Le Dossier Maldoror ★★☆☆

Deux jeunes filles ont disparu en Belgique en 1995. La police, déchirée par des rivalités intestines, ne parvient pas à les retrouver. L’affaire hante Paul Chartier (Anthony Bajon), un jeune gendarme obsessionnel. Son supérieur (Laurent Lucas) le charge de surveiller Marcel Dedieu (Sergi Lopez), un criminel récidiviste en liberté conditionnelle. Très vite, Chartier est convaincu que Dedieu séquestre les jeunes filles.

L’affaire Dutroux avait traumatisé la Belgique dans les années 90. Bizarrement, le cinéma ne s’en est pas saisi, sinon à ma connaissance dans un film belge de 1998, Pure Fiction, passé inaperçu. Cinéaste confirmé (Inexorable, Adoration, Message from the King, Calvaire, Vinyan), Fabrice Du Welz s’est colleté avec ce drame qui hante l’imaginaire collectif des deux côtés du Quiévrain depuis bientôt trente ans.

Il s’en est donné les moyens dans un film qui dure plus de deux heures trente et qui convoque le ban et l’arrière-ban : Anthony Bajon qui décidément s’impose comme l’un des espoirs masculins les plus prometteurs de la décennie, Alba Gaïa Bellugi, à laquelle on souhaite de s’affranchir de l’encombrante célébrité de sa sœur, Alexis Manenti, décidément cantonné dans les rôles de flics, Laurent Lucas, l’oeil borgne caché sous un bandeau et le visage mangé par une monstrueuse cicatrice, mais aussi Béatrice Dalle en mère alcoolo et repentante, Mélanie Doutey en procureure dépassée, Jackie Berroyer en pervers pépère ou encore Lubna Azabal impériale dans le rôle d’une cheffe de gang.

Le résultat n’est qu’à moitié convaincant. N’est pas David Fincher qui veut. Le Dossier Maldoror louche du côté de Zodiac mais ne lui arrive pas à la cheville. Le suspens est tué dans l’oeuf dès lors qu’on comprend sans doute possible la culpabilité de Dedieu. Reste l’entêtement obsessionnel de Chartier, ce jeune gendarme aux lourds antécédents familiaux, fiévreusement interprété par Anthony Bajon qui porte le film tout seul sur ses épaules. Il y a dans cet acteur au physique massif quelque chose de Gabin ou de Ventura en plus jeune, en moins sage, en plus éruptif.

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Je suis toujours là ★★★☆

Rubens Paiva, sa femme et ses cinq enfants coulent des jours heureux à Rio de Janeiro. Mais le Brésil est gouverné depuis 1964 par une dictature militaire et l’ancien député, revenu à la vie civile, est étroitement surveillé par la police, qui le suspecte de soutenir l’opposition en exil. Un matin, des hommes l’interpellent à son domicile. Commence pour son épouse, qui passe elle aussi douze jours dans les geôles de la police militaire, une longue attente traumatisante.

Voici un film remarquable sur une famille brisée par la dictature militaire au Brésil (1964-1985). Les faits sont anciens ; mais la mémoire en reste vive. Le succès de ce film au Brésil où il a fait trois millions d’entrées, en témoigne. C’est qu’à la différence de l’Argentine et du Chili, les crimes commis par la dictature ont été amnistiés au Brésil et toutes les tentatives pour mettre en place une Commission Vérité par les gouvernements de gauche de Lula et de Dilma Rousseff ont échoué.

Né en 1956, Walter Salles est sans doute l’un des plus grands réalisateurs brésiliens contemporains. Il doit sa célébrité à Central do Brasil, lauréat de l’Ours d’or 1998 et du Golden Globe du meilleur film en langue étrangère. Fernanda Montenegro y tenait le rôle principal. L’actrice aujourd’hui nonagénaire fait une courte apparition dans l’épilogue de Je suis toujours là. Et c’est sa fille Fernanda Torres qui y joue le rôle de l’épouse de Rubens Paiva.

