Il reste encore demain ★★★☆

Nous sommes au printemps 1946 dans le Testaccio, un quartier populaire du sud de Rome. Delia (Paola Cortellesi) y vit sous l’emprise de son mari, Ivano (Valerio Mastandrea). Elle élève sa fille aînée qui est sur le point de se marier, au risque de reproduire les erreurs que sa mère a commises, et deux garçons turbulents. Son mari, aussi machiste que violent, la bat comme plâtre au vu et au su de ses trois enfants et de ses voisins qui n’y peuvent mais. Delia rêve à la vie qu’elle aurait pu avoir si elle avait épousé Nino, le mécanicien qui l’avait courtisée plus jeune et qui est toujours épris d’elle. Dans quelques jours se tiendra le référendum qui marquera la fin de la monarchie en Italie et auquel les femmes auront, pour la première fois, le droit de participer.

Il reste encore demain nous vient d’Italie où il a rencontré un succès époustouflant. Sorti en octobre dernier, il y est devenu un phénomène de société, plébiscité par plus de cinq millions d’entrées comme le proclame triomphalement son affiche française, au risque d’en faire son principal argument de vente. C’est le premier film de Paola Cortellesi, qui y interprète le rôle principal.

C’est un film étonnant, qui mérite amplement son succès.
C’est bien sûr au premier chef un film féministe, dont la sortie en France coïncide opportunément, à quelques jours près, avec la Journée internationale des droits des femmes. Le sort de son héroïne brise le cœur. Sa résilience suscite une empathie immédiate. La conclusion du film, qu’on imaginait se diriger gentiment vers une fin attendue, surprend et, à la réflexion, convainc.

Mais c’est surtout un film remarquablement mis en scène, qui fait preuve d’une maîtrise étonnante pour une première réalisation. C’est un film en noir et blanc et en format carré, qui convoque par son esthétique les grands classiques du néo-réalisme : Delia occupe un logement similaire à celui de l’héroïne de Bellissima de Visconti et, comme elle, administre des piqûres à domicile à ses patients. Comme Sofia Loren dans Une journée particulière, elle étend son linge sur les toits plats de Rome, avec le monument à Victor-Emmanuel II en arrière-plan.

Mais c’est pour autant un film très contemporain qui emprunte à plusieurs genres : au naturalisme, au thriller (la dernière scène est construite autour d’un suspense haletant) et même à la comédie musicale. La musique, très riche, fait le pari – que je trouve moyennement convaincant – de l’anachronisme.

Un aspect du film m’a chiffonné. Ses personnages sont monolithiques : Ivano, comme son père, y est unanimement détestable, Delia, comme sa fille, y est totalement admirable. Cette caractérisation prend en otage le spectateur, condamné à haïr Ivano et à prendre fait et cause pour Delia, autant qu’il prive le film d’une grande partie de sa subtilité.

La bande-annonce

Scandaleusement vôtre ★★☆☆

Littlehampton, une paisible cité balnéaire du Sussex, est brusquement agitée par une sombre affaire. Edith Swan (Olivia Colman), une vieille fille confite en religion qui vit auprès de ses parents, y reçoit des lettres anonymes particulièrement salées. Les soupçons se portent vite sur sa voisine, Rose Gooding (Jessie Buckley), une jeune veuve irlandaise qui mène une vie de débauche. Mais cette culpabilité trop évidente ne convainc pas Glady Moss (Anjana Vasan), jeune officière de police, qui, contre l’avis de sa hiérarchie, va mener sa propre enquête pour innocenter Rose et retrouver l’auteur de ces lettres anonymes.

Wicked Little Letters, joliment traduit Scandaleusement vôtre, est une comédie sans prétention qui a trouvé son motif dans un fait divers qui remonte aux années 20. Tous les fans de Downton Abbey – et j’en suis plus souvent qu’à mon tour – retrouveront avec gourmandise cette période si policée et si élégante. Ils se délecteront du jeu des deux héroïnes, Olivia Colman (La Favorite, The Crown, The Father, Empire of Light….), en grenouille de bénitier étouffée par un père autoritaire (Timothy Spall, l’ignoble Peter Pettigrow de la saga Harry Potter) et Jessie Buckley (Jersey Affair, Wild Rose, Chernobyl…), épatante de naturel en femme libérée et en mère aimante.

