Furiosa ★★☆☆

Après l’effondrement de la civilisation, la jeune Furiosa a grandi auprès des siens dans une oasis verte au milieu du désert. Elle en est brutalement arrachée par des motards à la solde de Dementus, un seigneur de guerre sanguinaire (Chris Hemsworth) qui capture et torture la mère de l’enfant. Dementus est en conflit avec un autre seigneur de guerre, Immortan Joe (Lachy Hulme), qui, aux termes d’un accord passé entre eux, prend possession de l’enfant. La jeune Furiosa, obsédée à l’idée de se venger de l’assassin de sa mère grandira dans la Citadelle, la place forte d’Immortan Joe. Devenue adulte, Furiosa (Anya Taylor-Joy) trouvera dans le Prétorien Jack (Tom Burke), l’intrépide conducteur des convois qui approvisionnent la citadelle, un allié pour mener à bien son projet.

Le premier Mad Max, tourné avec des moyens dérisoires, est sorti en 1979 et a fait de son réalisateur, George Miller, et son acteur principal, Mel Gibson, des stars mondiales. Deux films ont suivi, en 1981 et en 1985, de moins en moins bons. La franchise a été relancée plus de trente ans plus tard avec tambours et trompettes. J’avais fait de Fury Road à sa sortie une critique indigne : sur la forme – je lui mettais chichement une seule étoile – et sur le fond – je lui consacrais paresseusement trois lignes alors qu’il y avait beaucoup plus à en dire.

Ce précédent me pose une vraie difficulté. Car j’ai trouvé Furiosa moins bon que Fury Road dont il constitue, de mon point de vue, un copié-collé au scénario confus, à l’héroïne sans charisme et aux méchants pas assez méchants (Chris Hemsworth cabotine trop pour être crédible). Mais je lui aurais quand même mis spontanément deux étoiles ; car j’y ai passé un bon (et long) moment, totalement régressif, devant des décors, des costumes et des scènes de bataille tous plus impressionnants les uns que les autres.

La bande-annonce

Salem ☆☆☆☆

Djibril et Camilla s’aiment d’un amour pur. Ils ont quatorze ans à peine quand Camilla tombe enceinte. Mais ils appartiennent à deux quartiers marseillais irréconciliables : Djibril est un Comorien des Sauterelles, Camilla une gitane des Grillons.

Salem est le deuxième film de Jean-Bernard Marlin. Son premier, Shéhérazade, a connu en 2018 un immense succès, critique et public. Il avait remporté le prix Jean-Vigo, le César de la meilleure première oeuvre et ses deux jeunes acteurs ceux des meilleurs espoirs masculin et féminin.

Après un tel succès, le film suivant est un défi. Jean-Bernard Marlin a mis près de six ans à le relever. Il aurait pu changer de théâtre. Il a décidé de rester à Marseille et d’en filmer une fois encore les quartiers les plus pauvres et les populations les plus marginalisées.

Salem souffre cruellement de la comparaison avec Shéhérazade. Il en est le bégaiement malhabile, la copie ratée. Jean-Bernard Marlin en réutilise tous les ingrédients : l’intrigue se déroule dans deux cités HLM rivales de Marseille ; elle a pour héros un couple de débutants ; un scénario dramatique – Télérama utilise, avec beaucoup d’emphase et énormément d’indulgence l’adjectif « shakespearien » – les confronte.

Mais alors que tout était réussi dans Shéhérazade, tout est raté dans Salem. Deux époques s’y entremêlent entre lesquelles le scénario fait des allers-retours : les héros à quatorze ans et, douze ans plus tard, ce qu’ils sont devenus après la sortie de Djibril de prison. Il prête à Djibril des pouvoirs occultes, ou plutôt la conviction d’en posséder, notamment celui de ressusciter les morts, au risque de le transformer en prophète improbable. Sur fond de dérèglement climatique, il imagine une invasion biblique de criquets.

On pourrait reprocher à Jean-Bernard Marlin son inconséquence politique, qui filme Marseille sans évoquer le trafic de drogue, le banditisme, les tensions interreligieuses, la réduisant à un terrain de jeu pour deux bandes rivales.
Mais le principal reproche que j’adresserai à Salem est la direction d’acteurs. Autant Kenza Fortas et Dylan Robert crevaient l’écran dans Shéhérazade, autant l’amateurisme et le jeu outré des interprètes de Djibril, de Camilla et de leur fille font peine à voir. Jean-Bernard Marlin dit avoir mené un casting sauvage pour les recruter. On est gênés pour eux devant certaines scènes.

