Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait ★★★☆

Maxime (Niels Schneider) vient passer quelques jours dans le Vaucluse chez son cousin François (Vincent Macaigne). Mais François étant retenu à Paris, c’est sa compagne, Daphné (Camélia Jordana), enceinte de trois mois, qui l’accueille.
Les deux inconnus sympathisent très vite et se dévoilent leur passé.
Daphné raconte à Maxime comment elle a rencontré François qui était marié de longue date à Louise (Émilie Dequenne) et malheureux en ménage.
Si Daphné semble aujourd’hui heureuse, Maxime soigne un chagrin d’amour. Amoureux depuis toujours de Sandra (Jenna Thiam), il a vécu en colocation avec elle et avec son meilleur ami Gaspard (Guillaume Gouix), traducteur de profession comme lui, dont elle s’était éprise.

Vous n’avez pas tout suivi de la présentation que je viens de faire du dixième film d’Emmanuel Mouret ? Ce n’est guère étonnant. Et ce n’est qu’en partie ma faute. Le réalisateur de Mademoiselle de Joncquières aime les récits à tiroirs.

Emmanuel Mouret aime surtout raconter des histoires d’amour, aussi délicates que cruelles, des marivaudages superbement dialogués et délicieusement démodés. De film en film, qu’elles se déroulent à Marseille ou à Paris, au XVIIIème siècle ou de nos jours, il raconte les mêmes histoires. « J’adore les histoires d’amour des autres qui rappellent les siennes, celles qu’on a vécues, celles qu’on n’a pas vécues » fait-il dire à l’un  de ses personnages, révélant ainsi la clé de son œuvre.

Il y a deux réactions possibles, radicalement opposées au cinéma d’Emmanuel Mouret. La première, la plus hostile, est le rejet épidermique de sa préciosité artificieuse [j’aime bien utiliser des adjectifs précieux pour critiquer la préciosité des autres]. Ce fut ma réaction durant les deux premiers tiers du film dont les dialogues me semblaient trop écrits, péniblement récités par des acteurs qui ne parvenaient pas à se les approprier (en particulier Niels Schneider dont le rôle aurait dû être interprété par le réalisateur lui-même qui n’hésitait pas à passer devant la caméra dans ses précédents films).

Et puis, la longueur du film aidant – il dure plus de deux heures – mes résistances ont fini par céder. Je me suis laissé prendre au fil de ces chassés croisés amoureux, étant tout particulièrement ému par celui, le plus périphérique, qui met en scène Emilie Duquenne. J’ai fini par sourire à l’ironie de ces adultères plus ou moins honteux, à la cruauté de ces séparations plus ou moins dramatiques. La musique omniprésente m’a semblé moins envahissante – d’autant que j’en ai plus ou moins joué un jour ou l’autre, comme n’importe quel étudiant laborieux de conservatoire, la quasi-totalité des extraits au piano. Je me suis laissé enivrer par ses dialogues délicieusement licencieux : « quel mal y a-t-il à ce que deux corps s’entendent bien et prennent plaisir à la compagnie de l’autre ? » et par leur élégance : « l’amour (…) un don, un abandon, un dépassement ».

La bande-annonce

Rocks ★★☆☆

Shola a quinze ans. Elle vit chichement avec sa mère et son jeune frère dans un HLM de l’East End londonien. Elle étudie dans un collège de jeunes filles. Ses amies l’ont surnommée Rocks à cause de sa morphologie et de sa force de caractère.
Sa vie se fissure quand sa mère abandonne brutalement le foyer, la laissant seule avec son frère.

On retrouve avec plaisir Sarah Gavron, une réalisatrice rare qu’on avait découverte en 2007 dans l’adaptation du roman à succès de Monica Ali Brick Lane et qui avait signé huit ans plus tard un film moins personnel sur les suffragettes anglaises du début du vingtième siècle.

