Quand nous étions sorcières ★★☆☆

Katia et Margit sont sœurs. Elles chevauchent dans la lande. Leur mère vient d’être lapidée et brûlée pour sorcellerie. Elles rencontrent Jóhann, un veuf qui vit seul avec son fils Jónas. Katia et Jóhann deviennent amants. Katia attend bientôt un enfant.
Margit et Jónas deviennent quant à eux amis. La jeune fille a des visions et voit sa mère en songe. Le jeune garçon en revanche supporte mal la présence de sa marâtre et sa grossesse. Il l’accuse de sorcellerie.

Quand nous étions sorcières a été tourné en 1986. Projeté en 1990 au Festival de Sundance il était inédit en salles. Il sort enfin en France dans une version restaurée. C’est le premier film de la réalisatrice Nietzchka Keene, décédée en 2004. C’est surtout le film qui a révélé Björk, la jeune Islandaise qui avait vingt ans à peine pendant le tournage et qui interprète le rôle de la jeune Margit.

Comme l’indique son titre original, The Juniper Tree est inspiré par Le Conte du genévrier des frères Grimm. Ce conte d’une rare cruauté raconte un infanticide : une femme assassine le fils de son mari et fait disparaître le corps de l’enfant dans le dîner qu’elle sert à son époux. Quand nous étions sorcières mêle à cette trame une histoire de sorcellerie.

Filmé dans un noir et blanc intemporel, Quand nous étions sorcières est d’une poésie qui défie le temps. Sa solennité, sa noirceur, son austérité ne sont pas sans rappeler les élégies les plus sombres de Bergman (La Source, Le Septième Sceau), de Dreyer (Jour de colère) ou de Tarkovski (Andreï Roublev). Le seul hic est l’anglais malhabile dans lequel s’expriment les acteurs tous islandais.

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Tout ce que le ciel permet ★★☆☆

Carey Scott (Jane Wyman) est une jeune veuve que l’héritage confortable de son mari tient à l’abri du besoin. Ses deux enfants ont quitté la maison familiale pour poursuivre leurs études à New York : Ned fait du droit, Kay des sciences humaines.
La petite ville cossue de Nouvelle-Angleterre où Carey habite est volontiers portée aux ragots. Elle pousse Carey à se remarier avec un veuf qui lui ressemble. Mais le cœur de Carey va s’enflammer pour Ron Kirby, son jardinier, qui vit dans la campagne sans se mêler des affaires des hommes. Leur couple se heurte vite à la réprobation générale.

Ce film tourné en 1955 met en scène une héroïne très moderne. Cette cougar avant l’heure défie les conventions de la société pour l’amour d’un homme plus jeune qu’elle, issu d’une autre classe sociale. Il y a quelque chose de L’Amant de Lady Chatterley, l’érotisme en moins, dans Tout ce que le ciel permet.
L’effet en est un peu édulcoré par le choix de Rock Hudson pour interpréter le rôle du séduisant jardinier. Séduisant, Rock Hudson l’est assurément. Mais il est trop vieux pour le rôle – ou Jane Wyman trop jeune pour le sien. Et le spectateur aujourd’hui connaît son orientation sexuelle qui rend les baisers échangés moins crédibles.

Tout ce que le ciel permet est un des films les plus connus de Douglas Sirk, le réalisateur de Écrit sur du vent et Le Temps d’aimer et le Temps de mourir. On y retrouve les principales caractéristiques de ses grands mélodrames : la dénonciation du conformisme et de la bienpensance, un romantisme assumé – qui lui font parfois dangereusement tangenter le roman-photo – des couleurs chaudes, saturées, la symbolique des décors (escaliers, fenêtres)…

À sa sortie, Tout ce que le ciel permet avait fait un flop. Puis Douglas Sirk a été redécouvert. Aujourd’hui, ses films produisent un effet ambigu : ils sont si démodés qu’ils en deviennent intemporels.

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Dressé pour tuer ★★☆☆

Julie (Christy McNichol) percute un berger allemand sur une route de Los Angeles. Elle le soigne, le recueille et s’y attache. Mais elle comprend bientôt que l’animal est dangereux, qui a été dressé pour attaquer les hommes noirs.
Avec l’aide de Keys (Paul Winfield), un dresseur afro-américain, Julie va entreprendre la rééducation de son chien.

« C’était un chien gris… » C’est par ces mots que commence Chien blanc, le livre de Romain Gary publié en 1970. Ce roman autobiographique raconte la vie du prix Goncourt aux États-Unis, son récent mariage avec Jean Seberg, ses rencontres dans le L.A. huppé où il croise Marlon Brando et les leaders du NAACP.

