De la conquête ★☆☆☆

Née en 1952, scripte pour Bresson, monteuse pour Depardon et Goupil, Françoise, alias Franssou, Prenant,  a passé une partie de son adolescence en Algérie où ses parents « pieds-rouges » s’étaient engagés après l’indépendance. À sa patrie de cœur, elle a déjà consacré un premier documentaire en 2012.

Le second est d’une grande exigence. Son titre élégant, qui emprunte aux essais latinisants des siècles passés (De Natura Rerum, De l’horrible danger de la lecture, De la démocratie en Amérique…), en annonce la couleur : il s’agira de mettre en images des textes relatifs à la conquête de l’Algérie par la France entre 1840 et 1848.

Ces textes, lus en voix off par des acteurs ou des historiens, ont été écrits par les acteurs de cette conquête, les militaires français à la tête des troupes d’occupation ou les Algériens qui ont essayé de leur résister, ou par d’éminents commentateurs de l’époque (Hugo, Renan, Tocqueville…). Ils sont tour à tour d’un cynisme révoltant, quand ils décrivent avec complaisance les exactions commises, ou d’une remarquable lucidité quand ils dénoncent la barbarie des conquérants et leur cynisme (« Les pauvres diables se souviendront de notre visite. Que veux-tu, nous leur apportons les lumières, seulement nous leur faisons payer la chandelle un peu cher. »).

De la conquête souffre hélas de deux défauts rédhibitoires. Le premier est que les textes lus ne sont pas sourcés. Il faut attendre le générique de fin pour en connaître sinon la source du moins l’auteur. Si bien que leur longue récitation devient vite une psalmodie répétitive et soporifique, aussi divers que soient les timbres de voix des récitants.
Le second est que les images glanées par Franssou Prenant d’un Alger ensoleillé et contemporain dont on comprend qu’elles montrent la résilience d’un peuple qui a su survivre à cette conquête et conserver malgré tout son âme, n’ont aucun rapport avec les textes lus qui s’y superposent. Le résultat, schizophrène, est d’abord déroutant. Il devient vite lassant. C’est d’autant plus dommage que le sujet s’annonçait passionnant.

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La Fiancée du poète ★☆☆☆

Cabossée par la vie, Mireille (Yolande Moreau) hérite de ses parents une grande bâtisse sur les bords de la Meuse. Pour l’entretenir, elle suit les conseils avisés que lui prodigue un curé fantasque (William Sheller), en met en location les chambres et y accueille bientôt trois lascars : un jeune peintre très doué (Thomas Guy), le jardinier municipal en pleine instance de divorce (Gregory Gadebois) et un chanteur de country (Esteban). Un quatrième locataire les rejoindra bientôt (Sergi Lopez) qui fut jadis l’amour de jeunesse de Mireille.

Yolande Moreau a soixante-dix ans passés. Mais elle a toujours douze ans dans sa tête. Elle instille à tous ses films, qu’elle les tourne, comme celui-ci qui est son troisième derrière la caméra, ou qu’elle y joue comme celui-ci qui est son soixante-quatorzième devant, un parfum unique, mélange de poésie, d’humour absurde, de mélancolie douce et de douceur enfantine.

Tous ceux qui aiment son univers la retrouveront, identique à elle-même. Son motif tient en peu de mots : c’est l’histoire d’une femme au crépuscule de sa vie qui, pour rompre la solitude qui la hante, rassemble autour d’elle des paumés qui lui ressemblent. Le thème qui la sous-tend est aussi ténu : nos vies sont tissées de mensonges plus ou moins graves. Le peintre talentueux va s’avérer être un faussaire redoutable ; le jardinier municipal se travestit la nuit tombée ; Elvis, le chanteur de country, est en fait un immigré turc en mal de régularisation ; quant au fiancé de Mireille, c’est un banal plombier et non un brillant poète comme il avait prétendu l’être pour la séduire.

