Banel & Adama ★☆☆☆

Banel et Adama s’aiment depuis toujours d’un amour absolu. Mais Banel était vouée à épouser le frère aîné d’Adama, Yéro, l’héritier d’une prestigieuse lignée, destiné à devenir le chef du village. C’est seulement après le décès accidentel de Yéro que Banel a pu, en vertu de la loi du lévirat, épouser Adama. Mais le décès de son frère, s’il permet à Adama d’épouser Banel, lui impose aussi de prendre les rênes du village et contrecarre les projets du couple.

Banel & Adama est le premier film d’une jeune réalisatrice franco-sénégalaise formée à la Fémis. Il a été sélectionné en compétition officielle à Cannes. Les mauvaises langues diront qu’il le doit moins à ses qualités propres qu’à son origine géographique : grâce à lui, l’Afrique subsaharienne trouvait sa place sur l’échiquier mondial du cinéma (le Maghreb étant quant à lui très dignement représenté par Les Filles d’Olfa).

Son action se déroule dans le Fouta, une région désertique du nord du Sénégal, à la frontière de la Mauritanie (où ma sœur aînée, par les hasards de la vie, a vu le jour en 1951… mais ceci est une autre histoire). Ramata-Toulaye Sy raconte avoir voulu tourner une grande histoire d’amour entre deux êtres qui refusent les règles contraignantes que le village et la tradition voudraient leur imposer. Ils se vouent une passion oblative, refusent pour le moment de faire des enfants, malgré la pression collective, et aimeraient s’installer à l’écart du village dans une maison désaffectée qu’Adama dispute au sable qui l’a recouverte quand ses corvées lui en laissent le temps.
La pluie se fait attendre, obligeant Banel à travailler aux champs et Adama à veiller sur les bêtes lentement décimées par la sécheresse.

Banel & Adama m’a rappelé Animalia, un film lui aussi tourné par une réalisatrice française revenue filmer dans son pays d’origine, le Maroc. Comme Animalia, Banel & Adama a le dérèglement climatique pour arrière-plan. Comme Animalia, Banel & Adama fait un pas de côté, dans sa dernière partie, vers le cinéma fantastique. Comme lui, il encourt le reproche de vouloir explorer plusieurs registres sans arrêter son choix sur aucun.

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Àma Gloria ★★☆☆

Cléo, six ans, et Gloria, sa nounou cap-verdienne, sont unies par un lien symbiotique. Mais lorsque la mère de Gloria meurt et qu’elle doit rentrer dans son pays pour y prendre en charge l’éducation de ses deux enfants, sonne l’heure de la séparation. Le chagrin de Cléo est si grand que son père accepte de l’envoyer au Cap-Vert y passer avec sa nounou adorée un dernier été.

Je suis allé à reculons voir un film dont je redoutais par avance la mièvrerie et le débordement de sentimentalisme. Je n’en suis sorti qu’à moitié convaincu, certes touché par la délicatesse du scénario mais néanmoins conforté dans certains de mes a priori.

Il faut d’abord reconnaître à ce film une vraie originalité. La relation qui se noue entre une enfant et la personne que ses parents ont salariée pour en assurer la garde est pourtant un riche sujet. Il en existe une face noire, celle de la nounou meurtrière, caricaturalement exploitée par La Main sur le berceau, un nanar des 90ies qui pourrait revendiquer le titre de plus mauvais film de l’histoire (avec Rebecca De Mornay, une star en devenir qui ne l’est jamais devenue) ou, plus subtilement, Karin Viard dans Chanson douce, l’adaptation poignante du prix Goncourt 2016 de Leïla Slimani.
Mais il en existe une face moins dramatique, plus naturaliste et pas moins poignante : les relations complexes qui se nouent entre un enfant et un adulte payé pour lui donner ce qui, dit-on couramment, ne s’achète pas, l’amour.

Plusieurs films latino-américains ont fait la part belle à ce personnage, omniprésent dans toutes les familles, fussent-elles de la petite bourgeoisie :  le chilien La Nana (2009), l’argentin La Fiancée du désert (2017), les brésiliens Les Bonnes Manières (2018) et Trois Étés (2018). La nounou est un personnage aussi omniprésent désormais dans toutes les familles parisiennes ; mais, à ma connaissance, le cinéma français ne s’était jamais intéressé à lui.