L’interprétation de Fernanda Torres vient de lui valoir le Golden Globe de la meilleure actrice. Elle décrochera peut-être le 2 mars – si cette date est maintenue – l’Oscar. Elle le mériterait amplement. Elle est en effet magistrale dans un rôle tout en nuances. Elle joue à la perfection ce rôle à fleur de peau : celui d’une épouse, rongée d’inquiétude après la disparation de son mari et celui d’une mère désormais seule responsable de l’éducation de ses cinq jeunes enfants et soucieuse avant tout de prendre sur elle un traumatisme dont elle ne veut pas les charger.

On ne peut que follement s’attacher à cette nombreuse fratrie, même s’il faut au spectateur un moment pour s’y reconnaître : l’aînée Vera, la frondeuse Eliana, la charmante Nalu, la timide Beatriz et Marcelo le seul garçon de ce bruyant gynécée. Le bonheur sans nuage de cette famille nombreuse, qui vit au bord de l’une des plus belles plages du monde, à une époque où l’avenue Atlantica se traversait nu-pieds et où on pouvait quitter sa maison sans un tour de clé, se heurte brutalement à la réalité violente de la dictature, aux arrestations arbitraires, aux disparitions inexpliquées.

On ne peut qu’être ému par ce film, par son rythme ample (il dure plus de deux heures), par la grandeur d’âme des personnages qu’il décrit. Tout nous y élève ; rien de mesquin ou de petit ne nous y rabaisse. Seul défaut peut-être : une fin à tiroirs avec deux postfaces en 1996 et en 2014 dont Walter Salles aurait pu faire l’économie.

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La Fille d’un grand amour ★★☆☆

Ana (Isabelle Carré) et Yves (François Damiens) sont les parents divorcés de Cécile, étudiante en cinéma, qui leur demande de témoigner dans le film de fin d’année qu’elle doit réaliser pour son école de cinéma. Ana est antiquaire dans le Roussillon ; Yves, écrivain frustré, est banquier à Paris. Face caméra ils racontent leur rencontre et le coup de foudre qu’ils ont ressenti l’un pour l’autre. Ces souvenirs émouvants les rapprochent…

Le premier long métrage de la scénariste Agnès de Sacy (Les Amandiers de Valeria Bruni Tedeschi, Les Envoûtés de Pascal Bonitzer, Yao de Philippe Godeau)  est largement autobiographique. En 1992, alors que ses parents étaient divorcés depuis une quinzaine d’années, elle leur avait demandé de raconter leur histoire pour le film de fin d’année que, jeune étudiante à la Fémis, elle devait réaliser. Ils s’étaient remariés trois ans plus tard.

SI ce film original échappe aux standards formatés de la comédie du remariage, c’est sans doute à cause de son fond autobiographique. Loin des schémas auxquels on est habitué, il raconte une histoire somme toute banale. Yves est homosexuel. Il n’a pourtant rien d’une grande folle efféminée. On comprend qu’il ne l’avait pas caché à Ana lors de leur rencontre ; mais on comprend aussi que c’est une des causes de leur séparation.

Un couple qui s’est séparé peut-il se reconstruire ? Les mêmes causes n’ont-elles pas vocation à produire irrémédiablement les mêmes effets ? Sans parler de divorce et de remariage, La Fille d’un grand amour interroge le couple, les concessions qu’il exige de part et d’autre, le moment où ces concessions accumulées deviennent insupportables. Avec la figure lumineuse de Cécile, interprétée par Claire Dubrucq révélée par Bertrand Mandinco, La Fille d’un grand amour interroge aussi la place de l’enfant dans le couple : est-ce le bloc de béton qui le rend indestructible ? ou le prétexte pour ne pas se séparer ? Le titre du film aurait dû nous mettre la puce à l’oreille : La Fille d’un grand amour ne se réduit pas, comme la photo de son affiche le laissait augurer, à l’histoire d’un couple mais est une histoire à trois.