L’intrigue rebondissante et son traitement survolté font penser aux bandes dessinées bon enfant de Tintin. On ne s’ennuie pas une seconde et on sort de la salle le sourire aux lèvres et la larme à l’oeil. Pour autant, aussi agréable soit-il, Scandaleusement vôtre est un produit périssable et oubliable qui ne laisse guère de traces.

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Les Carnets de Siegfried ★☆☆☆

Rejeton de la haute bourgeoisie anglaise, Siegfried Sassoon s’engage patriotiquement en 1915 mais découvre vite les horreurs de la guerre. Il manque de peu être passé par les armes pour ses prises de position pacifistes et est envoyé par le conseil de guerre en hôpital psychiatrique en Ecosse. Ses premiers poèmes portent la trace de ses années éprouvantes. Durant les années folles, il mène une vie de dandy et fréquente le grand monde. Il ne fait pas mystère de son homosexualité et accumule les liaisons tapageuses. Il se marie néanmoins en 1933 et a même un fils. Après s’être converti au catholicisme, il meurt octogénaire dans les années 60 et laisse une oeuvre abondante.

Terence Davies, qui est mort l’automne dernier, lui a consacré son dernier film. J’avais vu début 1989 le film qui l’a rendu célèbre, Distant Voices, Still Lives, l’évocation autobiographique de son enfance dans un milieu populaire, à Liverpool dans les années 40 et 50. J’avais vu ses films suivants, notamment The Deep Blue Sea, qui se déroulait dans le Londres neurasthénique de l’immédiat après-guerre, asphyxié par le rationnement et par le smog, et Emily Dickinson, A Quiet Passion, que ma critique descend en flèche. J’aurai la main à peine moins lourde pour ces Carnets, qui m’avaient pourtant été chaudement recommandés par une amie au goût très sûr et par les yeux en cœur de Pénélope, la nouvelle mascotte de Télérama.

On y reconnaît la mise en scène élégante de Terence Davies, à rebours de tout naturalisme. Les décors, ostensiblement artificiels, rappellent ceux d’une pièce de théâtre. La caméra effleure les visages, les riches étoffes, même si un budget limité interdit les grandes scènes de foule. On ne quittera guère les intérieurs où Siegfried étouffe, le cabinet d’un psychiatre, la chambre à coucher où ses amants se succèdent. On entend parfois en voix off quelques uns de ses poèmes. Un saut dans le temps nous le montre, vieilli et aigri, finissant ses jours dans un modeste cottage du Wiltshire où lui rend visite un ancien amant.

Cette mise en scène très léchée, volontiers austère ne fait naître chez moi, dans ce film-ci, comme dans les précédents de Terence Davies, aucune émotion. Ils me glacent. Pire, ils me lassent….

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Il n’y a pas d’ombre dans le désert ★☆☆☆

Anna (Valeria Bruni Tedeschi), une écrivaine française dont l’oeuvre est hantée par la mémoire de la Shoah, a convaincu son père de se rendre à Tel Aviv pour y témoigner au procès d’un ancien criminel nazi, sur l’identité et la responsabilité duquel plane un doute. Dans la salle d’audience, elle rencontre Ori qui y a accompagné sa mère qui fait une déposition pleine de dignité. Ori est persuadé d’avoir connu et aimé Anna vingt-trois ans plus tôt à Turin ; mais Anna ne le reconnaît pas et est vite dérangée par son comportement.

La bande-annonce de ce film israélien était attirante. Elle posait les bases d’une intrigue à double fond : le nonagénaire souffreteux assis au banc des accusés est-il ou pas l’officier hongrois responsable de la mort de 1200 Juifs à Novi Sad en juillet 1944 ? cette écrivaine française lost in translation à Tel Aviv est-elle ou pas la femme avec qui Ori prétend avoir couché vingt ans plus tôt à Turin ?