Le principal défaut de Àma gloria n’est pas son sentimentalisme, contre lequel on était au demeurant prévenu. L’extrême délicatesse de la caméra de Marie Amachoukeli – qui s’est inspirée, dit-elle, de la relation fusionnelle, qu’elle entretenait enfant avec sa nounou portugaise elle aussi obligée un jour de rentrer au pays – et surtout le jeu incroyable des deux actrices, la petite Louise Mauroy-Panzani, dont on se demande en tremblant comment la réalisation a réussi à deux reprises au moins à lui arracher des sanglots aussi déchirants, et Ilça Moreno Zego, tout en rondeur maternelle, réussissent à éviter ce piège.

Son principal défaut est peut-être dans sa simplicité et sa modestie. Sans qu’il soit besoin d’invoquer à charge les incohérences de son scénario (imagine-t-on envoyer une fillette de six ans non accompagnée dans un vol avec escale vers Praia ??), Àma Gloria, la caméra collée à ses personnages, n’évoque qu’un seul sujet sans jamais en dévier : l’amour oblatif de Cléo pour Gloria. Tout dans le film est organisé autour de ce thème unique. Une semaine après Anatomie d’une chute, dont quasiment chacune des scènes ouvrait sur des lignes de fuite vertigineuses, la comparaison ne joue clairement pas en faveur de ce film univoque et monotone.

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Paradis ★★☆☆

Durant l’été 2021, dix-neuf millions d’hectares – soit environ la superficie d’une trentaine de départements métropolitains français – sont partis en fumée dans le nord-est de la Sibérie. Le documentariste Alexander Abaturov est parti en Iakoutie, à Shologon, un village perdu dans la taïga pour filmer l’attente anxieuse de la population devant l’incendie qui vient et les tentatives maladroites des autorités locales, privées par Moscou de tout soutien, de le stopper.

L’affiche du film pouvait laisser augurer un film dantesque, presqu’hollywoodien, dans lequel quelques hommes courageux, n’écoutant que leur bravoure, se dresseraient seuls et sans moyens face à des murailles de flammes et en viendraient à bout à force d’audace et d’ingéniosité.

Mais Paradis – au titre bien antinomique – n’est pas une superproduction hollywoodienne mais un documentaire à hauteur d’hommes. Il filme une réalité autrement prosaïque : non pas des murailles de flamme, mais un ciel orangé de plus en plus obscurci par les cendres en suspension, et un air de plus en plus irrespirable, même pour les spectateurs confortablement installés dans les fauteuils moelleux d’une salle parisienne.

Paradis est un film écologique qui montre les dégâts causés par le réchauffement climatique. C’est aussi un film politique qui dénonce la carence des autorités russes à protéger leur territoire et leurs populations, abandonnées à elles-mêmes. C’est surtout un beau film humain qui montre une région du monde reculée, peuplée par une population aux traits nettement asiatiques, parlant un curieux idiome, le iakoute, une langue turcique, et affichant face au danger qui vient un calme stoïque.

Le seul défaut du film est celui que j’avais déjà pointé devant le précédent documentaire d’Alexander Abaturov sorti en 2019, Le Fils, sur la formation des troupes d’élite russes : son manque de pédagogie qui empêche de comprendre le contexte des événements et d’éclairer leur déroulement.

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La Bête dans la jungle ★☆☆☆

John et Mary s’étaient croisés encore adolescents, lors d’une fête de village. John avait à cette occasion confié à Mary un secret : il était persuadé de l’imminence d’un événement qui viendrait bientôt bouleverser sa vie, telle une bête tapie dans la jungle, prête à bondir. Dix ans plus tard, en 1979, désormais adultes, John et Mary se croisent à nouveau dans une boîte parisienne en pleine mode disco. Pendant plus de vingt ans, leurs chemins ne cesseront de s’y croiser encore. Tandis que le monde change autour d’eux (les années Sida déciment les clients avant la Chute du Mur et le 11-septembre), tandis que les tendances musicales évoluent (la techno succède à la new wave qui avait succédé au disco), John et Mary ne changent pas, prisonniers d’une éternelle jeunesse et de l’immobilité de leurs sentiments.

La Bête dans la jungle est un roman parmi les plus célèbres de Henry James. Son thème entêtant – deux êtres coincés dans un éternel présent qui ratent leur vie à force de trop en attendre – avait déjà inspiré Marguerite Duras, qui en tira une pièce de théâtre avec Sami Frey et Delphine Seyrig, et François Truffaut et sa Chambre verte. Un film de Bertrand Bonello qui en est tiré est annoncé pour février 2024 avec Léa Seydoux.