La bande-annonce

Marcello Mio ★☆☆☆

Chiara Mastroianni a beau avoir dépassé la cinquantaine et s’être fait un prénom, elle est encore et toujours renvoyée à son encombrante généalogie. Un beau jour, elle décide de franchir le pas et de se travestir : elle sera Marcello. Son entourage réagit différemment. Catherine Deneuve, sa mère, et Benjamin Biolay, son compagnon (le couple s’est en fait séparé en 2009), s’amusent de cette lubie ; au contraire Melvil Poupaud, son ancien petit ami, et Nicole Garcia qui s’apprête à la diriger dans son nouveau film, ne la comprennent pas et s’en irritent ; quant à Fabrice Luchini, qui sera son prochain partenaire au cinéma, il se fait une fête de devenir le meilleur ami de « Marcello ».

Sélectionné en compétition officielle à Cannes, Marcello Mio y a été fraîchement accueilli et en est revenu bredouille. Les avis de la critique et de mes amis sont très tranchés : certains adorent, d’autres détestent. Quant à moi, je ne sais pas vraiment qu’en penser.

Certes Marcello Mio est un film original basé sur une idée culottée, une fable émouvante et amusante sur l’identité, le travestissement, le travail de deuil. Certes, c’est un hommage éblouissant au septième art et à l’immense Marcello, d’autant plus touchant que c’est sa propre fille qui le lui adresse. Certes encore, Chiara M. y livre une interprétation exceptionnelle : je fais si souvent le reproche aux acteurs d’être incapablee de se renouveler d’un film à l’autre que je ne peux que saluer objectivement sa capacité à être ici ni tout à la fait la même ni tout à fait un(e) autre.

Mais pour autant, le dispositif improbable de Marcello Mio ne m’a pas convaincu. J’avais contre le film, dès que j’ai découvert sa bande-annonce, une prévention hélas irréfragable : ça ne marche pas. On n’y croit pas, tout simplement parce que ce n’est pas crédible. J’ai trouvé le temps un peu long devant une balade franco-italienne qui dure plus de deux heures et qui aurait gagné à être amputée d’un bon quart. Et surtout, j’ai eu le sentiment désagréable que j’avais déjà eu devant certains films de Christophe Honoré, qui se sent obligé de demander à ses acteurs de pousser la chansonnette même quand ils ne savent pas chanter : celui de pénétrer dans une réunion de famille à laquelle je n’avais pas été convié.

La bande-annonce

Une autre vie que la mienne ★★☆☆

C’est l’histoire d’Andrezj/Aniela, une femme née dans un corps d’homme dans une petite ville de Pologne communiste dans les années 60. Longtemps elle réussit à faire taire son moi profond et à se conformer à ce que la société, ses parents, sa famille attendent d’elle : être un bon fils, un bon mari, un bon père, un bon collègue. Andrezj épouse Iza, a avec elle un premier puis un second enfant qu’il élève avec amour, partage le domicile familial de ses parents, est pour ses collègues un camarade sympathique. Mais Andrezj ne réussit pas à bâillonner son identité qui se révèle progressivement au risque de mettre en péril son couple et de scandaliser ses parents et sa communauté qui n’imaginent pas possible une telle transgression, même si le communisme a cédé la place au capitalisme.

Si l’histoire qu’Une autre vie que la mienne raconte – la lente et douloureuse affirmation de l’identité d’une femme transgenre – est universelle, elle se déroule en Pologne et raconte en arrière-plan l’histoire de ce pays conservateur, encore solidement corseté par son catholicisme traditionnaliste.

À sa façon bien à lui, François Ozon avait inventé un tel personnage avec Romain Duris dans Une nouvelle amie. Xavier Dolan avait exploré cette trame là dans Laurence Anyways. Sans parler de Pedro Almodovar.

Les deux réalisateurs d’Une autre vie que la mienne ont la subtilité de mettre de la complexité dans une histoire qui aurait pu sembler bien simpliste, comme celles qui jadis servaient d’introduction aux Dossiers de l’écran sur Antenne 2. Leur mise en scène est remarquable qui suit Andrezj/Aniela sur près de quarante ans avec une grande fluidité. C’est constamment le même décor étouffant de cette petite ville de province blottie autour de son immense église qu’on retrouve, comme si Andrezj était condamné à y être prisonnier.