Elle retrouve les mêmes horizons que dans Brick Lane : ces banlieues londoniennes cosmopolites où, dans un joyeux melting pot, des immigrés de la deuxième génération, issus de toutes les ex colonies de l’Empire britannique, essaient non sans mal d’inventer une identité hybride. Les copines de Rocks, qu’on voit sur l’affiche, constituent un échantillon presque caricatural de cette mixité sociale avec Sumaya, sa meilleure amie d’origine somalienne, Khadijah, la bengalie, et Agnès, la seule Anglaise de souche.

Les adolescentes sont décidément à la mode au cinéma, qu’on les filme dans le Limousin (Adolescentes), en banlieue parisienne (Bande de filles, Mignonnes) ou à New York (Never Rarely Sometimes Always). Manière de souligner l’originalité de leurs vécus ou, tout au contraire, de montrer que les grands enjeux sociaux de notre temps se vivent de la même façon quel que soit le sexe.

Rocks a l’âpreté des films de Ken Loach Il en a aussi la tendresse. Loin de sombrer dans le désespoir, il nous montre – ce qui relève presque de la science fiction – Londres sous un soleil optimiste et des couleurs éclatantes (cf. l’affiche). Un optimisme un peu surjoué qui voudrait, comme la conclusion du film, nous laisser un message d’espoir.

La bande-annonce

La Femme des steppes, le Flic et l’Œuf ★☆☆☆

Un cadavre est retrouvé au milieu de la steppe mongole. Pour le protéger des loups dans l’attente de l’arrivée de la police scientifique, un bleu est posté en faction. Il risque de mourir de froid si une bergère du coin ne vient le réchauffer.

La Mongolie possède des paysages immenses, éminemment cinématographiques. Mais le cinéma l’a investi récemment. Je me souviens de mon étonnement et de mon émerveillement en 2004 à la sortie de L’Histoire du chameau qui pleure. Et puis il y a eu Le Chien jaune de Mongolie en 2006. Le Mariage de Tuya en 2007, filmé par un réalisateur chinois, avait été tourné en Mongolie intérieure, côté chinois. Ce même réalisateur, Wang Quan’an, a franchi la frontière pour réaliser en Mongolie son nouveau film, en desserrant un peu la contrainte que fait peser la censure de son pays. Non pas que La Femme des steppes… soit un brûlot politique, mais parce qu’il contient quelques scènes de sexe qu’on n’a pas coutume de voir dans le cinéma passé au crible de la censure pékinoise.

Ces films se ressemblent. Ils montrent la steppe infinie et ses couchers de soleil majestueux ; ils racontent des histoires simples de nomades et de bêtes.

Öndög (qui signifie « Œuf » en mongol et que les distributeurs français ont préféré traduire par un titre plus long et plus explicite) vient s’ajouter à cette liste désormais bien fournie. Lui aussi filme des paysages qu’on rêverait de voir – si ce fichu Covid n’hypothéquait pas tous nos projets de voyage. Lui aussi raconte une histoire simple. Il ne s’agit pas tant, comme on pourrait le croire au début du film, d’une enquête policière mais du portrait d’une femme indépendante qui vit seule au milieu des steppes avec son chameau, ses vaches et ses brebis.

Si vous n’avez jamais vu de film tourné en Mongolie et si la beauté intimidante des steppes battues par le vent glacial vous fascine, allez par curiosité y jeter un œil. Sinon, passez votre chemin devant une énième resucée d’un sujet qui ne vaut guère que par l’exotisme de ces prises de vue.

La bande-annonce

Voir le jour ★★☆☆

La vie quotidienne dans un service de maternité en sous-effectif chronique : les accouchements, les patientes plus ou moins patientes, les personnels de santé débordés mais unis dans une sororité bienveillante.
Jeanne (Sandrine Bonnaire) y est auxiliaire de santé. Dans une vie passée, elle s’appelait Norma et chantait dans un groupe punk. Mais, à la naissance de sa fille, Zoé, elle a choisi ce métier malgré ses astreintes.