Hélas Yossi Aviram qui a réalisé le film et en a co-signé le scénario avec Valeria Bruni Tedeschi elle-même, ne tire pas tout le parti de cette riche idée de départ. Privé d’enjeu par un coup de théâtre qu’on taira, le film s’égare dans sa seconde moitié dans le désert du Néguev, un peu à la façon des films languissants d’Antonioni (on pense au désert de borite de Zabriskie Point). Les héros s’y perdent. Ils nous y perdent aussi….

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Inchallah un fils ★★★☆

Nawal est la mère comblée d’une petite fille, Nura, et essaie d’avoir un second enfant avec son mari quand celui-ci décède brusquement dans son sommeil. À la perte brutale de son époux s’ajoute bientôt la révélation des conditions de sa succession. En l’absence d’héritier mâle, elle échappera à Nawal au bénéfice du frère de son époux, qui héritera de la moitié de ses biens et de la garde de Nura.

Inchallah un fils nous vient de Jordanie, un pays quasiment absent de la carte des cinémas du monde. C’est le premier film de son réalisateur. C’est aussi le premier film jordanien à avoir jamais été projeté en sélection officielle à Cannes à la Semaine internationale de la critique 2023.

Son pitch pourrait laisser augurer une énième dénonciation, très bien pensante, du patriarcat qui prévaut dans certains pays musulmans où le droit institutionnalise l’infériorité de la femme. Sa sortie le 6 mars, l’avant-veille de la Journée internationale des droits des femmes n’en serait que plus pertinente.

Fort heureusement Inchallah un fils ne se réduit pas à cette dimension-là. Si la condition féminine en terre d’Islam est son motif, son scénario, étonnant de maîtrise, surtout pour un premier film, accumule les rebondissements et pousse Nawal dans ses retranchements.

On pense aux films iraniens qu’on a tant aimés et à leur ambiance étouffante : Une séparation (2011), Nahid (2014) Juste une nuit (2022). J’ai pensé aussi aux films des frères Dardenne et aux dilemmes moraux auxquels leurs personnages étaient confrontés. Dernière référence, en raison de son sujet et de son dénouement : le récent film brésilien Levante.

Tandis que Nawal essaie par tous les moyens d’obtenir un test de grossesse positif – grâce auquel un délai de neuf mois lui serait accordé dans l’attente de l’hypothétique naissance d’un fils avant de régler la succession – qu’elle hésite même à prendre un amant pour tomber enceinte, la fille des riches Jordaniens chez qui elle travaille tombe enceinte et souhaite avorter. Ainsi semblent s’esquisser deux portraits de femme, de milieux très différents, toutes deux confrontées à un ordre inique : celui qui oblige la première à enfanter un fils et qui refuse à la seconde le droit de disposer de son corps. S’ouvre au scénario une issue toute tracée : l’échange des identités et des tests. Mais, Inchallah un fils a l’intelligence de refuser cette facilité et d’imaginer un dénouement à la fois inattendu et crédible.

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Black Tea ★☆☆☆

Pour avoir été trompée la veille de son mariage, Aya (Nina Mélo, l’infirmière de Nina, la série de France 2) dit non à son promis et quitte l’Afrique pour l’Asie. Elle part refaire sa vie en Chine dont elle apprend vite la langue. Elle travaille dans la boutique de M. Cai (Han Chang) qui y vend le thé qu’il cultive sur sa plantation. Entre la jeune femme en rupture de ban et l’homme mûr qui porte depuis son expatriation au Cap-Vert un secret trop lourd pour lui se noue un lien mêlé de respect et d’affection.

Il aura fallu attendre près de dix ans pour que le réalisateur mauritanien Abderrahmane Sissako tourne son nouveau film. Le succès étonnant de Timbuktu, César 2015 du meilleur film, nommé aux Oscars, aurait dû lui ouvrir bien des portes. L’a-t-il au contraire inhibé ?

Abderrahmane Sissako choisit de situer l’intrigue de Black Tea à Canton (même s’il a tourné à Taïwan). Le lieu est fascinant qui voit se rencontrer deux univers qu’on n’associe pas spontanément, la Chine et l’Afrique, alors qu’on sait, sans remonter à l’expédition de l’amiral Zheng He sur les côtes africaines au début du XVème siècle, l’importance que la Chine occupe désormais en Afrique, au point d’y concurrencer les vieilles puissances coloniales (voir sur ce point le chapitre 5.2.1.2. de La France en Afrique). C’est à ma connaissance la première fois que le cinéma en fait son argument principal.