Que Patric Chiha et Bertrand Bonello aient puisé leur inspiration dans la même oeuvre n’est pas un hasard tant leurs cinémas sont proches. On connaît bien le second – et on en reparlera quand sortira La Bête. On connaît moins bien le premier, franco-autrichien, qui a réalisé en 2017 un documentaire, Brothers of the Night, sur des Roms d’origine bulgare qui appâtent les clients d’un bar gay du centre de Vienne puis en 2020 Si c’était de l’amour sur une troupe de danseurs qui monte un ballet de la chorégraphe Gisèle Vienne.

Les deux partagent le même goût pour un cinéma anti-naturaliste, fassbindérien et esthétisant. Le film de Patric Chiha se déroule quasi exclusivement à l’intérieur d’une boîte de nuit (parisienne ?) qui ressemble au Palace du temps de sa splendeur avec ses dance floors, son escalier, sa balustrade. Les danseurs y sont incroyablement beaux et gracieux. Anais Demoustier est peut-être un chouïa trop sage pour ce rôle vénéneux. Béatrice Dalle qui l’aurait parfaitement interprété trente ans plus tôt y est mieux à sa place dans le rôle d’une physionomiste qui, à l’entrée de la boîte, telle Charon aux entrées des enfers, décide de convoyer les âmes.
Mais c’est Tom Mercier, découvert dans Synonymes de Nadav Lapid qui est particulièrement à contre-emploi, grande gigue molle, habillée comme un sac, aussi à l’aise dans une boîte de nuit que moi sur une patinoire, s’exprimant dans un français hésitant. Sa maladresse, son manque de charme sont autant de boulets que le film, déjà passablement plombant, traîne.

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Quand les vagues se retirent ★☆☆☆

Le lieutenant Hermes Papauran est considéré comme l’un des plus fins limiers de la police philippine. Mais il est devenu au fil du temps le complice des pratiques arbitraires du gouvernement qui, dans le cadre de sa campagne anti-drogue, multiplie les arrestations et les exécutions arbitraires. Ne supportant plus cette schizophrénie, frappé par un psoriasis généralisé qui le défigure, il décide de quitter la police et de se retirer chez sa sœur au bord de la mer.
Le brigadier Primo Macabantay a jadis formé le jeune Hermes Papauran à l’académie de police. Il est tombé pour ses entorses à la loi et a été arrêté par son élève. Après dix ans de prison, il est relâché. Devenu à moitié fou, sujet à des visions mystiques qui le poussent au crime, il a décidé de retrouver Papauran et de se venger.

Lav Diaz passe, à bon droit, comme l’un des plus importants réalisateurs contemporains. Abonné aux plus grands festivals (Cannes, Venise, Locarno, Berlin), il a développé un style qui lui est propre, même s’il rappelle celui de Apichatpong Weerasethakul ou de Béla Tarr : lenteur revendiquée (on le rattache souvent à l’école du slow cinema), longs plans fixes filmés souvent à distance, usage quasi-systématique du noir et blanc, minimalisme….

Lav Diaz passe pour le réalisateur dont les films sont les plus longs : Death in the Land of Encantos (2007) qui est sorti en France en 2015 mais que je n’ai pas eu le courage d’aller voir dure neuf heures ; Evolution of a Filippino Family (2004) dépasse les dix heures ; From What is Before, Léopard d’or à Locarno en 2014, peut-être son film le plus connu, dure cinq heures et trente-huit minutes.

Avec ses trois heures sept, Quand les vagues se retirent ferait presque figure de court métrage. Au surplus, flirtant avec le polar, il repose sur une trame narrative aisément compréhensible. De là à dire que c’est un film grand public qui maintient tout du long l’audience en haleine, il y a un pas que je ne franchirai pas. Quand les vagues… reste un film incroyablement lent et long qui, comme les précédents films de Lav Diaz, joue sadiquement avec les limites de la résistance du spectateur.