Voir le jour est l’adaptation fidèle du roman de Julie Bonnie Chambre 2 couronné en 2013 par le prix du livre FNAC. Un roman bref et poignant dont je me souviens que la lecture à l’époque m’avait touché – mais dont, Alzheimer aidant, je n’ai gardé qu’un souvenir très flou du contenu.

Voir le jour joue sur notre corde sensible en nous montrant des nouveau-nés attendrissants. Il faudrait avoir un cœur de pierre pour ne pas se laisser émouvoir par leur innocence, par leur fragilité et par leur irrésistible détermination à vivre.

Voir le jour explore aussi un thème qui, depuis quelques années, fait florès au cinéma français : celui de l’hôpital. On pense à Hippocrate, le film de Thomas Lilti sorti en 2014 et à la série homonyme qu’il a réalisé pour Canal plus, ou à Patients, autant d’œuvres excellentes, aussi intelligentes qu’émouvantes. On pense aussi à Pupille, que j’avais classé parmi les tout meilleurs films de l’année 2018.

Marion Laine, une réalisatrice confirmée dont Sandrine Bonnaire est l’actrice fétiche, a recruté un casting aux petits oignons pour l’entourer : Brigitte Roüan, décidément aussi talentueuse devant que derrière la caméra, Laure Atika qui, l’âge venu, a su abandonner les rôles de bimbos qui avaient fait sa renommée, Sarah Stern, rousse exubérante, fille des Tuche, Kenza Fortas, cagole au cœur pur, héroïne de Shéhérazade.

Voir le jour n’est jamais meilleur que quand il filme l’activité trépidante de la maternité, ses alertes et ses conflits, . En revanche, il se dilue à vouloir raconter d’autres histoires : la relation mère-fille entre Jeanne et Zoé et surtout, au prix de flashbacks calamiteux, la folle jeunesse de Jeanne/Norma et sa rédemption dans le travail. Cette couche narrative n’apporte rien. Pire, elle vide un film qui aurait pu être exceptionnel de sa force.

PS : Un clin d’œil à Franck Bouysse dont on voit en passant l’affiche du livre Né d’aucune femme

La bande-annonce

Le bonheur des uns… ☆☆☆☆

Léa (Bérénice Béjo), vendeuse dans un magasin de prêt-à-porter, est mariée à Marc (Vincent Cassel) qui réalise une belle carrière dans l’aluminium. Elle a une passion secrète, l’écriture, et met la dernière main à son premier livre qu’une prestigieuse maison d’édition va publier.
Léa est restée très proche de Karine (Florence Foresti), une amie d’école, et a appris à connaître son mari Francis (François Damiens).
Les deux couples sont très liés. Mais leur belle complicité va se fissurer avec la soudaine célébrité que les livres de Léa lui donnent.

Il existe un sous-genre cinématographique dont je ne comprends pas la raison d’être : le théâtre filmé. Le théâtre, s’il a sur le cinéma l’avantage de permettre aux spectateurs d’être en contact direct avec les acteurs, a par rapport à lui un handicap structurel : son immobilité. Alors que le cinéma peut, en quelques instants, par la magie du montage, nous faire visiter toutes sortes d’endroits, le théâtre n’offre pas une telle palette aussi imaginative et rythmée que soient la mise en scène et la succession des décors. Attention ! je ne suis pas en train de dire que le cinéma est supérieur au théâtre, mais de m’interroger sur l’intérêt d’utiliser dans un film les mêmes codes qu’au théâtre.

Daniel Cohen avait écrit L’Île flottante pour le théâtre. Il ne l’a jamais monté mais a écrit sur cette base un film qu’il réalise et dans lequel il joue un petit rôle – celui du patron borné de la boutique du centre Beaugrenelle où Léa travaille. Il confie les rôles principaux à quatre acteurs plus ou moins célèbres qui n’avaient quasiment jamais joué ensemble et, espérant surfer sur le succès il y a quelques années du Prénom, boucle une comédie française ni drôle ni intelligente.