La Fiancée du poète est un film plaisant. Ne pas lui reconnaître cette qualité serait malhonnête. Mais c’est aussi un film gentillet et sans surprise. La Fiancée du poète sort la même semaine que Le Consentement dont j’ai fait la critique il y a quelques jours. Un lecteur m’avait laissé le commentaire suivant : « Je n’ai pas envie de voir Le Consentement, trop traumatisant. Je lui ai préféré La Fiancée du poète, tendre et drôle ». Tous les goûts sont dans la nature…

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Anselm ★★★☆

Anselm Kiefer est peut-être l’un des plus grands peintres allemands contemporains. J’avoue l’avoir découvert tardivement, l’an dernier, au Grand Palais Éphémère sur le Champ-de-Mars. J’en ai gardé un souvenir inoubliable. Wim Wenders, qui connut très jeune le succès pour ses premiers films (L’Ami américain, Paris, Texas, Les Ailes du désir…) avant d’abandonner le terrain de la fiction pour celui du documentaire (Buena Vista Social Club, Pina, Le Sel de la terre…) reste peut-être le plus grand réalisateur allemand contemporain.
La rencontre de ces deux monstres sacrés ne pouvait qu’être fascinante.

Wim Wenders utilise le même procédé que celui qu’il avait utilisé il y a une dizaine d’années pour filmer les chorégraphies de Pina Bausch : la 3D. J’ai pris un plaisir régressif à retrouver au fond d’un tiroir les lunettes que j’avais achetées pour aller voir Avatar en 2010 et à les chausser. Mais je ne suis pas totalement convaincu de l’utilité de cette technologie qui se justifiait peut-être pour filmer un ballet mais pas nécessairement une peinture : un ballet est un spectacle vivant dans lequel la caméra 3D permet de s’immerger alors que la peinture, aussi monumentale et réussie soit-elle, reste une œuvre inerte et bi-dimensionnelle.

Pour autant, le documentaire de Wim Wenders n’est pas sans intérêt qui éclaire les toiles écrasantes du peintre allemand en rappelant les sources de son inspiration, notamment les ruines de la nation allemande dans lesquelles il est né en 1945. C’est là que le documentaire s’avère un médium particulièrement bien adapté pour pénétrer l’œuvre d’un peintre en nous la faisant comprendre.

Wim Wenders est un trop grand réalisateur pour mener banalement cette entreprise. Certes il a recours à quelques documents d’archives, où l’on découvre le jeune Kiefer – et sa déroutante coiffure. Mais le plus intéressant sont les images filmées aujourd’hui, dans sa résidence du Sud de la France, qui, compte tenu de la taille de ses toiles, ressemble plus à un hangar aéronautique qu’à l’atelier d’un peintre. On y voit cet homme, étonnamment ingambe pour son âge, manier le couteau ou même le lance-flammes pour donner à ses toiles leur texture si caractéristique, à laquelle on reconnaît immédiatement leur auteur.

Les fans d’Anselm Kieffer n’auront pas attendu ma critique pour courir voir ce documentaire. Je conseille à tous les autres, ceux qui ne le connaissent pas mais sont curieux d’art contemporain, de faire de même.

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Une année difficile ★★☆☆

Albert (Pio Marmaï) et Bruno (Jonathan Cohen) ont les poches trouées, des dettes en pagaille et une montagne de problèmes que leur inépuisable jovialité ne suffit plus à régler. Leur chemin croise par hasard celui  de Cactus (Noémie Merlant). À la tête d’une bande de jeunes activistes écolos, elle multiplie les coups de force pour sensibiliser l’opinion publique aux dangers de la surconsommation et du dérèglement climatique. Autant de préoccupations qui a priori n’émeuvent guère les deux trentenaires goguenards.

Le duo le plus successful du cinéma français est de retour. Après Intouchables, Le Sens de la fête et Hors normes, il signe une nouvelle comédie qui, comme les précédentes, prend le parti du rire pour traiter d’un sujet sérieux. Un sujet ou plutôt deux ici qu’il percute : la fin du mois et la fin du monde.
Cette percussion, qui recoupe un fossé entre deux générations, celle des millenials et de la génération X, est intelligente car les deux sujets peuvent s’opposer : peut-on « en même temps » lutter contre la fin du monde, en réformant nos modes de consommation, sans mettre en péril la fin du mois ? Ou pour le dire autrement, l’éco-anxiété est-elle un luxe d’enfants de riches, qui ont les moyens d’acheter bio, alors que les masses prolétaires ont d’autres priorités hélas plus urgentes à traiter avant de se soucier de ces questions de long terme ? Le sujet opposerait donc non seulement les générations mais aussi les classes sociales.