Il constitue certes une critique courageuse de la politique démagogue du president Duterte (2016-2022) qui, au nom de la lutte contre la drogue, a délibérément bafoué tous les droits humains, menant une croisade qui fit dit-on plusieurs dizaines de milliers de morts. Mais cette dimension demeure en arrière-plan, le vrai sujet du film étant la trajectoire de ces deux héros, rongés, au propre comme au figuré, par leur passé. Le film est organisé autour de l’attente de leur rencontre qu’on sait inéluctable. Elle intervient – enfin – à la fin du film et le clôt dans une scène quasi-muette filmée dans un interminable plan fixe évidemment, sur un quai, au bord de la mer.

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Les Avantages de voyager en train ★★☆☆

Helga Pato, une éditrice, se voit obligée de placer son mari coprophage dans un asile du nord de l’Espagne. Dans le train qui la ramène à Madrid, elle est assise en face d’un psychiatre, Angel Sanagustin, qui lui raconte l’histoire de l’un de ses patients, Martin Urales de Ubeda.

Au lendemain de la disparition de Prigojine, Les Avantages de voyager en train aurait pu sonner comme une publicité du Kremlin. Le titre est trompeur, dont l’action certes se déroule dans un train en grande vitesse mais dont rien sinon n’évoque les avantages du rail.

Adapté du roman éponyme de Antonio Orejudo publié en 2000, Les Avantages… se présente comme un catalogue psychiatrique des schizophrénies ou des paranoïas les plus délirantes et les plus monstrueuses. Le film est d’ailleurs, à bon droit, interdit aux moins de douze ans, dont les deux premières histoires, convoquent pêle-mêle rudologie, pédophilie, snuff movies et zoophilie.

Mais, au lieu de se borner paresseusement à raconter des histoires à la chaîne, des liens se nouent bientôt qui transforment ces malades successifs en autant de poupées russes dont les récits s’enchâssent, comme l’affiche du film nous l’avait laissé augurer. J’ai lu dans une critique une référence à Engrenages de David Mamet, un film culte que j’avais vu, encore adolescent à sa sortie en 1988 et qui m’avait laissé un souvenir vertigineux. Sans doute le parallèle est-il exagéré, Les Avantages… n’atteignant pas la complexité de ce chef d’oeuvre indépassable – que je n’ose pas revoir de peur de réaliser qu’il a mal vieilli.

Il n’en reste pas moins, à condition d’avoir le cœur bien accroché, un film qui mérite d’être vu et qui témoigne une fois encore, dans cet été où les films espagnols ont, par leur quantité et leur qualité, tenu le haut du pavé (Suro, Les Tournesols sauvagesÀ contretemps, Francesca et l’amour…) du dynamisme du cinéma ibérique.

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Les Fantômes d’Istanbul ★☆☆☆

Quatre personnages se croisent à Istanbul, l’espace d’une journée rendue chaotique par une gigantesque panne d’électricité : une jeune danseuse de hip hop qui court les castings, une mère de famille réduite aux dernières extrémités pour payer la dette que son fils a contractée en prison, un vendeur de sommeil impliqué dans toutes sortes de trafics louches, une activiste féministe.

Les Fantômes d’Istanbul est le premier long métrage d’Azra Deniz Okyay. Prix de la semaine de la critique à Venise en 2020, il a mis trois ans à se frayer un chemin jusqu’aux écrans français.

Une caméra épileptique – « saisie par la fièvre de Saint-Guy » écrit méchamment Jacques Mandelbaum dans Le Monde – filme au plus près les corps avec l’objectif envahissant de montrer une Turquie en surtension au bord de l’explosion. Tous les sujets graves du moment sont évoqués, au risque de tout survoler : la liberté d’expression, la condition féminine, la corruption du pouvoir, le sort des immigrés syriens…

La construction en puzzle de ce film choral est inutilement emberlificotée – même si j’ai dit hier que cette accumulation de flashbacks et de flashforwards était particulièrement séduisante, qui rompait avec la linéarité ennuyeuse du récit chronologique. On a un peu l’impression, à la fin du film, de s’être fait arnaquer et on se dit qu’on aurait mieux passé son temps, quand on aime Istanbul, à lire ou relire Le Sillon de Valérie Manteau.