Au théâtre, elle aurait compté quatre ou cinq actes tous construits selon le même schéma : un dîner entre les deux couples les montrant à chaque étape de leur relation lentement minée par le succès grandissant de Léa. Puisqu’on est au cinéma, le montage est plus dynamique et les décors moins monotones : le film commence certes par une longue scène au restaurant – où les atermoiements de Léa à choisir son dessert éclairent le titre de la pièce – et se poursuit successivement chez Karine et Francis, chez Léa et Marc, dans la boutique où Léa travaille, sur le lieu de travail de Marc, etc.

Puisque la pièce est censée faire rire, le casting compte deux acteurs connus pour leur humour. Hélas, ni Florence Foresti, en amie jalouse, ni François Damiens, en mari aimant « mais un peu con », ne parviennent à être drôles. Le scénario les condamne à incarner des caricatures sans nuances ni évolutions. C’est le cas aussi de Vincent Cassel dans un rôle à contre-emploi de mari jaloux et pas très fu-fute et de Bérénice Béjo dont l’inébranlable bienveillance devient à la longue horripilante.

Il n’y a décidément rien à sauver dans cette comédie française d’un autre âge qui louche plus du côté d’Au théâtre ce soir que de celui de Tchekov que le réalisateur a le culot de citer dans son dossier de presse.

La bande-annonce

La Daronne ★☆☆☆

Patience Portefeux (Isabelle Huppert) n’a pas eu beaucoup de chance dans sa vie. Après la mort de son mari, elle a dû élever seule ses deux filles. Elle doit aujourd’hui s’occuper de sa mère vieillissante. Patience est interprète franco-arabe à la Brigade des Stups ; elle est aussi l’amante de son commandant (Hippolyte Girardot). Elle passe ses jours et ses nuits en garde à vue ou, le casque collé aux oreilles, à traduire des écoutes téléphoniques.
Sa vie va changer lorsqu’elle découvre que le fils de l’aide-soignante qui s’occupe de sa mère est impliqué dans le transport d’une cargaison de cannabis. Elle réussit à le protéger mais se retrouve avec la cargaison sur les bras. Ne sachant qu’en faire, elle décide de l’écouler sur le marché. Du jour au lendemain, la prudente Patience devient dealeuse. La brigade des Stups à ses trousses lui a trouvé un surnom : la daronne.

La Daronne est l’adaptation d’un polar de Hannelore Cayre, une avocate convertie à l’écriture dont la renommée ne cesse de grandir.

Mais La Daronne est avant tout un film de Zaza. « Zaza » ? Le mot, passablement irrespectueux, n’est pas de mon invention. J’ai appris qu’il désignait Isabelle Huppert depuis le Elle de Paul Verhoeven qui a donné à sa longue et prolifique carrière un nouveau tour : celui d’une pétroleuse borderline, d’une bourgeoise disruptive, d’une cougar gentiment toquée. Elle a multiplié les rôles de ce genre ces dernières années : prostituée vénéneuse chez Benoît Jacquot (Eva), meurtrière psychopathe chez Neil Jordan (Greta), libertine toxique chez Eva Ionesco (Une jeunesse dorée), enseignante schizophrène chez Serge Bozon (Madame Hyde)…

Je ne l’ai aimée dans aucun de ces films. Pire : je n’ai aimé aucun de ces films. Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire, je trouve son jeu très pauvre, ses moues répétitives, sa voix haut perchée horripilante.

Pourquoi dès lors m’être infligé cette Daronne ? La couleur en était pourtant clairement annoncée par son affiche : plus « Zaza » tu meurs ! Comme dans ses films précédents, Isabelle Huppert écrase ses personnages, les étouffe, les empêche d’exister. Patience Portefeux annonçait pourtant, avec un tel patronyme, un personnage hors du commun. Mais ce personnage disparaît derrière son interprète. Il y a tromperie sur la marchandise : La Daronne nous promet une interprète franco-arabe, une femme tiraillée entre sa mère et son travail, une caïd en herbe…. on ne voit qu’Isabelle Huppert !