L’adaptation qu’en fait Samuel Fuller n’y a pas grand chose à voir, qui a pour héros un berger allemand – cinq furent en fait utilisés pendant le tournage – blanc comme neige. À se demander même si le vieux réalisateur, gloire déchue du Hollywood des années cinquante, a lu le livre de Gary. Il n’en retient qu’une facette : l’histoire de ce chien dressé depuis son plus jeune âge à attaquer les humains à peau noire.

Le film est construit en deux parties. La première, particulièrement niaise, met en scène la jeune Julie et son chien. Aussi mignonne soit-elle, Christy McNichol, qui d’ailleurs ne fit pas carrière, est calamiteuse qui passe son temps à faire des mamours à son chien, lequel retrousse les babines voire saute sauvagement à la gorge de tous les Noirs qu’il croise. Une fois que la donzelle, la larme à l’œil, a compris quel monstre elle a recueilli sous son toit commence la seconde partie : celle de la rééducation. C’est l’occasion des meilleures scènes du film.

Samuel Fuller ne s’embarrasse pas de longs discours. Il donne à voir sans donner à penser. Derrière la rééducation de ce chien assassin, conditionné à attaquer les hommes de couleur, c’est le procès de l’Amérique raciste, sinon celui de la condition humaine, que Gary intentait posant des questions autrement existentielles : le racisme est-il inné ou acquis ? peut-on l’inoculer ? peut-on en guérir ? Pareil questionnement n’est pas dans les habitudes du cinéma coup-de-poing de Samuel Fuller.

On imagine sans surprise un épilogue convenu qui verrait le gros toutou enfin guéri lécher copieusement les joues de Julie tombée entretemps amoureuse de son beau et noir dresseur. Mais à rebours du happy end attendu, Samuel Fuller a la bonne idée de respecter celui de Romain Gary.

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L’Assassinat de Trotsky ★☆☆☆

Trotsky (Richard Burton), exilé d’URSS depuis la prise de pouvoir de Staline, a trouvé refuge au Mexique en 1936. Les séides du NKVD – l’ancêtre du KGB – sont à ses trousses et l’obligent à vivre retranché dans une hacienda sous la protection de quelques compagnons de lutte.
Après qu’un assaut militaire a échoué à l’assassiner en mai 1940, le NKVD met en œuvre une stratégie différente. Un communiste espagnol, Ramón Mercader (Alain Delon), qui avait séduit la secrétaire de Trotsky (Romy Schneider), réussit à se faire inviter chez lui sous une fausse identité. Il le tuera le 20 août 1940 d’un coup de piolet à l’arrière du crâne.

En 2009, l’écrivain cubain Leonardo Padura avait consacré un énorme roman de plus de sept-cents pages à Ramón Mercader, L’Homme qui aimait les chiens. Près de quarante ans plus tôt, le réalisateur américain Joseph Losey, compagnon de route du Parti communiste, chassé des États-Unis par le maccarthysme, qui venait d’obtenir la Palme d’or à Cannes pour The Go-Between, documente un des événements les plus marquants du communisme, le point d’orgue d’une lutte à mort entre ses deux visions rivales : le communisme dans un seul pays défendu par Staline vs. la révolution mondiale prônée par Trotsky.

Pour ce faire, le grand producteur italien Dino de Laurentis lui confie la responsabilité d’une réalisation franco-italo-britannique. Le tournage se déroule en Italie et au Mexique. Le casting est international et mal calibré. Le rôle de Trotsky avait été proposé à Dirk Bogarde, l’acteur fétiche de Losey, qui l’a décliné eu égard à la médiocrité du scénario. La légende veut que Richard Burton, dont la renommée est ternie par plusieurs échecs et dont la vie privée chaotique le conduira au divorce deux ans plus tard, l’ait accepté sans même lire le script. Il est trop jeune pour le rôle de Trotsky, qu’il singe avec sa fausse barbiche et ses lorgnons. Bien que trop vieux pour celui de Ramón Mercader, Alain Delon, qui au contraire enchaîne les succès (il vient de tourner Borsalino et Le Cercle rouge), vole la vedette à son aîné. Paradoxalement les scènes les plus réussies du film sont celles du couple mythique qu’il forme avec Romy Schneider qui dégage une sensualité presqu’aussi entêtante que dans La Piscine.

Le film a fait un flop à sa sortie.Trop long, trop bavard, il ne s’est pas amélioré avec le temps.