Ces questions sont passionnantes. Toledano & Nakache le savent mais choisissent de ne pas les traiter de front, de peur de lester leur film de trop de gravité. Ils font le choix revendiqué de la légèreté, de l’humour, de la blagounette sinon du cabotinage. Ils sont tellement doués dans leur écriture qu’ils s’en sortent haut la main. Ils sont considérablement aidés par les incroyables show-men que sont Pio Marmaï et Jonathan Cohen, dont on se demande comment ils ont réussi à tourner certaines scènes en gardant leur sérieux.

Dès la première, on est happé. Je me souviens de la première scène de Hors normes qui avait, avec la même efficacité, réussi à me scotcher. Jusqu’à la dernière, sacrément bluffante, dont on se demande avec quel artifice elle a été tournée (la réponse est : à 6 heures du matin), on est conquis. On passe un excellent moment. Et on applaudit à tout rompre au générique de fin.

Mais, avec le recul, quand on a laissé le film infuser, on modère son enthousiasme. On le trouve moins convaincant. On reproche aux réalisateurs une certaine lâcheté, sinon de l’hypocrisie, à vouloir traiter ces sujets brûlants sans vouloir trop se mouiller. Pour être tout à fait honnête, on leur aurait aussi peut-être reproché leur militantisme s’ils avaient pris un parti trop affirmé. Si l’on était militant, on pourrait même trouver blessante la façon dont ils se moquent des jeunes écolos du film. Un peu comme à Thomas Lilti dans son dernier film sur l’Education nationale, on fait grief à ces deux réalisateurs sacrément roués d’avoir appliqué la même recette que celle qui avait fait précédemment leur succès.

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Le Ravissement ★☆☆☆

Lydia (Hafsia Herzi) est sage-femme. Coupée de sa famille, fraîchement séparée de l’homme avec qui elle vivait depuis deux ans, elle a pour seule amie Salomé (Nina Meurisse) qui, le soir de son anniversaire, découvre qu’elle est enceinte. Lydia va accompagner Salomé pendant toute sa grossesse, présider à son accouchement et s’attacher avec une force irrépressible à sa fille, Esmée. Lorsque Lydia recroise Milos, un conducteur de bus avec lequel elle avait eu neuf mois plus tôt, une brève idylle, un quiproquo la conduit à présenter le bébé comme sa propre fille.

J’ai lu beaucoup de critiques très positives du Ravissement, dans la presse ou chez mes amis. Hélas je ne les partage pas. Pour quatre raisons.

La première est son titre prétentieusement durassien, qui louche du côté du Ravissement de Lol V. Stein et qui ne s’en cache pas. Télérama en pâmoison l’évoque dès l’entame de la critique de Jacques Morice : « Ouvert au double sens, voilà un titre séduisant. Le ravissement comme extase ou comme rapt ? ».

La deuxième est l’envahissante voix off d’Alexis Manenti qui leste l’histoire d’un inutile surplomb et en révèle, dès les premières scènes, l’issue et le procès qui viendra la clore, tuant dans l’oeuf tout suspense.

La troisième est l’interprétation de Hafsia Herzi, que je n’ai jamais aimée, dont je trouve le jeu et l’élocution monocordes et à laquelle je reproche depuis quinze ans et sa révélation dans La Graine et le Mulet d’avoir pour seul atout sa longue chevelure de jais.

La quatrième et la principale est son scénario. Le rapt d’enfant n’est pas un sujet nouveau. Plusieurs films s’en sont emparés depuis La Main sur le berceau un nanar des 90ies qui pourrait revendiquer le titre de plus mauvais film de l’histoire (avec Rebecca De Mornay, une star en devenir qui ne l’est jamais devenue) ou, plus subtilement, Karin Viard dans Chanson douce, l’adaptation poignante du prix Goncourt 2016 de Leïla Slimani. Dans un registre très proche j’ai un souvenir glaçant de l’interprétation d’Emilie Dequenne dans À perdre la raison de Joachim Lafosse.
Outre que le sujet n’est guère novateur, le problème ici, de mon point de vue, est qu’il n’est guère crédible. Je n’ai pas cru une seule seconde à cette histoire, au personnage de Lydia et à l’amitié qui la lie à Salomé à laquelle elle ne dit rien de ses histoires de cœur, et surtout à celui de Milos qui se laisserait convaincre d’être le père d’une enfant qui n’est pas la sienne.