La bande-annonce

Adolescentes ★★★☆

Pendant cinq ans, le documentariste Sébastien Lifshitz a suivi Emma et Anaïs, deux adolescentes de Brive-la-Gaillarde. De la quatrième à la terminale, il a filmé leurs vies, en cours avec leurs camarades, chez elles avec leurs parents, pendant leurs loisirs…

Depuis que sa sortie avait été annoncée le 25 mars, j’attendais avec une sourde impatience Adolescentes. Pour deux raisons.

La première est la grande estime dans laquelle je tiens Sébastien Lifshitz, sans doute l’un des plus grands documentaristes français contemporains. J’avais été durablement impressionné par Les Invisibles, en 2012, qui décrivait la vie ordinaire de couples homosexuels, en démontrant, à rebours des outrances incendiaires des opposants au mariage pour tous, que les gays n’étaient ni des monstres dénaturés ni des pervers partouzeurs.

La seconde est la ressemblance entre le dispositif de Adolescentes et celui de Boyhood, l’un de mes films préférés de la dernière décennie, qui lui aussi faisait le pari risqué de suivre, pendant douze ans, les membres d’une même famille.

Le défi est relevé haut la main. Des cinq cents heures de rushes qu’il a tournées, Sébastien Lifshitz a réussi à tirer un documentaire de deux heures qui va à l’essentiel. On y suit l’évolution de Emma et Anaïs et on en devient même si proche que, comme les membres de sa propre famille, on ne les voit plus vieillir.

Anaïs vient d’un milieu très modeste. Sa mère, obèse et dépressive, enchaîne les hospitalisations. C’est à elle qu’incombe la charge de l’éducation de ses plus jeunes frères. L’adolescente en surpoids n’a pas de bons résultats scolaires et doit être orientée en seconde vers un bac professionnel. Mais cela ne l’empêche pas de garder contre vents et marées une joie de vivre communicative.
Emma au contraire est plus renfermée. Elle est issue d’un milieu beaucoup plus privilégié. Sa mère, très présente, trop peut-être, veille avec un soin jaloux à ses devoirs et à son orientation. Volontiers boudeuse, l’adolescente est en conflit permanent avec elle.

Adolescentes raconte l’amitié de ses deux jeunes filles, réunies au collège par les hasards de la carte scolaire, mais lentement séparées au lycée par leurs études. Perce derrière ce double portrait une ambition sociologique : filmer cette France qu’on ne dit plus « profonde » mais « périphérique » depuis que le géographe Christophe Guilluy en a popularisé l’expression. D’ailleurs Sébastien Lifshitz désireux de s’éloigner de l’archétype qui fait coïncider adolescence et banlieue, dit avoir choisi sciemment de poser sa caméra en Corrèze dans une ville de province « un peu neutre et dormante » (les habitants de Brive-la-Gaillarde apprécieront !)

Quelle image de la France périphérique et de sa jeunesse Adolescentes renvoie-t-il ? On y touche du doigt la part toujours prépondérante des déterminants sociaux – Anaïs suivra des études d’infirmière alors qu’Emma veut intégrer une école de cinéma – corrigée par les dispositifs publics – Anaïs bénéficie d’un contrat « jeune majeur » du conseil départemental lui permettant de quitter sa famille et de s’installer dans un appartement dès ses dix-huit ans. Si les deux adolescentes sont sensibles au monde qui les entoure – Lifshitz filme leurs réactions aux attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan et à l’élection d’Emmanuel Macron (hostile pour l’une, dont on comprend en tremblant que sa préférence allait à Marine Le Pen, indifférente pour l’autre) – elles vivent les mêmes épreuves que les adolescentes de leurs âges : la relation à la mère (les pères sont dans les deux familles étrangement effacés sinon absents), les premiers flirts, l’éveil pudique à la sexualité…

Qu’on ait seize ans ou le triple, qu’on habite Paris ou la province, on sera ému par Adolescentes, par le portrait de ses deux attachantes héroïnes et par l’image qu’il nous renvoie d’une certaine jeunesse contemporaine.