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Babygirl ★★★☆

Travailleuse acharnée, perfectionniste obsessionnelle, Romy Mathis (Nicole Kidman) a su faire de l’entreprise qu’elle dirige un leader dans sa branche. Tout semble aller à merveille dans la vie de cette quinquagénaire entourée d’un mari aimant (Antonio Banderas) et de deux adolescentes épanouies. Mais Romy Mathis cache au plus profond d’elle une névrose qu’elle n’a jamais exprimée. La rencontre de Samuel (Harris Dickinson),  un stagiaire recruté par son entreprise, lui donnera enfin l’occasion de s’en libérer.

Je suis allé voir l’avant-première de Babygirl habité par deux sentiments contradictoires. Mon ça était tout émoustillé par ce pitch muy caliente et la perspective de voir l’une des plus grandes stars du monde dans une relation BDSM avec son séduisant stagiaire. Mon surmoi, plus raisonnable, craignait au contraire le pétard mouillé, le 9 semaines et demi version Milf et #MeToo, faussement transgressif et lourdement moralisateur.

Dans ce débat interne aux trois étages de la psyché freudienne, qu’en a pensé mon moi ?
Il a été très agréablement surpris.

D’abord Babygirl est un film interdit aux moins de douze ans, et méritant de l’être, qui ne verse jamais dans l’obscénité. On y a parle (beaucoup) de sexe ; on en voit (un peu) ; on le fait (souvent). Mais il n’y a dans la caméra de la jeune réalisatrice néerlandaise Halina Reijn aucun voyeurisme, aucune complaisance. L’imagerie videoclipesque de 9 semaines et demie est derrière nous ; et c’est tant mieux.

Ensuite, Babygirl ne se réduit pas à son pitch racoleur – une femme d’affaires entretient une relation adultère SM avec son jeune stagiaire. Comme je l’ai indiqué dans le premier paragraphe de cette critique, au risque d’ailleurs de dévoiler le sens du film (ou, du moins, le sens que je lui donne), le sujet de Babygirl est autrement plus complexe. Il ne s’agit pas du coup d’un soir d’une Milf en position de pouvoir, mais de la névrose d’une femme d’âge mûr.

Enfin Babygirl nous raconte une relation SM à mille lieues des clichés qui les entourent. Pas de latex, de fouet ou de croix de Saint-Georges. Babygirl décrit l’attirance irrépressible, presqu’animale, qu’éprouve Romy à son corps défendant – ou bien à son corps consentant – pour Samuel. Une scène est particulièrement réussie : celle de leur premier rendez-vous dans une chambre d’hôtel sordide. Le traitement de cette scène aurait pu être banalement vulgaire : on y aurait vu Nicole Kidman contrainte à quelques positions humiliantes (que je laisse le lecteur imaginer). Rien de tel sous la caméra de Halina Reijn qui filme l’indécision, les difficultés du désir à s’exprimer, les tâtonnements.

Babygirl est-il pour autant féministe ? Sans doute l’est-il au premier degré qui donne la priorité à son héroïne, à son désir, à sa réalisation au-delà de la honte et de la frustration. Tel était d’ailleurs le sens de la table ronde à laquelle j’ai assisté après le film. Une voix dissidente s’est toutefois fait entendre dans le public : l’héroïne reproduit un fantasme typiquement masculin, celui de la soumission féminine. Réponse très juste de la conférencière : certes, c’est un fantasme typiquement masculin, mais c’est SON fantasme.

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Les Feux sauvages ★☆☆☆

Un homme (Zhubin Li) quitte Datong, dans le nord de la Chine, au début des années 2000, pour le sud à la recherche d’une meilleure position. Il cesse de donner des nouvelles à sa compagne (Zhao Tao) qui part à sa recherche sur les rives du Yang Tse Kiang où va s’ériger l’immense barrage des Trois-Gorges qui engloutira de nombreux villages. Les années passent….

