fu Zohra ★☆☆☆

Zohra (Sabrina Ouazani) a quitté la Tunisie pour suivre Omar (Ramzy Bedia) en France. Le couple s’est installé en banlieue parisienne et a bientôt une ravissante fillette. Si Omar est un père parfait avec son enfant, il se révèle vite un mari alcoolique, veule et violent qui lève volontiers la main sur Zohra, les soirs de match.
Zohra aimerait quitter Omar mais s’y refuse pour l’amour de sa fille. Elle encaisse les coups sans mot dire avant de prendre une décision radicale au contact d’un gardien de nuit expert en arts martiaux : apprendre à se défendre.

Le réalisateur belge Mabrouk El Mechri, qui avait signé en 2008 un portrait décalé de Jean-Claude Van Damme, a opté pour un parti radical : le titre de son film, son affiche le classent immédiatement dans la catégorie des kung-fu vintage. Pourtant Kung-Fu Zohra ne se réduit pas à cette seule dimension-là. C’est d’abord, c’est surtout un film sur les violences conjugales qui raconte l’asservissement d’une femme battue et son combat, évidemment victorieux, pour renverser la domination qu’elle subissait.

Ce combat, Zohra le livre, au propre et au figuré, avec ses poings. Et il faut saluer la performance de Sabrina Ouazani dont les heures de coaching sportif qu’elle a dû subir pour la préparation de ce film se sentent et se voient (elle était beaucoup moins à l’aise avec une raquette dans les mains dans Mica).

Mais hélas, ce mélange audacieux entre kung-fu et drame social ne marche pas. Pendant la première moitié du film, on est ému par la détresse de Zohra et touché par la complicité sororale de son amie Binta (Eye Haïdara révélée par Le Sens de la fête). La seconde moitié du film ressemble à un Rocky, où on voit Zohra s’entraîner avec son complice, un vieux maître chinois façon Karaté Kid. Le film se termine par la scène qu’on attendait depuis plus d’une heure et demie : le combat dantesque entre Zohra et Omar (il faut au passage saluer la prestation à contre-emploi de Ramzy Bedia décidément aussi convaincant dans les rôles de grands héros lunaires que dans ceux de sales types).
Pris de remords, Mabrouk El Mechri nous gratifie d’une scène de post-générique qu’il ne faut pas manquer, même si l’échec du film ne nous a pas incités à nous attarder.

La bande-annonce