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Le Consentement ★★★☆

Vanessa Springora avait treize ans à peine quand elle rencontra Gabriel Matzneff en 1986. L’année d’après, alors qu’il avait plus du triple de son âge, il en fit sa maîtresse et l’héroïne impuissante de son Journal. Trente ans plus tard, pour exorciser ses vieux démons, la jeune femme, devenue éditrice, décida à son tour de raconter cette histoire.

En janvier 2020, précédé par un parfum de scandale, Le Consentement de Vanessa Springora eut le succès qu’on sait. Elle y racontait l’emprise dont elle fut la victime à un âge où le consentement ne saurait être donné librement, dans un état de faiblesse dont son amant joua et abusa, avec la complicité tacite de la mère de Vanessa et d’un milieu littéraire et bourgeois aveuglé par les idéaux libertaires de Mai 68.

Quand j’ai appris, il y a quelques semaines, que Le Consentement serait porté à l’écran, j’ai été surpris, choqué, intrigué. Surpris, je n’aurais pas dû l’être ; car hélas il est désormais peu de best-sellers qui ne connaissent, dans les mois ou les années qui suivent, leur adaptation à l’écran, pariant sur le succès qu’elle récoltera auprès d’une foule de lecteurs conquis par avance. Choqué, il y avait en revanche de quoi l’être tant le sujet du Consentement était sulfureux et sa mise en image malaisante : la commission de classification l’a d’ailleurs interdit aux moins de douze ans, assortissant son avis d’un avertissement bâclé – « La complexité du film et la brutalité de certaines scènes à caractère sexuel sont susceptibles de heurter la sensibilité d’une jeune public non averti et non accompagné » – ce qui témoigne de ses hésitations à une interdiction plus sévère, qui n’aurait pas été injustifiée : peut-on sérieusement envisager de montrer ce film à des adolescents entre douze et seize ans ? Intrigué enfin de la façon dont la réalisatrice et ses acteurs relèveraient ce défi impossible.

Fallait-il mettre Le Consentement en images ? Le témoignage autobiographique de Vanessa Springora ne se suffisait-il pas à lui-même ? Quel était l’effet recherché, sinon celui de faire de l’argent sur un sujet malaisant, ou un voyeurisme malsain ? La présence de Vanessa Springora elle-même à l’affiche, qui a collaboré au scénario, est rassurante. C’est le signe que son livre ne lui a pas échappé, qu’elle a eu son mot à dire sur son adaptation. Mais c’est surtout la qualité de la réalisation et de l’interprétation qui ont achevé de me convaincre.

J’ai mis pourtant cinq jours à aller le voir, au point d’être incapable pendant ces cinq jours-là de mettre les pieds dans une salle de cinéma. Je savais que Le Consentement serait le film de la semaine, sinon du mois ; je savais que j’irais le voir puisque je professe, à tort ou à raison, d’aller tout voir ; je savais que ce film, qu’il me plaise ou non, si tant est que ce verbe là soit le plus adapté, susciterait un débat. Mais, tel le cheval devant l’obstacle, je renâclais, perturbé d’avance par l’effet qu’il me ferait.

Tout compte fait, je suis content d’avoir franchi l’obstacle. J’ai aimé ce film. Et je le recommande.
Mais j’accompagnerai cette recommandation de nombreuses réserves.