C’eût pu être un documentaire sur « Chocolate City », le quartier africain de Canton où les commerçants africains viennent faire leur marché, qu’il s’agisse de thé, de niqabs ou de lingerie coquine, et où les Chinois achètent des produits importés, s’initient au twerk et se font tresser les cheveux. C’est hélas une fiction un peu trop artificielle, aux éclairages millimétrés qui tombent sur la tête des protagonistes, une sorte de Wong Kar-wai afro-asiatique.

Aya, qui change de coiffure et de tenue à chaque scène comme si elle participait à un défilé de mode, parle le cantonais avec une aisance admirable. Mais ses expressions se réduisent au seul sourire pâmé que lui arrache la dégustation d’une tasse de thé. On se croirait dans une pub pour Dammann Frères.

L’intrigue, digne d’un mauvais roman-photo, au lieu de se focaliser sur Aya, s’éparpille. Elle fait la part belle à l’autre protagoniste, M. Cai, avec lequel on s’embarque pour un flashback et/ou un rêve éveillé à Mindelo, dans le nord de l’archipel du Cap-Vert. Une scène le confronte à ses beaux-parents qui accumulent les clichés racistes sur les Africains, au grand dam du fils de M. Cai et de M. Cai lui-même. Ces réactions là auraient mérité de plus amples développements : comment les Africains sont-ils accueillis en Chine ? y sont-ils victimes de racisme ? Mais, là encore, un documentaire eût mieux convenu que cette fade bluette interraciale.

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Mon nom est Personne (1973) ★★☆☆

Jack Beauregard (Henry Fonda) est un cowboy vieillissant qui aspire à aller finir ses jours en Europe après s’être acquitté d’une dernière mission : venger la mort de son frère. Personne (Terence Hill) est un jeune pistolero éperdu d’admiration pour son aîné, qui essaie de le convaincre d’accomplir un dernier exploit avant de tirer sa révérence : affronter la Horde sauvage, une bande de cent-cinq gangsters sans visage qui sèment la terreur dans la région.

Mon nom est Personne est peut-être le western-spaghetti le plus connu. Il fit un triomphe à sa sortie en salles fin 1973, en Italie et plus encore en France où il draina près de cinq millions de spectateurs en salles pendant plus de sept années d’exploitation ininterrompue.

Mon nom est Personne est l’oeuvre de Sergio Leone, même si c’est le nom de Tonino Valerii, l’un de ses collaborateurs à qui il avait délégué la réalisation, qui est crédité au générique. C’est un hommage revendiqué au western, qui ne verse pas dans la parodie, comme le western spaghetti en avait pris l’habitude (On l’appelle Trinita), mais n’en conserve pas moins un penchant avéré pour la comédie sinon la bouffonnerie.

Mon nom est Personne est truffé de références, notamment à la « trilogie du dollar » que Leone avait lui-même tourné quelques années plus tôt et qui lui avait valu la gloire :  Pour une poignée de dollars (1964), Et pour quelques dollars de plus (1965) et Le Bon, la Brute et le Truand (1966). Henry Fonda, la soixantaine grisonnante mais toujours ingambe, y tient avec le jeune Terence Hill – de son vrai nom Mario Girotti – le haut de l’affiche. Son doublage en italien dans la v.o. est assez déroutant.
Le succès du film doit beaucoup à la musique de Enio Morricone qui est devenue immédiatement iconique. La B.O. du film, d’une incroyable richesse, fourmille de références : elle reprend des phrases de La Horde sauvage ou de Il était une fois dans l’Ouest.

Remastérisé en 4K, Mon nom est Personne est ressorti dans quelques salles parisiennes d’art et d’essai fin 2023. Il y a attiré un public nombreux de nostalgiques, qui avaient vu le film plus jeunes, au cinéma ou à la télévision, et de néophytes, curieux de sa célébrité. A-t-il bien ou mal vieilli ? Certains effets visuels, certains gags ne passent plus la rampe. L’humour et la façon dont il s’exprime ont changé depuis cinquante ans. Mon nom est Personne fait moins rire le vieux monsieur de cinquante ans que je suis devenu que l’enfant bon public que j’étais au début des années 80. Reste l’effet madeleine-de-Proust : l’impression de retrouver des sensations et une époque oubliées.