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Le Pornographe ★★☆☆

Dans le Japon des années soixante en plein décollage économique, Monsieur Ogata tourne des films pornographiques qu’il revend sous le manteau. Il vit avec Haru, une veuve convaincue que son mari décédé s’est réincarné dans une carpe qu’elle a installée dans un immense aquarium au milieu de son salon. Haru a deux enfants : une fille Keiko, dont Ogata est secrètement amoureux et un fils, Kochi, qui file du mauvais coton.

Le Pornographe était inédit en France. C’est une œuvre de jeunesse de Shohei Imamura, qui n’était pas encore le réalisateur japonais révéré, titulaire de deux Palmes d’Or : La Ballade de Narayama (1983) et L’Anguille (1997).

Il s’agit d’une adaptation d’un roman de Akiyuki Nosaka publié trois ans plus tôt seulement, qui avait suscité le scandale. Scandale en raison de son héros, un être sans scrupule exerçant une profession en marge de la loi, vivant de la lubricité des acheteurs de ses films. Mais scandale aussi par le portrait en creux que Nosaka fait du Japon des années soixante, qui a profité de l’occupation américaine et de la guerre de Corée pour s’enrichir au risque d’y perdre son âme.

C’est cette seconde dimension que creuse Imamura. À la différence du roman, Ogata y est décrit comme un brave bougre, exerçant un métier comme un autre, sincèrement amoureux de Haru et combattant l’attirance qu’il nourrit pour sa belle-fille. Imamura est volontiers rousseauiste : son héros n’est pas corrompu ; c’est la société qui l’est, dont le film dénonce non sans humour les dérives qu’encourage l’aisance matérielle retrouvée après les années de privation de la guerre.

Le réalisateur reste très pudique, ne montre aucune nudité – à supposer que la morale et la censure de l’époque le lui eurent permis. Sa caméra filme à distance, à travers une fenêtre, un aquarium, pour maintenir une pudeur par rapport à ses personnages. Son cinéma, qui décrit les bas-fonds d’Osaka reste très naturaliste.

Le titre du film, sa jaquette racoleuse prêtent à confusion. Le Pornographe n’est pas un film érotique qui raconte la vie d’un érotomane. Comme son sous-titre, Introduction à l’anthropologie, le laisse entendre, il s’agit plutôt d’un film aux limites du documentaire, dans la veine de L’Histoire du Japon d’après-guerre racontée par une hôtesse de bar (1970), qu’il faut prendre pour ce qu’il est : une critique sociale non dépourvue d’humour d’une société en quête de boussole.

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Bonjour ★★★☆

Dans la banlieue de Tokyo, à la fin des années cinquante, la modernité pénètre lentement quelques foyers. Minoru et Isamu sont frères. Ils regardent les matches de sumo sur la télévision de leurs voisins, un jeune couple occidentalisé. Ils réclament en vain à leurs parents, plus conservateurs, l’achat d’un appareil et décident de faire la grève de la parole pour l’obtenir.

À qui croirait – non sans motif – qu’Ozu a passé sa vie à tourner le même film, avec les mêmes acteurs, sur le même thème (la désagrégation du lien familial), sous les mêmes intitulés (Printemps précoce, Printemps tardif, Été précoce, Fin d’automne…), Bonjour bouleversera les préjugés. Quoiqu’il faille reconnaître que la patte du maitre japonais y soit immédiatement reconnaissable – même si la couleur lui donne une apparence plus moderne que ses précédents films. On y retrouve ses acteurs familiers : Chishu Ryu dans le rôle du père, Kuniko Miyake dans celui de la mère. On y retrouve ses plans millimétrés, filmés au ras du tatami dans lequel les plans s’enchâssent les uns dans les autres.

Mais le thème de Bonjour est plus léger que celui des autres films d’Ozu, plus graves, plus mélancoliques. Il n’en est pas pour autant inédit, Ozu reprenant en 1959 un sujet qu’il avait déjà traité en 1932 dans Gosses de Tokyo (les enfants y faisant non pas la grève de la parole- le film est muet – mais celle de la faim). Ozu choisit de faire de jeunes enfants les héros de son film. Il adopte un mode comique voire bouffon (les gamins sont volontiers pétomanes) qui lui est inhabituel. Mais il le fait avec la même élégance, avec la même délicatesse que celles qui caractérisent tous ses films. Même quand deux voisines se disputent – autour d’une tontine dont l’argent a été égaré – elles le font avec un respect mutuel qui tient la violence et la méchanceté à distance.

Bonjour est moins léger qu’il n’en a l’air. Il ne s’agit pas simplement de peindre les pitreries de jeunes bambins, aussi attendrissants soient-ils. Leur grève de la parole interroge notre façon de communiquer, d’échanger chaque jour avec nos voisins, nos collègues quelques paroles insignifiantes, sur la météo ou l’air du temps, des paroles qui valent moins par leur contenu que par leur seule existence, témoignage d’un lien social patiemment entretenu. La démonstration en est faite dans une scène finale où deux amoureux, trop timides pour se faire la confession de leur attraction mutuelle, flirtent en parlant de la pluie et du beau temps. Une scène toute en délicatesse.