La réussite du film doit beaucoup à ses acteurs. Le rôle d’Andrezj est tenu d’abord par un homme, Mateusz Więcławek (qui interprétera ensuite le propre fils de Andrezj) puis par une femme, Malgorzata Hajewska. Ils sont tous les deux d’une troublante androgynie. Joanna Krulig, révélée  dans Ida et Cold War interprète son épouse, humiliée par le coming-out de son mari mais pourtant toujours aimante. La force du lien qui les unit est peut-être l’élément le plus surprenant et le plus poignant du film. Elle souligne, si besoin en était, que le transgenrisme et l’homosexualité ne se confondent pas. Andrezj veut changer de genre car il se sent plus femme qu’homme. Cela ne signifie pas pour autant qu’il soit attiré par les hommes. Sa sexualité – et le film le montre excellement – est plus hésitante.

J’ai énormément aimé ce film. Mais en y repensant, je suis animé d’un regret. J’aurais aimé que le personnage d’Andrezj/Aniela soit, si j’ose dire, moins binaire, plus ambigu, plus hésitant dans sa décision de changer de sexe. J’aurais aimé que le film, comme il le fait d’ailleurs dans sa première moitié, nous montre un homme doutant de lui-même et de son genre, s’essayant très maladroitement à quelques expériences, plus ou moins fantasmagoriques, plus ou moins abouties, mais qui ne franchisse pas le pas comme bien peu ont le courage de le faire ou tout simplement pas le besoin.

La bande-annonce

La Vie selon Ann ★☆☆☆

Ann, la trentaine, vit à New York. Son travail, dans une firme déshumanisée dont on ne comprendra pas réellement la raison sociale, ne la motive guère. Sa famille – des grands-parents auxquels elle rend de temps en temps visite, une sœur envahissante qui lui rend souvent visite pour dégoiser sur son mari – ne lui apporte guère de soutien. Quant à sa vie sexuelle, elle est constituée d’une succession de maîtres BDSM trouvés via des applis de rencontres.

La Vie selon Ann – au titre original sacrément plus stimulant mais intraduisible The Feeling That the Time for Doing Something has Passed – est un film (dé)culotté. Sa réalisatrice en a signé le scénario et y tient le rôle principal. On l’y voit, nue, dans des scènes de BDSM où elle joue la partenaire soumise d’hommes dominateurs. Nombreux sont les spectateurs des festivals de Cannes et de Deauville où le film a été diffusé l’an dernier, qui s’en sont offusqués. Il faut prendre son élan pour affirmer avec Joanna Arnow que la soumission sexuelle est la phase ultime du féminisme en tant qu’elle permet, dans un renversement typiquement hégélien, à l’esclave de prendre le contrôle de son maître.

Le film en France est tous publics, certes accompagné d’un avertissement. On a connu la commission de classification plus sourcilleuse. Le film se serait volontiers selon moi accommodé d’une interdiction aux moins de douze ans. Son format est volontairement malaisant. Sa mise en scène est minimaliste. Les scènes, en plans fixes et larges, étirées jusqu’au malaise, s’y succèdent sans transition.

Seul élément permettant d’identifier une logique chronologique : les cinq (ou six ?) cartons identifiant les amants successifs d’Ann. Tout commence avec Allen, dont on apprendra qu’Ann le fréquente depuis huit ans déjà. Leur relation est purement sexuelle, leurs échanges sont laconiques. Après d’autres rencontres, Ann se lie à Chris avec lequel s’esquisse la possibilité d’un couple.

Joanna Arnow joue le rôle principal avec un manque revendiqué d’expression. Elle arbore tout au long du film la même moue indifférente. Aurait-elle voulu anesthésier toute empathie chez le spectateur qu’elle ne s’y serait pas prise autrement. On sort de la salle, définitivement prévenu contre le BDSM s’il se réduit à ces scénarios tristes et vaguement ridicules, et totalement détaché de ce qui a pu advenir de l’héroïne.