La cause est entendue. Jia Zhangke est l’un des plus grands cinéastes chinois contemporains. Il a bâti depuis un quart de siècle et le fabuleux Xiao Wu, artisan pickpocket une oeuvre d’une incroyable cohérence. Historiographe de la Chine, de son entrée dans la modernité, de la hausse échevelée de son niveau de vie mais aussi de la destruction sacrilège de son patrimoine historique, Jia Zhangke est un cinéaste de la nostalgie et du temps qui passe.

Le Covid lui a donné l’idée de réaliser un film palimpseste, à partir des rushes de ses précédents films : Plaisirs inconnus (2002), Still Life (2006), Les Éternels (2018). Son action se déroule sur plus de vingt ans. Son thème peine à se comprendre et le résumé que j’en ai fait a posteriori le rend beaucoup plus lisible qu’il ne l’est vraiment.

C’est à un long voyage que nous invite Jia Zhangke. Un voyage dans le temps sur près d’un quart de siècle. Un voyage, circulaire, dans l’espace, à partir de Datong, une ville minière du Shanxi frappée par la désindustrialisation, jusqu’à Zhuhai, une ZES mitoyenne de Macao et de Hong Kong, sur le delta de la Rivière des Perles en passant bien sûr par le barrage des Trois-Gorges que Jia Zhangke n’a cessé de filmer (Still Life qui s’y déroule est pour moi son film le plus achevé).

Aussi élégiaque soit-il, Les Feux sauvages n’est pas d’un accès facile. Jia Zhangke procède par accumulation de petites saynètes dont le sens n’est pas toujours très clair. Les dialogues sont rares dans ce film quasiment muet Le fil narratif est si ténu qu’on peine à s’y accrocher et que [attention spoiler] lorsque les deux protagonistes se retrouvent enfin, par une nuit embrumée sur une avenue de Datong, on a perdu depuis longtemps, comme dans le récent Grand Tour de Miguel Gomes à la structure identique, tout intérêt à leur jeu de cache-cache. Si je rapproche ces deux films, c’est pour dire que je n’ai aimé ni l’un ni l’autre dont je lis partout pourtant le plus grand bien et que j’en suis honteusement désolé.

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Hiver à Sokcho ★★★☆

Soo-ha est une jeune métisse franco-coréenne, élevée seule par sa mère à Sokcho, un petit port sur la côte orientale de la Corée du sud. Après avoir bouclé des études de lettres, elle épaule le patron, veuf depuis peu, d’une modeste pension de famille. C’est là que débarque Yann Kerrand (Roschdy Zem), un dessinateur français en panne d’inspiration. À la demande du patron, Soo-ha va lui servir de guide.

J’ai eu un coup de cœur pour cette adaptation d’un livre publié en 2016 par une jeune écrivaine franco-suisse d’origine coréenne, Elisa Shua Dusapin. J’ai lu plusieurs critiques lui reprochant d’être lent et ennuyeux. Je comprends ce reproche. Mais je suis loin de le reprendre à mon compte.

Certes Hiver à Sokcho n’est pas un thriller à rebondissements. Il se déroule dans l’atmosphère, ouatée de neige, d’une petite ville littorale volontairement ennuyeuse. Il met en scène deux héros que rien ne prédisposait à se rencontrer. Yann Kerrand, un bédéiste normand interprété sans souci de vraisemblance par Roschdy Zem (mais Roschdy Zem est tellement charismatique qu’il lui sera beaucoup pardonné) n’a qu’une seule idée en tête : explorer un lien qui puisse inspirer sa prochaine BD.