La bande-annonce

Antigone ★★★☆

Antigone, jeune Kabyle dont les parents ont été tués en Algérie pendant la décennie noire, est réfugiée au Canada avec sa grand-mère. Si sa sœur et elle vivent une enfance sans problème, ses deux frères ont versé dans la délinquance. Lors d’une interpellation, l’aîné, est tué par la police ; le cadet, est incarcéré et menacé d’expulsion. Choisissant d’écouter son cœur, Antigone décide de violer la loi des hommes en organisant l’évasion de Polynice.

Couronné par cinq prix aux Oscars canadiens (dont celui du meilleur film et de la meilleure actrice), Antigone transpose dans le Canada contemporain la pièce de Sophocle, comme Anouilh l’avait déjà fait dans la France de l’Occupation. Sophie Deraspe en a gardé les prénoms des principaux protagonistes d’une élégance hors du temps : Etéocle, Polynice, Ismène, Hémon…. Manque à l’appel Créon, le roi de Thèbes qui chez Sophocle prononce la condamnation à mort d’Antigone : cette figure de l’autorité prend successivement chez Sophie Deraspe les traits du policier qui interroge Antigone, de la juge devant laquelle elle comparait, de l’éducatrice qui l’accueille en centre fermé.

Surtout, Sophie Deraspe reste fidèle à la figure intemporelle d’Antigone. On le sait depuis le lycée, elle présente deux caractéristiques. Le premier est le plus connu : Antigone se rebelle contre la loi des hommes (l’ordre inique de  laisser sans sépulture le corps de son frère défunt) au nom de principes qu’elle estime supérieurs (le respect dû aux morts). Par solidarité familiale, la moderne Antigone de Sophie Deraspe se rebelle contre la condamnation qui pèse sur Polynice son frère – la déportation en Algérie – l’estimant disproportionnée par rapport au crime commis – l’agression sur le policier qui venait d’abattre Etéocle – quand bien même Polynice avait déjà de lourds antécédents criminels.

Le second n’est pas moins important : Antigone incarne une jeunesse fougueuse en rupture avec les adultes qui font peser sur elle leur joug. Cette rébellion se joue ici via les réseaux sociaux qui instruisent, hors de la cour de justice, son procès en taguant le visage de l’adolescente, en reproduisant son cri (« Mon cœur m’a dit de sauver mon frère »), dans des tons rouge qui sont en passe, depuis La Casa de Papel, de symboliser à eux seuls l’insoumission à l’ordre social établi.

La décennie noire algérienne, les guerres de gangs à Québec, la politique migratoire canadienne, la protection judiciaire des mineurs, la contestation sociale via les réseaux sociaux : cette Antigone brasse bien des sujets. Et on aurait pu lui reprocher d’en brasser trop.

Mais pourtant la barque ne croule pas sous leur poids. Antigone réussit à être à la fois d’un élégant classicisme et d’une brûlante actualité. La cause en est en partie involontaire : cette diction québécoise si particulière, à la fois lente et rapide, classique et moderne, cette façon de tordre la langue française, de l’essorer, de la réinventer.

Et enfin il y a l’actrice principale, ses yeux clairs immenses, sa force et sa fragilité combinées. Elle s’appelle Nahéma Ricci. D’origine franco-tunisienne, elle est née à Montréal. J’attends déjà son prochain film.

La bande-annonce

Petit Pays ★☆☆☆

Gaby a dix ans. Il vit une enfance protégée à Bujumbura au Burundi avec Michel, son père, un entrepreneur français expatrié, Yvonne, sa mère, d’origine rwandaise et Ana, sa sœur cadette. Élève de la classe de Mme Economopoulos, il forme avec quatre camarades une bande d’amis indéfectiblement soudés. Mais cet éden enfantin va se fissurer sous le poids des événements extérieurs : le coup d’État d’octobre 1993 qui renverse le président tutsi Melchior Ndadaye et surtout le génocide au Rwanda qui va décimer la famille de Yvonne.