La bande-annonce

Un jour fille ★★☆☆

Au XVIIIème siècle, un enfant, né avec les attributs des deux sexes, une vulve et un pénis, a été baptisé Anne sur l’avis des médecins. Elle a été élevée dans ce sexe. Mais après avoir avoué son attirance pour les filles et son manque d’intérêt pour les garçons, elle change d’identité et d’habit sur les conseils de son confesseur et de son père. Rebaptisée Jean-Baptiste (Marie Toscan), elle quitte sa famille et sa ville, fréquente une troupe de théâtre et s’installe finalement à Lyon comme tailleur. Jean-Baptiste y épouse Mathilde (Iris Bry), la fille de son patron, et y vit heureux en ménage. Mais la rumeur de son hermaphrodisme se répand dans la ville. Jean-Baptiste est arrêté et jugé pour profanation du sacrement du mariage. On lui reproche d’avoir dissimulé son sexe pour contracter un mariage avec une femme. Condamné en première instance, Jean-Baptiste fait appel. Il est brillamment défendu par maître Verneuil (Thibault de Montalembert).

Un jour fille (un titre dont je n’avais pas saisi la signification avant de l’orthographier autrement : « Un jour fille… l’autre garçon ») est inspiré du cas d’Anne Grandjean exhumé par Michel Foucault dans son cours au Collège de France sur les anormaux en 1974. Le mémoire de maître Verneuil, présenté en 1765 au Parlement de Paris a été conservé. Il pose, dans le style inimitable de l’époque, la question que soulève cette affaire : « un hermaphrodite qui a épousé une fille peut-il être réputé profanateur du sacrement de mariage, quand la nature, qui le trompait, l’appelloit à l’état de mari ? ».

Le premier film de Jean-Claude Monod, un philosophe renommé, spécialiste de la pensée allemande et de philosophie politique, venu sur le tard au cinéma, ne manque pas de qualités. J’ai pensé à des films similaires qui eux aussi utilisaient des faits réels qui s’étaient déroulés à la même époque : Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère de René Allio ou, plus récemment Bruno Reidal de Vincent Le Port.

Son scénario se tient, qui maintient l’intérêt tout du long. Si le manque de moyens interdit les plans larges et les scènes de foule, le soin porté aux costumes, aux éclairages, le compense. La bande son de Karol Beffa est particulièrement travaillée, qui mêle Vivaldi, Telemann et le groupe pop Parcels.

Toutefois, les partis pris du réalisateur m’ont interrogé.
Le principal est le choix de son actrice principale. Jean-Claude Monod a choisi une jeune première, Marie Gascon, aux yeux bleus et à la belle chevelure blonde. Sans doute son physique peut-il rappeler un Chérubin du XVIIIème siècle. Mais force est de constater qu’elle n’est pas androgyne. On me rétorquera que les personnes intersexes ne le sont pas toujours. Mais je pense qu’un physique plus ambigu aurait été plus approprié au rôle.

Deuxième source d’étonnement : la passivité du personnage à rebours de la figure consacrée et combattante de celui ou celle qui doit se battre pour faire admettre son genre à un entourage souvent hostile. Anne ne veut pas changer de sexe ; c’est son confesseur qui convainc son père de l’y pousser. Et une fois devenu.e Jean-Baptiste, il n’aspire qu’à une chose : la normalité d’une vie de famille sans histoire.

Autre interrogation : la sexualité du personnage principal. Si Anne change de sexe, c’est parce qu’elle a avoué à son confesseur son attirance pour les femmes. L’homosexualité étant à l’époque impensable, la seule solution logique était de considérer qu’Anne ne pouvait être qu’un homme. Mais, considérant la morphologie très féminine de l’héroïne, le film prend une autre coloration : moins celle de l’intersexuation que celle de l’homosexualité. Est-ce un biais voulu par son réalisateur ? ou une erreur de casting ?

Dernier point, formulé moins sous la forme d’une interrogation que d’une critique : le plaidoyer de maître Verneuil. Jean-Claude Monod a cédé au piège de la modernité. Il a donné à l’avocat de Jean-Baptiste des accents anachroniques, ceux des défenseurs du mariage pour tous contre les dévots volontiers apocalyptiques de la Manif pour tous. Ce manque de nuances dans ce film dont la délicatesse était jusqu’alors la principale qualité le gâche. Quel manque de confiance à l’égard du spectateur, assez intelligent pour dresser les parallèles qui s’imposaient avec la situation contemporaine ! Le pire advient à la fin de l’envoi quand est mis dans la bouche de l’avocat de 1765 le vers célèbre d’Eluard, cité par Pompidou au sujet de Gabrielle Russier : « la victime raisonnable au regard d’enfant perdu ».