Soo-ha (la stupéfiante Bella Kim, parfaite d’ambiguïté) est plus complexe. À vingt-trois ans, elle se sent perdue. Elle vient de terminer ses études mais n’a pas idée de la carrière qu’elle souhaite embrasser. Elle sort avec un garçon que sa mère rêve de lui voir épouser ; mais elle n’est pas sûre de ses sentiments. Reste une blessure jamais cicatrisée : celle de n’avoir jamais connu son père, rentré en France avant sa naissance.
La rencontre de Yann Kerrand va peut-être lui permettre de résorber ce trauma. Ses relations avec cet homme d’âge mûr sont complexes. Au départ, elle l’esquive et renâcle à assumer le rôle d’interprète et de guide que le patron de la pension de famille qui l’emploie lui assigne, par crainte d’être renvoyée une fois encore à son statut de métisse. Ensuite, elle ressent de l’attirance pour cet homme séduisant avec lequel, inconsciemment, elle s’imagine revivre la relation que sa mère a vécue avec son père. Enfin et surtout, elle voit en lui un père de substitution.

Hiver à Sokcho aurait pu se contenter de traiter cette relation-là. Mais, sans charger la barque, il lui adjoint des sous-thèmes. J’en ai identifié deux. Le premier est la cuisine. Elle est omniprésente. La mère de Soo-ha vend du poisson sur le port. Elle sait cuisiner le fugu, ce poisson qui, s’il est mal préparé, peut déclencher une intoxication mortelle. Les deux femmes vivent ensemble et sont filmées la plupart du temps en train de préparer leurs repas puis de les consommer. La relation entre Soo-ha et Yann Kerrand peut au contraire se lire comme la tentative avortée de se nouer par la nourriture : le Français refuse de prendre ses dîners à la pension de famille et boude les plats, français ou coréens, que lui mitonne la jeune femme.
L’autre sous-thème est celui du corps et de sa transformation par la chirurgie esthétique. Une cliente de la pension au visage recouvert de bandelettes se rétablit d’une opération. La mère de Soo-ha ne cesse d’encourager sa fille à corriger sa myopie pour se débarrasser des lunettes qui mangent son visage. Son petit copain lui suggère de se faire affiner le menton. J’ignorais que la Corée du Sud était « la capitale mondiale de la chirurgie plastique » – j’en pensais à tort l’usage plus répandu en Amérique latine, au Venezuela ou au Brésil par exemple.

J’ai été profondément ému par ce film pudique, par ses deux personnages solitaires, par les sentiments qui les animent et qu’ils peinent à exprimer, par le lien fragile qui se forme entre eux jusqu’à la manière si délicate dont il se dénoue.

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La Chambre d’à côté ★★★☆

Ingrid (Julianne Moore), écrivaine new yorkaise à succès, avait perdu le contact avec Martha (Tilda Swinton), journaliste de guerre, qu’elle retrouve mourante, en phase terminale d’un cancer de l’utérus. Elle accepte de l’accompagner dans ses derniers jours.

À 75 ans passés, le maestro espagnol, qui a incarné la Movida et conteste à Buñuel le titre de plus grand réalisateur espagnol de tous les temps, n’a plus rien à prouver. Loin de se reposer sur ses lauriers, il continue inlassablement à réaliser des chefs d’oeuvre. Il creuse le sillon dans lequel il excelle : filmer des femmes dans des toilettes d’une folle élégance et des décors d’une flamboyance formelle millimétrée.

Si je devais me réincarner, j’aimerais être une corbeille à fruits dans un décor d’Almodovar. Dans La Chambre d’à côté, Almodovar utilise peu de décors ; mais ils frisent tous la perfection. L’action commence à New York. On y voit Ingrid dans son appartement, dans la chambre d’hôpital de Martha et, quand elle en sort après sa dernière chimio, dans l’appartement de celle-ci. La seconde moitié du film se déroule up-state, comme disent les New Yorkais, dans le nord de l’Etat, en remontant l’Hudson, près de Woodstock (j’en parle comme si la région m’était familière alors que je n’y ai jamais mis les pieds !), dans une maison sublime. Cet enchevêtrement de volumes cubiques en cascade, extraordinairement lumineux, a été construit en 2020. Cette construction n’est en réalité pas située aux Etats-Unis, comme l’action du film, mais dans la banlieue de Madrid.