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Les Promesses ★★☆☆

Alexander (Pierfrancesco Favino) a passé son existence entre l’Italie de son père, trop tôt décédé, où son grand-père (Jean Reno) possède une immense fortune qu’il n’est pas près de lui léguer, et l’Angleterre de sa mère, où il a finalement fait sa vie, dans le commerce des livres, auprès de ses amis, Louis et Jack, dont il est inséparable, et où il a fondé un foyer avec sa femme Bianca et sa fille Penelope. La vie lui a fait, à l’aube, des promesses, qu’elle n’aura jamais tenues (Romain Gary, sors de ce corps !)
Alexander a failli connaître le grand amour avec Laura (Kelly Reilly) ; mais les circonstances l’en auront sans cesse empêché.

Amanda Sthers adapte son propre roman, sorti en 2015. Son action se déroulait entre la France et l’Italie. Les hasards de la production – ou les langues maîtrisées par son casting très cosmopolite – l’auront conduite à la transposer en Angleterre. Mais l’essentiel demeure : la vie d’un homme, de son enfance dorée à sa vieillesse solitaire, scandée par les matches de foot regardés avec ses deux poteaux, histoire de donner aux spectateurs des repères chronologiques.

Les Promesses rappelle Le Colibri. Il a le même thème, le même héros, Pierfrancesco Favino, les mêmes décors, la presqu’île de l’Argentario au large de la Toscane. Il a le défaut d’être sorti une semaine après, à une date, le 9 août, qui n’est pas la plus porteuse de l’année. Trois semaines plus tard, il a quasiment disparu des écrans.

J’entends parfaitement les critiques aigres qui l’ont descendu – comme elles avaient exécuté, huit ans plus tôt, le roman d’Amanda Sthers – lui reprochant pêle-mêle, un sujet trop mélo, une construction inutilement alambiquée multipliant flashbacks et flashforwards, des acteurs grossièrement grimés pour rendre crédibles un vieillissement ou un rajeunissement qui ne le sont pas. C’était d’ailleurs quasiment les mêmes que celles qui avaient été adressées au Colibri.

Mais pour les mêmes raisons que j’avais aimé Le Colibri, j’ai aimé Les Promesses, malgré ses nombreux défauts. Avec la horde ses admiratrices pâmées, je suis sur le point de m’inscrire au fan club de Piefrancesco Favini qui, non content d’avoir un charme fou, joue décidément impeccablement bien. La structure emberlificotée du récit m’a plu ; elle rompt avec la linéarité ennuyeuse des histoires qui se contentent de suivre la chronologie ; elle sera peut-être démodée dans dix ans mais elle est aujourd’hui furieusement de son temps. Quant au sujet du film, l’histoire d’un homme qui a raté sa vie, elle me touche douloureusement. Ne manque peut-être pour une troisième étoile que le charme de Bérénice Bejo à côté de laquelle Keilly Reilly, aussi roussoyante soit-elle, fait pâle figure.

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Reality ★★☆☆

Une jeune femme, la vingtaine, de retour du supermarché, est interpelée devant son domicile par deux agents du FBI, bientôt rejoints par une escouade de collègues qui ratissent au peigne fin le petit pavillon qu’elle loue à Augusta en Géorgie. Que lui reproche-t-on ?

Pas plus tard qu’hier, j’écrivais dans ma critique de Fermer les yeux, qu’il fallait avoir lu son dossier de presse avant de le voir. C’est la recommandation exactement inverse que je ferai aujourd’hui au sujet de Reality : allez le voir sans rien en lire… et surtout pas les lignes qui vont suivre. Sachez simplement, pour aiguiser votre curiosité, que les dialogues du film reproduisent quasi intégralement ceux de l’interrogatoire subi par Reality Winner à son domicile dans l’après-midi du 3 juin 2017 et que le film, qui transpose à l’écran la pièce de théâtre écrite dès 2018 par la dramaturge Tina Satter, se déroule quasiment en temps réel, le temps de cet interrogatoire qui dura un peu moins de deux heures.

C’est dans sa première moitié que Reality est le plus envoûtant, tant qu’on ignore les motifs de cet interrogatoire et les soupçons qui pèsent sur cette jeune femme en apparence si banale. Le film fait le même effet que Le Procès de Kafka et est construit sur le même ressort : la conscience anxieuse d’avoir quelque chose à se reprocher face à un pouvoir inquisiteur, omniscient et omnipotent, qui menace de nous enfermer pour une faute dont nous ignorons tout.