La bande-annonce

État limite ★☆☆☆

À l’hôpital Beaujon, à Clichy-sur-Seine, où son père était hospitalisé, le documentariste Nicolas Peduzzi (Southern Belle, Ghost Story) a rencontré par hasard le docteur Jamal Abdel-Kader. Psychiatre mobile d’un hôpital qui n’a plus de service de psychiatrie, ce docteur d’origine syrienne est appelé par ses collègues d’autres services pour faire face aux cas psychiatriques les plus graves qui se posent à eux. Le documentariste a mis ses pas dans ceux de ce jeune médecin idéaliste dont la profession et le temps qu’il souhaite accorder à chacun de ses patients s’accommodent mal des cadences démentielles de l’hôpital public.

Des documentaires, des fictions, et même des séries sur l’hôpital, on en a vu treize à la douzaine, avec son lot de services débordés, de malades incontrôlables et de soignants dévoués : pas plus tard que le mois dernier Madame Hofmann et les deux derniers volets de la trilogie de Nicolas Philibert commencée par Sur l’Adamant, Notre corps de Claire Simon, la formidable série Hippocrate avec la non moins formidable Louise Bourgoin et le film éponyme tourné quelques années plus tôt par le même Thomas Lilti, H6 à Shanghai, La Fracture de Catherine Corsini, Voir le jour avec Sandrine Bonnaire qui se déroulait dans un service de maternité, Patients de Grand Corps Malade, Pupille, un film quatre étoiles, De chaque instant, le documentaire de Nicolas Philibert sur la formation de jeunes infirmières, Premières urgences dans un service d’urgences d’un hôpital public du 9.3, Sage-Femmes, etc.

État limite vient s’ajouter à cette liste déjà bien longue. J’ai posé la question à son réalisateur pendant le débat qui a suivi sa projection, en lui jurant qu’elle n’était pas fielleuse. Pourquoi aller voir votre film plutôt qu’un autre de cette longue liste qui en compte d’excellents ? Sa productrice et lui m’ont répondu que tous les grands sujets – l’amour, la vie, la mort – avaient été déjà traités au cinéma et que s’il fallait s’interdire de les traiter à nouveau, on ne tournerait plus aucun film. Ils ont souligné que si les films sur l’hôpital étaient nombreux, le portrait d’un psychiatre d’un hôpital public était lui inédit. Ils auraient pu me rétorquer que le public n’a peut-être pas vu les films que je venais d’énumérer et trouverait de l’intérêt à celui-ci indépendamment des autres.

J’aurais voulu leur poser une autre question. À quoi tient l’intérêt que voue le cinéma depuis quelques années au monde hospitalier ? Certes le cinéma s’était intéressé à l’hôpital avant les années 2000 – même si je peinerais à citer plusieurs films qui s’y déroulent sinon Vol au-dessus dun nid de coucou. À quoi doit-on la multiplication de films qui s’y déroulent. Est-ce en raison du potentiel cinématographique de ce lieu clos ? est-ce parce que s’y jouent des enjeux éthiques ? parce que s’y trouve un concentré de société ?

La bande-annonce

Mon pire ennemi ★☆☆☆/ Là où Dieu n’est pas ★★☆☆

Mehran Tamadon a été, comme beaucoup d’Iraniens de sa génération, contraint à l’exil. En 1984, encore adolescent, il s’installe en France avec sa famille, fait des études d’architecture et devient finalement documentariste. Il retourne souvent en Iran et essaie d’y rencontrer ses « pires ennemis » pour nouer avec eux un impossible dialogue. Il en tire deux documentaires, en 2009 et en 2014, Bassidji et Iranien, remarquables d’intelligence. Son désir inentamé de dialoguer avec l’autre, sinon pour le rallier à sa cause, à tout le moins pour interroger la part inaliénable de conscience qu’il possède, a fait naître le soupçon dans la diaspora iranienne indéfectiblement hostile au régime de Téhéran de complaisance sinon de complicité.