La Chambre d’à côté peut se regarder comme un film sur la fin de vie, sur l’euthanasie, sur la dignité de mourir, sur l’amitié et la sororité jusque dans ces instants ultimes. Mais il ne se réduit pas à cela. Almodovar a le génie d’ajouter à son scénario une note sourde et lancinante, celle d’un thriller qu’on soupçonne et dont on attend qu’il se révèle : Martha est-elle vraiment mourante ? n’attire-t-elle pas Ingrid dans un piège ? n’entend-elle pas se venger de son amie qui, vingt années plus tôt, avait eu une liaison avec son amant, Damian (John Turturro) ?

Je serais curieux de lire le livre Quel est donc ton tourment ? de Sigrid Nunez, dont La Chambre d’à côté est l’adaptation, pour voir si, avec autant de subtilité, les deux niveaux de lecture y sont entremêlés ou bien si c’est un ajout d’Almodovar auquel l’admiration révérencieuse que je lui porte me prête peut-être à imaginer plus de talent encore qu’il n’en a.

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Bird ★★☆☆

Bailey, garçon manqué de douze ans à peine, entrée trop tôt dans l’adolescence, n’a pas la vie facile. Dans une sinistre cité portuaire du Kent, Bailey vit dans un squat insalubre avec son père, indécrottable adolescent sans le sou, et son demi-frère. Sa mère vit quelques blocs plus loin sous l’emprise des hommes violents qui se succèdent dans son lit. Le jour où son père lui annonce son mariage, Bailey fait la rencontre étonnante d’un homme au comportement bizarre qui s’est donné un étrange prénom : Bird.

Andrea Arnold est de retour, trois ans après Cow, son déroutant documentaire animaliste, et près de huit ans après American Honey que je n’avais guère goûté. Elle reste pour moi la réalisatrice de l’un des films les plus décoiffants du dernier quart de siècle : Fish Tank. Cousine punk de Ken Loach et de Mike Leigh, elle n’a pas son pareil pour filmer l’Angleterre pauvre et trash.

Pourtant Bird commençait mal. J’ai eu l’impression d’une resucée sans valeur ajoutée de Fish Tank : même adolescente rebelle, même environnement social déprimant. Mais je me suis progressivement laissé happer par l’histoire, par le scénario très bien construit, et surtout par le jeu des acteurs incroyables : la jeune Nykiya Adams dans le rôle principal, l’étonnant Barry Keoghan (qui ressemble tellement à mon ami Tom Fletcher) déjà vu dans Dunkerque et dans Les Banshees d’Inisherin, et le déroutant Franz Rogowski, acteur fétiche du réalisateur allemand Christian Petzold.

L’acteur allemand au bec-de-lièvre interprète le rôle titre. Ce personnage étrange – dont je me suis demandé à un moment s’il n’était pas le produit de l’imagination de Bailey – a-t-il sa place dans ce film qui vaut surtout par son naturalisme coup de poing ? Ne le déséquilibre-t-il pas en lui donnant une coloration trop fantastique façon Le Règne animal ? Bird aurait-il été meilleur sans Bird ?

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Six Jours ★☆☆☆

Un inspecteur de police lillois (Sami Bouajila) ne se remet pas d’une affaire dont il a eu la responsabilité dix ans plus tôt et dont les faits seront prescrits dans six jours à peine. Une fillette avait été kidnappée. Elle était morte dans les bras de sa mère (Julie Gayet) et le ravisseur avait réussi à s’enfuir avec la rançon au nez et à la barbe de l’inspecteur chargé de l’arrêter.