La principale bien sûr est le sujet du film. La pédophilie est récemment devenue le mal absolu. Celle qui est décrite ici est la plus pernicieuse qui soit, qui se cherche, comme Matzneff l’a fait dans toute son oeuvre, sa justification dans la liberté de vivre sa vie à rebours de toute morale et dans la liberté de créer. Celle surtout qui abuse de la crédulité d’une enfant qui vit avec une force inédite la toute-puissance d’un premier amour que tout emporte. La scène du film qui m’a le plus marqué n’est pas en effet celle que l’on pourrait penser, presqu’insoutenable, de la défloration de Vanessa, mais celle qui la précède, celle où la jeune fille, étouffant de timidité et du manque de confiance en elle, explose de bonheur en lisant les lettres d’amour enflammées qui lui sont adressées. Tout en elle s’ouvre et s’éveille, sinon son corps et sa sexualité encore  trop timides : elle, si réservée, mais si sensible, se sent enfin regardée et élue et tombe follement amoureuse d’un homme dont la maturité, la renommée et la sensibilité la fascinent et l’enthousiasment.

Vanessa n’a pas conscience d’être la proie d’un prédateur. L’interprétation glaçante qu’en fait Jean-Paul Rouve ne laisse place à aucune ambiguïté. C’est le principal reproche que je lui ferais après avoir salué le culot – je ne sais pas s’il faut parler de courage – d’accepter un tel rôle. Matzneff, joué par Rouve, est un être odieux, égocentrique, menteur, manipulateur. Les promesses mielleuses dont il couvre la jeune Vanessa sont les paravents transparents de la sexualité la plus brutale et la plus humiliante. On n’oubliera pas de sitôt sa calvitie, son torse épilé, ses mains couvertes de bagues et son élégance décalée.

La dernière scène, où apparaît Elodie Bouchez, clôt le film et lui donne tout son sens – comme celle, après trois mille pages, de La Recherche. Le Consentement nous apparaît alors pour ce qu’il est : l’histoire d’un livre sur le point de s’écrire, d’un livre dont l’écriture prendra à son propre piège son héros écrivain autant qu’il libèrera trente ans après les faits sa victime innocente.

Il est difficile d’émettre une voix dissidente sur un sujet pareil. Je m’y essaierai néanmoins à mes risques et périls. J’adresserai au Consentement deux reproches. Le premier est de faire, à la place de la Justice, le procès d’un homme. On me répondra, à raison, deux choses. La première est que Matzneff est un être haïssable et indéfendable, qui s’est non seulement rendu coupable de crimes condamnables mais les a reconnus dans ses écrits et, pire, en a fait l’ignoble apologie. On me rétorquera aussi, même si ce point est moins incontestable que le premier, que, les faits étant prescrits, la Justice n’a pu faire son oeuvre et que la littérature et le cinéma sont en droit de réparer ce déni.

Le second reproche que j’adresserai au Consentement est d’être un film fermé. Je m’explique. Le Consentement décrit, avec une précision chirurgicale, l’emprise monstrueuse d’un homme mûr sur une adolescente. Il raconte cette manipulation et montre frontalement les actes sexuels commis par ce pédophile sur cette enfant. Gabriel Matzneff y est évidemment coupable ; Vanessa Springora en est l’évidente victime. On me rétorquera que les films sur la Shoah mettent eux aussi en présence des nazis évidemment coupables de la pire barbarie et des victimes juives évidemment innocentes. Sauf que La Liste Schindler, par exemple, a pour héros un homme confronté à un choix : celui de se taire ou d’agir. Ici, c’est vrai, Vanessa Springora décide de ne plus se taire, prend la plume et dénonce son prédateur. Ce courage donne naissance à ce livre, permet à son auteure de se réapproprier son histoire, kidnappée par Matzneff dans ses livres, et témoigne pour toutes les autres victimes muettes d’actes similaires. Mais, son sujet n’en reste pas moins fermé. Le Consentement ne soulève aucune question, aucun débat. Ni sur le « consentement », qui est pourtant le titre du film – comment une enfant de quatorze ans pourrait-elle consentir aux abus sexuels dont elle est la victime ? – ni sur la pédophilie unanimement odieuse et répréhensible.