Il vient de réaliser coup sur coup deux documentaires. J’ai eu la chance de voir le premier, sorti le 8 mai, en avant-première rue Mouffetard en présence de son réalisateur. Le second est sorti la semaine suivante. Les tortures infligées dans les geôles iraniennes sont leur thème commun. Là où Dieu n’est pas interroge trois victimes. Mon pire ennemi est beaucoup plus déconcertant : Merhan Tamadon a demandé à des compatriotes iraniens, qui sont passés dans les prisons iraniennes, de jouer le rôle du tortionnaire et de le soumettre à un interrogatoire musclé.

Dans le premier tiers de Mon pire ennemi, Merhan Tamadon filme les entretiens qu’il a avec des candidats potentiels qui déclinent le rôle ou qu’il ne retient pas. Puis commence, pendant près d’une heure, un simulacre d’interrogatoire qui se déroule dans les locaux désaffectés d’un immeuble de banlieue, avec une ancienne présentatrice de télévision iranienne dont on apprendra qu’elle a dû émigrer en France après avoir été discréditée par la circulation d’une sextape. Pour avoir elle-même été interrogée, elle pose à son prisonnier les mêmes questions humiliantes, sur son parcours, sa famille, sa vie sexuelle, ses complicités réelles ou fantasmées avec des services de renseignement occidentaux. Mehran Tamadon doit se dévêtir et, dans le froid glacial d’un hiver francilien, est même traîné à l’extérieur, vêtu d’un simple caleçon blanc, dans un cimetière.

L’expérience est désagréable pour le spectateur condamné à assister à ce face-à-face. Elle est en même temps très stimulante pour les questions qu’elle pose non seulement sur la torture et le rôle respectif joué – si on ose dire – par le bourreau et sa victime, mais aussi sur le cinéma et l’emprise exercée par le réalisateur sur ses acteurs, quel que soit son désir de lâcher prise et de laisser le film se faire. Sur la relation bourreau-victime, et sur la question lancinante qui traverse toute l’œuvre de Merhan Tamadon de l’existence d’une conscience chez le bourreau avec laquelle l’espoir de pouvoir communiquer ne doit jamais être abandonné, on pense bien sûr à Hannah Arendt et à la banalité du mal, au Diable n’existe pas de Mohammad Rasoulof, mentionné pendant le débat, mais aussi aux enquêtes menées par Jean Hatzfeld dans les marais rwandais sur les traces des victimes et des auteurs du génocide de 1994.

Le problème est que ce dispositif, aussi stimulant soit-il, ne fonctionne pas.
Ses conditions d’organisation le privent de toute efficacité. Eût-ce été une fiction, on aurait pu imaginer que Merhan Tamadon soit en effet emprisonné et torturé par une interrogatrice sadique – comme l’héroïne de La Jeune Fille et la Mort ou les cobayes de l’expérience Milgram. Mais on est dans un documentaire dont nous ont été expliquées les conditions de réalisation. On sait que le prisonnier ne craint rien – sinon un bon rhume – qu’on ne lui brisera pas les genoux ni qu’on ne l’exécutera d’une balle dans la tête. Un seul mot de lui – comme dans les jeux SM avec leur safeword – et tout s’arrêtera. Aussi, comme dans les jeux SM, on pouffe plus qu’on n’est pris d’effroi face aux menaces proférées par la geôlière. On trouve le jeu grotesque, ridicule, et dans tous les cas insensé.

Là où Dieu n’est pas est à la fois plus conventionnel, tout aussi perturbant, mais plus convaincant. Merhan Tamadon y interroge trois anciens prisonniers iraniens exilés en France. On voit le réalisateur à l’écran ; mais, dans ce film ci, il ne participe pas à l’action. Il se borne – et c’est déjà beaucoup – à demander à ses interlocuteurs de revivre les scènes traumatisantes qu’ils ont vécues : la flagellation sur un lit, les mains et les pieds menottés, l’enregistrement de faux aveux pour la télévision, la déambulation obsessionnelle dans une cellule minuscule. L’une des trois anciens détenus avait accepté de collaborer avec ses tortionnaires et était même devenue surveillante.

Ce qui est raconté et la façon dont c’est raconté, par les témoins directs, est particulièrement traumatisant. On imagine les tortures endurées et on les imagine d’autant mieux qu’elles nous sont racontées, non sans émotion, par ceux qui les ont subies. Souvent, débordés par leurs souvenirs et l’émotion, ils doivent interrompre leur témoignage. Le réalisateur qui, dans Mon pire ennemi, s’était livré à un jeu de rôle douteux, reste ici à la bonne distance : il aide ses interlocuteurs à raconter leur histoire tout en respectant leurs silences.