J’ai pris devant Six jours le même plaisir et ai éprouvé la même déception qu’à la lecture d’un (mauvais) polar. Certes je n’ai pas regardé ma montre – comme on tourne les pages d’un polar en perdant la notion du temps – tout entier happé par la résolution d’un mystère qui révèle progressivement son double fond. Mais j’ai trouvé ce film d’une grande banalité, son scénario lesté de rebondissements extravagants, son casting rempli de gloires recyclées, son image grise et laide. J’ai cru un temps m’être égaré devant une publicité sponsorisée par Lille métropole. J’ai failli crier au plagiat devant son affiche et devant l’une de ses scènes principales pompées du chinois Une pluie sans fin.

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Quiet Life ★★★☆

Après avoir été agressé par la police en Russie, Sergueï a fui son pays pour la Suède avec sa famille. Il y a déposé une demande d’asile qui lui est refusée. Au lendemain de ce refus traumatisant, sa fille cadette, Katja, qui fut témoin de l’agression de son père et dont le témoignage lui permettrait peut-être d’obtenir le titre de réfugié, tombe dans un coma profond. Elle est victime d’un mal fréquent chez les réfugiés et leurs enfants : le syndrome de résignation.

Quiet Life n’est pas un documentaire même si les faits qui l’inspirent ont été médicalement documentés en Suède. C’est une fiction qui fait un pari radical, similaire à celui du film tunisien La Source ou au Nosferatu de Robert Eggers, avec lesquels j’ai eu la dent (trop ?) dure ces jours derniers : celui de l’hyperstylisation.

Quiet Life tangente la dystopie. La froideur glaciale doublée du respect scrupuleux des droits humains avec laquelle les demandes d’asile sont traitées en Suède pourrait ressembler à ce qu’on voit dans le film mais s’en distingue néanmoins. Les réfugiés n’y sont pas accueillis dans des appartements aussi confortables (et c’est dommage) ; ils ne sont pas soumis à un stage aussi débilitant si leurs enfants sont hospitalisés (et c’est tant mieux). Mais comme dans toutes les dystopies réussies (on pense à Orange mécanique ou à Bienvenue à Gattaca), Quiet Life exagère certains traits de nos sociétés contemporaines pour en interroger les ressorts.

Comment traiter les demandeurs d’asile ? Quelles preuves leur demander pour attester des persécutions qu’ils prétendent avoir subies dans leur pays d’origine ? En demander trop, c’est courir le risque de refouler des réfugiés authentiquement persécutés ; en demander trop peu et se fier à leur seule parole, c’est courir celui d’accorder le titre de réfugié à des personnes qui n’y ont pas droit. Quel statut octroyer aux enfants des demandeurs d’asile ? Leur témoignage est-il recevable à l’appui de la demande déposée par leurs parents ? Peut-on les en séparer, dans quelles circonstances et à quelles conditions ? Leur état de santé peut-il faire obstacle à leur reconduite et à celle de leurs parents ?

Autant de questions juridiques et éthiques passionnantes que pose Quiet Life. Il le fait avec une froideur glaçante, à rebours du mélodrame. Son scénario, remarquablement écrit, distille son lot de rebondissements. Ses acteurs, dont Chulpan Khamatova qui a fui la Russie au lendemain de l’invasion de l’Ukraine en 2022 et s’est réfugié en Lettonie, sont parfaits.

Sur le même sujet, L’Histoire de Souleymane, l’un de mes films préférés de 2024, optait pour un parti bien différent : celui du naturalisme. Les deux films contiennent une scène quasiment identique : celle d’un témoignage, fébrilement préparé mais que le spectateur sait mensonger, devant un fonctionnaire de l’immigration. Les bonnes écoles de cinéma auront sans aucun doute l’idée de montrer à leurs étudiants ces deux scènes et d’en analyser les points communs et les différences.

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