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Je vous salue salope : la misogynie au temps du numérique ★★☆☆

Ce documentaire québécois traite d’un sujet d’une brûlante actualité hélas : la misogynie en ligne. Il prend l’exemple du cyberharcèlement subi par quatre femmes : une étudiante canadienne victime d’un camarade de classe, une élue locale du Vermont afro-américaine violemment prise à partie par des internautes suprémacistes blancs, une bloggeuse française féministe et la présidente de la Chambre des députés d’Italie.
Elles ont toutes les quatre vécu la même histoire : leur exposition publique a provoqué un violent retour de bâton (le titre original Backlash est beaucoup plus intelligent que sa traduction française inutilement sacrilège). Elles sont devenues la cible d’une violence débridée, lâche, grégaire. Après une phase de sidération (« pourquoi tant de haine ? »), puis de révolte (« je refuse d’être agressée de la sorte ») et de combat (« je mets en oeuvre tout ce que la police et le droit m’autorisent pour répondre à cette agression »), les victimes, à bout de nerfs, peuvent être tentées de baisser les bras : effacer leur identité numérique, et donc renoncer à leur cyber-activisme, devient en effet la seule façon d’échapper à leurs agresseurs. Bien entendu, ce documentaire est un plaidoyer en faveur d’une prise de conscience du phénomène et d’une réaction citoyenne et juridique.

La violence en ligne, le cyberharcèlement est une pathologie moderne permise, sinon encouragée, par les nouvelles technologies. Heureusement, elle reste limitée. Internet est un lieu virtuel où s’échangent moins d’injures que d’informations, d’opinions, de déclarations d’amour…. et de photos de chatons ou de vacances. Elle n’en reste pas moins dévastatrice, poussant parfois ses victimes au suicide, comme Rehtaeh Parsons, une adolescente canadienne qui s’est suicidée en 2013 et dont le père est devenu un inlassable militant contre le cyberharcèlement.

Le sujet, de plus en plus étudié, est de mieux en mieux connu. On en identifie désormais mieux les facteurs. L’anonymat permis par les réseaux sociaux encourage des opinions que leur auteur ne se permettrait pas d’exprimer à visage découvert. La distance l’encourage aussi : on s’autorise à écrire en ligne des mots qu’on ne se permettrait jamais de dire dans les yeux à une personne en face de soi. Troisième facteur encourageant : l’entraînement du groupe. On rajoute plus facilement un commentaire désagréable voire haineux à une longue litanie de commentaires similaires qu’on n’ose en écrire un sur une page blanche.

Ses effets sont également bien documentés. Certes le cyberharcèlement reste virtuel. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles le droit hésite à l’appréhender – sans parler des difficultés techniques à en identifier l’auteur. Mais pour être virtuel, le cyberharcèlement n’en est pas moins profondément violent et perturbateur. Une injure qu’on reçoit sur son téléphone n’est pas moins blessante que celle qu’on entend au coin d’une rue. Une victime avoue d’ailleurs avoir été moins traumatisée par le viol qu’elle a vécu, limité dans le temps, que par l’interminable cyberharcèlement qu’elle subit, qui s’étend indéfiniment et fait peser sur elle l’épée de Damoclès d’un éventuel passage à l’acte de ses agresseurs. Comme le dit clairement une experte interviewée : « Le cyberharcèlement, c’est du harcèlement. Point »‘

La commission de classification française a proposé l’interdiction aux moins de douze ans assortie d’un avertissement, signe qu’elle a hésité à proposer son interdiction aux moins de seize ans. Je ne comprends pas sa sévérité. Je considère au contraire que ce documentaire est d’utilité publique et qu’il devrait être montré aux adolescents, dès le collège, qui sont hélas exposés très jeunes à ces menaces en ligne.

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La Salle des profs ★★★☆

Carla Nowak (Leonie Benesch, des faux airs d’Isabelle Huppert) vient de prendre un poste d’enseignante dans un collège. Une série de vols y ont été commis. L’enquête pour trouver le coupable et les moyens déployés pour l’identifier vont semer la discorde parmi les professeurs, les élèves et leurs parents.