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Traces ★★★☆

Laureano n’était encore qu’un adolescent lorsqu’il a été battu par ses camarades, le jour de la fête de son village, et laissé pour mort gravement diminué.
Vingt-cinq années ont passé et tous les protagonistes de l’histoire sont restés dans le même village qu’ils n’ont jamais quitté : Laureano, vivant dans la seule compagnie d’une horde de chiens sauvages, Samuel, qui a prospéré et eu un fils, Paulo, devenu gendarme, Vitor, impliqué dans une sombre escroquerie, Judite qui a eu avec Vitor une fille, Salomé, avant de refaire sa vie avec Paulo…
Leur passé va refluer lorsque le corps du fils de Samuel est retrouvé mort, déchiqueté par les chiens de Laureano.

Traces est un film portugais diffusé en sélection officielle à Cannes en 2022 (c’était une première depuis 2006) mais sorti en catimini dans les salles en février dernier.
C’est un film sobre et âpre dont les critiques évoquent souvent, à bon droit, la ressemblance avec As Bestas : mêmes décors ruraux (Traces a été tourné dans le nord du Portugal et As Bestas de l’autre côté de la frontière en Galice), mêmes haines recuites, même destins tragiques…

Traces est un polar dont la durée de plus de deux heures pourrait sembler rebutante. Pourtant, happé par le suspense, on n’y regarde jamais sa montre. On apprend bien vite le nom du meurtrier. Et on redoute que la fin du film y perde de son intérêt. Mais, contre toute attente, la conclusion de Traces, la mécanique implacable et tragique qu’elle déploie nous foudroie.

Traces ne passe plus en salles. Mais si par hasard, vous croisiez son chemin en DVD ou VOD, ne le ratez pas !

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Déserts ★☆☆☆

Deux salariés, la trentaine, Mehdi et Hamid, l’un bon comme le pain, l’autre plus roublard, travaillent pour une société de recouvrement de dettes. Dans leur Renault hors d’âge, ils sillonnent le sud du Maroc et réclament à des paysans analphabètes des arriérés dérisoires que ceux-ci sont incapables de rembourser. Faute de récupérer du numéraire, Mehdi et Hamid se font payer en nature : un tapis, une chèvre, une camionnette vermoulue…. Un jour, leur chemin croise celui d’un criminel qu’ils doivent conduire en prison pour qu’il y purge sa peine.

Déserts est un film dont la bande-annonce m’avait séduit mais qui m’a déçu.
Dans sa première partie, Déserts, ses héros mutiques, ses saynètes immobiles teintées d’ironie louchent du côté de Elia Suleiman et d’Aki Kaurismäki. Dans sa seconde, il prend un tournant radical et, délaissant ses deux héros, raconte l’histoire du criminel qui a croisé leur route et sa longue cavale avec la fiancée qui lui a été ravie. Entre les deux, Déserts est ponctué de sublimes images du désert marocain, qui aurait plus eu leur place dans un film de Yann Arthus-Bertrand que dans une fiction.

L’ensemble ne laisse quasiment aucun souvenir, sinon celui, trop inconsistant pour laisser une marque, d’une fable absurde sur les déserts laissés par nos solitudes contemporaines.

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Entre les lignes ★☆☆☆

Enfant de l’Assistance publique, Jane Fairchild (Odessa Young) travaille chez les Niven, une riche famille aristocratique anglaise brisée par la mort de ses deux fils pendant la Première Guerre mondiale. Elle entretient une liaison secrète avec Paul Sheringham (Josh O’Connor) le seul survivant d’une fratrie elle aussi décimée par la guerre. Paul est le fils d’aristocrates, proches des Niven. Il est promis à une riche héritière qui aurait dû épouser le fils aîné des Niven.

Entre les lignes est la traduction fade de Mothering Sunday, le titre du bref roman de Graham Swift et le titre original en anglais de l’adaptation qu’en a tirée la Française Eva Husson (Les Filles du soleil, Bang Gang). Tout est d’ailleurs un peu trop fade dans ce film qu’on croirait dérivé d’une intrigue secondaire de Downton Abbey. Certes, la nudité sans voile de sa jeune et ravissante héroïne – sur laquelle on aurait pu reprocher à la réalisatrice de porter un male gaze malaisant si celle-ci n’avait pas été une femme – semble a priori démentir cette accusation. Mais, il y a dans cette nudité faussement transgressive comme dans le montage chichiteux qui joue à saute-moutons avec les époques moins d’originalité que de conformisme aux règles canoniques du genre.