Petit Pays est la fidèle adaptation du best-seller de Gaël Faye, publié en 2016, couvert de prix et désormais au programme dans les collèges. Le film comme le roman entremêlent deux histoires : la petite et la grande.
La petite : la chronique familiale d’un divorce annoncé. La grande : deux pays plongés dans la guerre civile.

Je l’avoue le rouge au front : je n’avais pas aimé le roman de Gaël Faye et n’en avais pas compris l’étonnant succès. J’ai conscience avec cet aveu honteux de me couper de 99 % de mes amis qui, au contraire de moi, ont été sensibles à sa pudeur et à sa force. Tout au plus me gagnerai-je la sympathie de leurs enfants qui se cherchaient un prétexte pour refuser de le lire !
Je lui reprochais un regard éculé – la guerre à regard d’enfant (soupirs) – un scénario trop chargé s’étendant sur un temps trop long et enfin un point de vue qui complique la compréhension à qui ne connaît pas les rebondissements de l’histoire politique burundaise. Dans un genre très similaire, je lui avais préféré Notre-Dame du Nil de Scholastique Mukasonga.

Les critiques que j’adressais au livre, je les adresse à l’identique au film qui en est la sage retranscription. Éric Barbier, qui fut il y a une trentaine d’années un réalisateur français plein d’avenir, est devenu un faiseur sans talent. Après avoir adapté La Promesse de l’aube, avec Charlotte Gainsbourg et Pierre Niney, il se colle à cette adaptation-là. Que fera-t-il ensuite ? Les Fourberies de Scapin ? L’Étranger ?

La bande-annonce

Mano de Obra ★★★☆

Au Mexique, des manœuvres s’activent dans une villa cossue en plein travaux. Un homme tombe du toit par accident. Il décèdera des suites de sa chute, laissant une femme enceinte et sans le sou. Son frère Francisco, manœuvre lui aussi, se bat sans succès pour obtenir une indemnisation. Mais son contremaître ne veut rien entendre et invoque l’état d’ébriété du défunt que rien n’atteste sinon des résultats d’analyse contrefaits. L’exaspération montant, Francisco décide de se venger.

Mano de Obra est un film sobre. Dans la forme comme dans le fond.

Quasi documentaire, Mano de Obra, constitué de longs plans fixes, manifeste pour un premier film un étonnant sens du cadrage. Les acteurs, tous amateurs à l’exception de celui qui joue le rôle de Francisco, forment un ballet millimétré. Le montage de Mano de Obra manie l’ellipse, racontant une histoire qui se déroule sur plusieurs mois sans jamais pour autant nous égarer.

L’histoire qu’il raconte bifurque au milieu du film.
Comme l’annonçait le résumé que j’en ai fait, on croit qu’il s’agira d’une histoire de vengeance. On se demande quelle voie suivra Francisco pour atteindre son but : l’occupation illégale de cette villa au confort indécent alors qu’il survit dans un studio misérable inondé par les intempéries ? le kidnapping voire l’assassinat de ce patron sans cœur qui reste sourd à ses revendications de plus en plus pressantes ?

Le film pourrait s’arrêter une fois ces questions résolues. Mais il rebondit, dans une sorte d’appendice ou de post-scriptum. Les spectateurs qui voudraient s’en réserver la surprise peuvent me quitter ici. On retrouve Francisco dans la villa après le meurtre du propriétaire. Il espère, grâce à une faille de la loi mexicaine, en acquérir la propriété. Il convainc ses anciens collègues de s’y installer avec lui pour rassembler l’argent nécessaire aux frais de justice. Lentement, sa personnalité change….

Cette seconde partie leste le film d’une dimension supplémentaire, au risque de le faire chavirer. La dénonciation, assez simpliste, du quasi-esclavagisme auquel les classes laborieuses mexicaines étaient réduites et l’exaltation, tout aussi simpliste, de la légitimité de leur rébellion sont l’une et l’autre brouillées par le tour que prend la vie de Francisco. Le héros positif ne le reste pas longtemps. Le film n’est plus simpliste ; il devient grinçant sinon désespérant.

La bande-annonce