Il est difficile de présenter ce film dont le scénario, finement ciselé, est constitué d’un enchaînement d’évenements dont on ne peut rien révéler sans gâcher le frisson pris à leur découverte. Si toute son action se déroule entre les murs d’un collège, on est loin de l’ambiance bon enfant des films français qui ont le même cadre, dont on se demande parfois s’ils n’ont pas été financés en sous-main par l’Education nationale pour susciter les vocations : Un métier sérieux, La Vie scolaireLes HéritiersEntre les murs

La Salle des profs est un film à déconseiller aux futurs enseignants. Car leur vocation aura bien du mal à résister au sort réservé à son héroïne. La sympathie spontanée qu’on éprouve pour elle est mise à rude épreuve par la succession d’infortunes injustes qu’elle subit alors qu’elle veut simplement bien faire. Le scénario de La Salle des profs a le don de la placer systématiquement face à ses contradictions, quand elle essaie de se sortir d’un mauvais pas au risque que ses bonnes intentions ne causent des conséquences pires encore.

Avec beaucoup de finesse, La Salle des profs interroge les notions de justice, de culpabilité, de faute, de pardon… autant de grands concepts qui pourraient donner lieu à des développements pontifiants ou à des situations manichéennes, mais dont le film a au contraire l’intelligence de montrer les ambiguïtés sinon les apories.

La Salle des profs est un film étouffant qui n’offre aucune respiration hors des murs où il est enfermé et dont le rythme jamais ne faiblit. Son rythme va crescendo. Son final est un peu décevant et on aurait aimé que son scénariste trouve pour l’achever une ficelle aussi astucieuse que celles dont le film est tout du long tissé.

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Bellissima (1951) ★★☆☆

Maddalena Cecconi (Anna Magnani) vit chichement dans une cité HLM de la banlieue de Rome avec Spartaco, son mari, et Maria, sa fille unique âgée de cinq ans à peine. Elle nourrit pour elle un rêve : en faire une star de cinéma. Elle la présente au casting lancé par les studios de Cinecittà pour le prochain film d’un grand réalisateur. Mais, Maddalena et sa fille vont rencontrer d’amères désillusions.

En 1951, Visconti n’est pas encore l’immense réalisateur qu’il deviendra quelques années plus tard, avec ses chefs d’oeuvre proustiens : Le Guépard, Les Damnés, Mort à Venise… Son cinéma relève encore du néoréalisme dont ses Amants diaboliques (1942) constitue l’acte fondateur. D’ailleurs Cesare Zavattini, une figure majeure du néoréalisme, signe le scénario de Bellissima.

Le même sujet était au centre du roman d’Henri Troyat Grandeur nature, écrit quelques années plus tôt – un roman médiocre que notre professeur de français nous avait fait lire en classe de quatrième au début des années 80 pour des raisons qui défient l’entendement.

Bellissima filme une Italie qui peine encore à se relever de la Seconde Guerre mondiale mais dans laquelle on voit déjà, sur les bords du Tibre, poindre la dolce vita des Trente Glorieuses. La bande de voyous où gravite Alberto Annovazzi (Walter Chiari), le bellâtre qui laisse croire à Maria qu’il lui ouvrira les portes de Cinecittà si elle se donne à lui, évoque déjà celle que Pasolini filmera dans Accattone dix ans plus tard.

Anna Magnani est la star de ce film. Elle a sans doute dix années de trop pour le rôle. Mais elle était au sommet de sa gloire, pimentée par le scandale causé par sa séparation houleuse avec Rossellini qui lui avait préféré Ingrid Bergman. La « Louve romaine », comme elle fut surnommée, est quasiment de tous les plans. C’est un véritable maelström qui crie, éructe, pleure… sans jamais quitter ses hauts talons et son tailleur noir. Infirmière à domicile, qui s’épuise au travail pour un salaire de misère, Maria a reporté ses espoirs d’une vie meilleure sur sa fille. Elle s’y brisera les ailes. Sa chute est d’autant plus poignante qu’on la sait inéluctable et que, pire encore, elle-même est consciente de cette issue fatale.

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