La bande-annonce de « Mon pire ennemi »
La bande-annonce de « Là où Dieu n’est pas »

La Mémoire éternelle ★★★☆

C’est l’histoire d’un couple passionnément aimant. Lui, Augusto Góngora est un grand journaliste chilien, un mélange de Noël Mamère et de Bernard Pivot, qui a dénoncé courageusement les crimes de la dictature de Pinochet et animé des émissions culturelles de grande écoute. Elle, Paulina Urrutia, de dix-sept ans sa cadette, est une actrice célèbre, qui est devenue ministre de la culture entre 2006 et 2010.
À soixante ans, on a diagnostiqué à Augusto la maladie d’Alzheimer. Pendant les dix ans qui lui restent à vivre, durant lesquels son état se dégradera inexorablement, Paulina l’entourera de tout son amour.

La Mémoire éternelle est un titre paradoxal. On comprend qu’il s’agit de graver à jamais la mémoire de cet homme qui est en train de la perdre. On pénètre dans l’intimité de ce couple, quasiment seul à l’écran. À la réflexion, on réalise d’ailleurs avec étonnement qu’on ne voit personne d’autre : ni ami, ni famille, ni médecin, ni employé de maison (car le luxe de la maison laisse supposer qu’elle ne fonctionne pas sans jardinier ni femme de ménage).

La Mémoire éternelle est un film bouleversant. On y voit la déréliction d’un homme dont on sait la mort inéluctable (Augusto mourra en mai 2023, deux ans après la fin du tournage). On voit son état se détériorer, sa mémoire le fuir, sa mobilité se réduire.

Mais la vraie héroïne de ce film, c’est Paulina. Si on ne nous disait pas qu’elle était une grande actrice et qu’elle avait même occupé un poste ministériel, on pourrait penser qu’elle n’a jamais rien fait d’autre de sa vie que de s’occuper de son mari. Son affection indéfectible pour son compagnon – dont on comprend qu’elle l’a épousé après vingt ans de vie commune après que sa maladie se fut déclarée – est tout à la fois admirable et poignante. On se dit qu’Augusto a bien de la chance – et on se demande si on aura autant de chance que lui à l’heure, inéluctable, où la mort nous appellera. Mais on ne peut s’empêcher de penser qu’à cinquante ans, elle s’impose un sacrifice immense, et on s’interroge lucidement sur notre propre capacité à suivre son exemple si la nécessité nous le demandait…

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La Fleur de Buriti ★☆☆☆

Patpro et son oncle Hỳjnõ vivent au cœur de la jungle amazonienne. Ils effectuent ensemble un voyage à Brasilia, Patpro pour y participer à une manifestation des peuples indigènes contre la politique du gouvernement Bolsonaro, Hỳjnõ pour y désenvoûter la fille de Patpro, que des mauvais rêves assaillent.

Couple à la ville, la Brésilienne Renée Nader Messora et le Portugais João Salaviza écrivent, réalisent et produisent ensemble leurs films. Ils ont trouvé chez les Indiens Krahô une seconde famille. Ils leur avaient consacré un premier long-métrage, Le Chant de la forêt sorti en France en mai 2019. La Fleur de Buriti en constitue sinon la suite, du moins le prolongement ou peut-être le palimpseste. Il s’agit là encore, aux frontières de la fiction et du documentaire, de donner à voir la réalité de la vie des indiens Krahô.

La Fleur de Buriti évoque non seulement le présent mais aussi deux épisodes marquants du passé des Indiens Krahô : en 1940, le massacre fomenté par les grands propriétaires latifundiaires pour s’accaparer leur terre ; en 1967, la création de la Funai (Fondation nationale des peuples indigènes), la première tentative d’organisation collective des Indiens pour défendre leurs terres ancestrales des expropriations.

Je pourrais, au mot près, répéter ici ce que j’ai écrit il y a cinq ans du Chant de la forêt. D’abord je saluerais l’intérêt de cette démarche, à la fois ethnographique et politique. Son exotisme aussi, qui a de quoi séduire le spectateur parisien en quête de dépaysement. Mais ensuite, j’aboutirais à la même conclusion définitive : le rythme de ces docufictions est si lent, l’intrigue est si ténue que l’endurance du spectateur le plus patient n’y résistera pas.

La bande-annonce