Au fur et à mesure que l’interrogatoire avance, des pans de la vie de Reality Winner se dévoilent : elle a travaillé pour l’US Airforce comme linguiste ; elle parle le farsi, le dari et le pachto ; elle possède chez elle un arsenal d’armes à feu. Et, parce qu’on a été biberonné aux séries américaines et qu’on est un enfant du 11-septembre, on imagine toutes sortes de choses : s’est-elle convertie à l’Islam le plus radical ? est-elle un agent dormant d’une cellule terroriste ? préparait-elle un attentat ?

La réalité est plus prosaïque et il faut bien, hélas, qu’on la découvre dans la seconde partie du film. Reality Winner a transmis à un site d’informations, The Intercept, un rapport classifié de la NSA sur les manoeuvres russes pour influencer l’élection présidentielle de 2016. Ces faits lui vaudront, après son arrestation, un procès et une condamnation à cinq ans de prison.

Lorsqu’on apprend la réalité (si j’ose dire), Reality se dégonfle et perd immédiatement tout l’intérêt qu’il avait fait naître dans sa première moitié. Sans doute, si on est un ardent défenseur de la liberté d’expression et hostile à Donald Trump – et nous le sommes quasiment tous – le personnage de Reality Winner, une lanceuse d’alerte qui a divulgué des informations confidentielles pour corroborer les accusations lancées par Hillary Clinton contre le candidat  Donald Trump d’avoir bénéficié de la complicité des services russes pour remporter l’élection de 2016, nous devient-il alors sympathique. Mais il s’agit d’un autre film, sur la politique américaine, sur les élections de 2016, sur les dilemmes éthiques posés par les lanceurs d’alerte comme Snowden, Assange ou Manning. Un autre film qui n’est pas sans intérêt mais qui n’a plus grand chose à voir avec celui, envoûtant, vendu dans la première moitié de Reality.

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Fermer les yeux ☆☆☆☆

En 1947, dans une longère perdue au fond des bois, un riche propriétaire au crépuscule de sa vie reçoit une sorte de détective privé pour lui demander de retrouver sa fille kidnappée par sa mère en Chine.
On comprend que le long face-à-face est une scène d’un film dont le tournage en 1990 a dû s’interrompre après la disparition d’un des deux acteurs. Vingt-deux ans plus tard, le réalisateur, contacté par une chaîne de télévision, replonge dans ce passé douloureux.

Pour comprendre et apprécier Fermer les yeux, il ne faut pas arriver vierge au cinéma mais avoir fait ses devoirs. Il faut savoir que son réalisateur, Victor Erice, est un monstre sacré du cinéma espagnol, qu’il a quatre-vint-trois ans et qu’il a réalisé en tout et pour tout quatre longs-métrages, le premier remontant à 1973 (où jouait déjà Ana Torrent qu’on revoit ici) et le dernier en date de 1992. Ces éléments en main, on comprend deux choses. La première : le style étonnamment démodé de Fermer les yeux qui s’ouvre par un interminable dialogue qu’on croirait tout droit sorti d’un vieux film de Buñuel. La seconde : l’écho troublant entre la vie de Victor Erice, ses difficultés à produire ses films, sa tentation de se retirer du monde, sa foi inébranlable dans le pouvoir démiurgique des images et les deux personnages du réalisateur, qui part à la recherche de son acteur évanoui, et de l’acteur qui, dans le film, était chargé de retrouver l’enfant disparu d’un vieillard moribond.

Mais hélas – et c’est un problème récurrent – on ne va pas toujours voir un film après s’être préalablement documenté sur lui. Certains de mes amis font d’ailleurs profession de ne jamais rien en lire avant la séance pour ne pas être influencés. Je ne partage pas une telle radicalité – et je ne la prône pas car elle me priverait de 90 % de mes lecteurs ! – mais je reconnais à chacun le droit de faire comme il l’entend. Et en tout état de cause je n’imagine pas qu’on oblige les spectateurs de Fermer les yeux à se renseigner sur la vie de Victor Erice avant de leur donner leur billet d’entrée.

Le problème est que, sans ces clés-là, que je n’avais pas, je n’ai pas compris grand-chose à ce film et ai trouvé le temps bien long. Car Fermer les yeux dure deux heures quarante neuf minutes, une durée obèse que rien ne vient justifier. Aurait-il été amputé de moitié, il eût été probablement plus comestible. Mais cette soupe tiédasse diluée pendant une durée interminable devient vite insupportable. D’autant que la conclusion qu’elle nous fait miroiter nous laisse sur notre faim.

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