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La Femme à abattre ★★★☆

Le procureur Martin Ferguson (Humprey Bogart) est sur le point de faire tomber le caïd Albert Mendoza. Son procès doit s’ouvrir le lendemain et Rico, son lieutenant, va témoigner à charge en échange d’un allègement de peine. Mais Rico se dégonfle par peur des représailles et, durant son évasion du tribunal, chute mortellement.
Il reste quelques heures à peine au procureur et à ses équipiers pour se remémorer toute l’enquête et trouver un élément susceptible de faire tomber Mendoza.

La réalisation de The Enforcer avait été assurée initialement par Bretaigne Windust, un scénariste de théâtre dont c’était le premier passage derrière la caméra. L’histoire veut qu’il se soit fait licencier par Bogart qui appela Raoul Walsh pour le remplacer. Une version plus indulgente pour Windust veut qu’il soit tombé gravement malade. Toujours est-il que le seul Windust est crédité à l’écran, le nom de Walsh étant rajouté dans les doublages et dans tous les dictionnaires de cinéma. Stéphan Krezinski dans le Rapp & Lamy parle du « film d’une brute raffinée », joli oxymore pour décrire l’œuvre de Walsh, un réalisateur dont la carrière épouse toutes les évolutions qu’a connues Hollywood depuis les années 1910.

The Enforcer est un modèle de film noir dont il a tous les ingrédients : flic incorruptible, malfrats patibulaires, éclairages expressionnistes… Il est construit en flash-back enchâssés : Ferguson se remémore l’interrogatoire des principaux protagonistes de l’enquête qui, à leur tour, se remémorent les événements dont ils ont été les témoins. Cette construction apparemment complexe reste étonnamment lisible et ne perd jamais le spectateur.

Le film est sorti en France sous un titre qui n’a rien à voir avec l’original. Son sens ne se révèle que dans les toutes dernières minutes au risque de révéler la clé de l’énigme.

The Last Movie ★☆☆☆

Une équipe de cinéma tourne un western au Pérou. À la fin du tournage, Kansas (Dennis Hopper), un cascadeur qui s’est lié avec une prostituée, décide de rester dans la région. Un de ses amis vient de se porter acquéreur d’une mine dont il espère extraire de l’or. Kansas fréquente un couple de riches américains.
Pendant ce temps, les Péruviens qui avaient assisté au tournage se mettent en tête de le recommencer.

The Last Movie vaut avant tout pour la légende sulfureuse qui l’entoure. Nous sommes à l’orée des années soixante-dix en pleine époque Peace and Love. Dennis Hopper vient de réaliser Easy Rider chez Columbia Pictures qui a reçu un accueil triomphal. Trop content de le débaucher, Universal Pictures lui signe un chèque en blanc pour tourner son prochain film. Dennis Hopper part le réaliser au Pérou. C’est un prétexte à une longue orgie de drogue, d’alcool et de sexe entre amis : Peter Fonda, son comparse d’Easy Rider, Kris Kristofferson, Michelle Phillips, la chanteuse du groupe rock The Mamas and the Papas qui se marie avec Dennis Hopper pendant le tournage… et en divorce huit jours plus tard !

Le film se ressent de ce joyeux bordel. L’image est granuleuse, la prise de son détestable, les acteurs peinent à retenir les fous rires qui concluent chacune de leurs scènes. Le montage n’arrange rien qui se plaît à déconstruire une histoire dont j’ai tant bien que mal essayé de reconstituer la chronologie dans ma présentation.

On pourrait certes voir dans The Last Movie une œuvre crépusculaire sonnant le glas à la fois du cinéma hollywoodien et de la domination arrogante de l’Amérique sur le monde. Mais ce serait sans doute faire trop d’honneur à une œuvre brouillonne réalisée par de mauvais garnements sous LSD.

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L’une chante, l’autre pas ★★★☆

En 1962, Pauline (Valérie Mairesse) a dix-sept ans et ne supporte pas la morale petit-bourgeois dans laquelle ses parents l’ont éduquée. Elle prépare paresseusement son bachot et consacre son temps libre à la chanson. Elle retrouve par hasard Suzanne (Thérèse Liotard), une ancienne voisine de cinq ans son aînée, qui vit en couple avec Jérôme, un photographe, dont elle a déjà eu deux enfants et dont elle en attend un troisième. Pauline va aider Suzanne à avorter.
Entre les deux femmes se nouera une amitié qui défiera le temps.