Reste certes, pour les indécrottables amoureux du genre dont je suis, le plaisir régressif de retrouver cette ambiance et cette époque jouées par un carré d’acteurs impeccables : la rafraîchissante Odessa Young (Assassination Nation), le jeune Josh O’Connor, révélé par The Crown où il interprétait le futur Charles III et les valeurs sûres multi-primées sans lesquelles il ne se produit plus de film anglais en costumes que sont Olivia Colemab et Colin Firth.

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Notre corps ★★☆☆

Après que sa productrice y a été soignée pendant deux ans et avant d’y être elle-même prise en charge pour un cancer du sein qui s’est révélé pendant le tournage, la documentariste Claire Simon (Les Bureaux de Dieu sur le Planning familial, Le Bois dont les rêves sont faits sur le Bois de Vincennes et les promeneurs qui y ont leurs habitudes, Le Concours sur l’entrée à la Fémis, Premières solitudes sur des lycéens d’Ivry et leurs questionnements face à la vie) a planté sa caméra à l’hôpital Tenon dans le vingtième arrondissement parisien. Elle y a filmé le corps des femmes souffrantes : des victimes d’endométriose ou de cancers, des parturientes en plein travail accouchant par voie basse ou par césarienne, des femmes en transition de genre qui suivent une hormonothérapie et réfléchissent à une mastectomie voire à une hystérectomie, des femmes en fin de vie auxquelles la médecine impuissante n’a d’autres ressources que de proposer des soins palliatifs…

J’appréhendais un peu les deux heures et quarante-huit minutes de ce documentaire hors normes. J’ai souvent pesté contre ces durées excessives, leur reprochant d’épuiser notre patience – et notre vessie – et regrettant qu’un montage plus serré ne les ramène pas à des formats plus comestibles. Pour autant, je n’ai pas regardé ma montre une seule fois pendant toute la projection de ce documentaire-là, même si on pourrait lui faire le reproche de passer en revue, sans beaucoup d’imagination, la quasi-totalité des pathologies traitées à Tenon et de pouvoir indifféremment durer une heure de moins – ou trois heures de plus – en fonction des consignes données au monteur.

Si je n’ai pas regardé ma montre, c’est parce que les séquences de Notre corps m’ont toutes profondément touché. À la différence des documentaires ou des films, nombreux, qui prennent l’hôpital pour cadre (Hippocrate, Premières Urgences, Sage-Femmes…), Notre corps s’intéresse moins aux soignants qu’aux malades. Notre corps ne dit rien du dévouement des médecins et des infirmiers, du stress permanent qu’ils subissent, de leurs conditions de travail dégradées à force de coups de rabot budgétaire. D’ailleurs le silence gardé sur toutes ces questions brûlantes pourrait presque lui être reproché. Il ne s’intéresse qu’à une seule chose : le corps souffrant des femmes.

Je ferais pourtant à Notre corps deux critiques.
La première, volontiers injuste, est de nous prendre en otage, d’exercer sur nous un chantage affectif. Qui n’est pas ému aux larmes par un accouchement, par le corps si fragile d’un nouveau-né, tout gluant de vernix, qu’on pose sur le sein de sa mère ? Qui n’est pas déchiré devant le désarroi d’une patiente en fin de vie à laquelle le médecin annonce l’échec de son ultime radiothérapie ?
La seconde me mettra probablement à dos les féministes les plus radicaux. Car Notre corps se revendique telle, qui filme, avec une équipe technique uniquement composée de femmes, des patientes exclusivement. Si, bien sûr, il existe des pathologies – l’endométriose – et des situations – l’accouchement – que seules les femmes vivent, je ne suis pas convaincu que la situation des femmes face à la maladie, face à la souffrance, face à la mort, soit radicalement différente de celle des hommes. À l’approche genrée portée par le film, qui voudrait cliver l’humanité en deux catégories, je préfère l’universalisme qui unit les hommes et les femmes face aux défis communs auxquels ils sont confrontés. Si le possessif pluriel du titre me galvanise, c’est à condition de nous englober tous, pas de nous diviser.

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