Quand Agnès Varda réalise L’une chante, l’autre pas en 1977, le combat pour les droits des femmes fait rage. L’engagement des militantes du Planning familial, des « salopes » du Manifeste des 343 – qu’Agnès Varda avait elle-même signé – et de Gisèle Halimi – qui apparaît dans son propre rôle dans le film – avait déjà porté quelques fruits. Mais beaucoup restait à faire pour ébranler la société française, patriarcale et phallocratique.

C’est dans ce contexte politique bien particulier qu’Agnès Varda sort son film. Elle aurait pu en faire un appareil propagandiste pachydermique comme les années soixante-dix dans leur obsession militante en ont hélas beaucoup produit. Mais L’une chante, l’autre pas réussit au contraire à rester léger. Car loin de s’attacher à faire le tableau d’une époque (elle n’évoque même pas d’un mot Mai 1968 ou la loi Veil), Agnès Varda fait avant tout le portrait de deux femmes.

Le film, qui dure deux heures, leur donne une rare épaisseur, exaltant leurs qualités (l’énergie de Pauline, la douceur de Suzanne) sans rien cacher de leurs défauts (l’irresponsabilité de la première incapable de se fixer, le fatalisme de la seconde prompte à se replier sur elle-même). Aujourd’hui, on aurait réalisé une mini-série de six épisodes les suivant au cours des années comme le fait le film entre le gris Paris de 1962, le Soissonnais où Suzanne retourne après le suicide de Jérôme, la Côte d’Azur où elle s’installe ensuite pour y rencontrer Pierre, l’Iran exotique où Pauline ira se marier avant d’en revenir bien vite…

Il se dégage de ce film au charme suranné, ressorti dans quelques salles parisiennes à une époque où #MeToo et #BalanceTonPorc lui donnent une nouvelle actualité, une tendresse communicative. Certaines critiques lui reprochent sa naïveté. Reconnaissons lui au contraire sa douceur.

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L’Ange ivre ★★★☆

Le docteur Sanada (Takashi Shimura) a installé son cabinet dans un quartier pauvre de Tokyo au bord d’une mare pestilentielle. Il cache derrière une approche revêche un grand cœur. Il soigne tous les malades, même ceux qui ne peuvent le payer. Aussi accepte-t-il de retirer la balle que Matsunaga (Toshiro Mifune) un yakuza patibulaire, a reçue dans la main. À l’occasion de cette consultation, le docteur diagnostique une tuberculose. Il ordonne à son patient de se soigner en évitant l’alcool et les femmes. Mais l’orgueilleux Matsunaga n’en fait qu’à sa tête au risque de s’affaiblir rapidement.
Sa santé déclinant, son autorité dans le quartier où il faisait régner la peur s’affaiblit. D’autant qu’un ancien caïd, récemment libéré de prison, y refait son apparition.

Kurosawa est peut-être le plus grand réalisateur japonais du vingtième siècle, si tant est que ces hit-parades aient un sens. Deux veines coexistent dans son œuvre. La plus connue, la plus tardive aussi, est celle des films de sabre chanbara : Rashomon, Les sept samouraïs, Le Château de l’araignée, Kagemusha, Ran… Le second a pour cadre le Japon contemporain et pour inspiration le cinéma néo-réaliste italien et le film noir américain : Chien enragé, Vivre, Dodes’kadenL’Ange ivre participe clairement de cette seconde veine. C’est le septième film de Kurosawa, le premier dont il a l’entière maîtrise, celui qui le fait accéder à la célébrité, un an avant Rashomon.

L’Ange ivre est construit autour de deux personnages.

Le rôle principal est celui du médecin alcoolique, qui consacre sa vie à soigner la douleur des autres. Le docteur Sanada est un véritable saint laïc, un Juste comme John Ford et Clint Eastwood aiment à les peindre, sans rien cacher de leurs tares. Sa figure se retrouve dans Vivre et dans Barberousse.

Mais la vedette lui est volée par Matsunaga. Le rôle est interprété par Toshiro Mifune dont c’est la première collaboration avec Kurosawa. Ils tourneront ensemble seize films qui sont autant de chefs d’œuvre. Mifune est encore si jeune qu’on peine à reconnaître les traits de l’un des acteurs japonais les plus célèbres du siècle. Mais déjà, il dégage un magnétisme à nul autre pareil. Son rôle était plus réduit au scénario. Mais sa force d’interprétation a convaincu Kurosawa de l’étoffer en cours de tournage. Un duo d’anthologie était né…

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