Dossier 137 ★★★★

Stéphanie Bertrand (Léa Drucker) travaille à l’IGPN, la « police des polices » chargée d’enquêter sur les fautes reprochées aux agents de police dans l’exercice de leurs fonctions. Le dossier 137 concerne un tir au flash-ball sur un jeune manifestant venu de Saint-Dizier à Paris participer à une manifestation des Gilets-Jaunes sur les Champs-Elysées en décembre 2018.

Dominik Moll est un réalisateur à la carrière originale. Il fait ses études à l’IDHEC (devenue la Fémis) avec Laurent Cantet et Gilles Marchand auxquels le lie une amitié indéfectible. C’est avec ce dernier qu’il co-écrit Harry, un ami qui vous veut du bien, sélectionné à Cannes et succès surprise de l’été 2000. Il lui vaut le César du meilleur réalisateur l’année suivante. Mais son film suivant, Lemming, est un bide. La carrière de Dominik Moll est au point mort. Il lui faut attendre près de vingt ans pour qu’elle prenne un nouveau départ avec La Nuit du 12 qui obtient en 2023 les Césars mérités du meilleur film et de la meilleure réalisation.

Dominik Moll utilise dans Dossier 137 les mêmes recettes que dans La Nuit du 12. Il part d’un fait « divers », un féminicide ici, une violence policière là, et mène l’enquête.

Comme La Nuit du 12, Dossier 137 est un thriller captivant. Il raconte, sans rien nous épargner de ses lenteurs procédurières, mais en en rendant très alerte la présentation grâce à un montage d’une remarquable fluidité, les étapes d’une enquête policière au long cours. C’est l’occasion d’admirer, comme dans La Nuit du 12, le lent et ingrat travail de la police, la patience et la méticulosité qu’il exige.

Comme La Nuit du 12, et peut-être plus encore que lui, Dossier 137 évoque un fait de société. Le mouvement des Gilets-Jaunes lui sert de toile de fond. Il est dessiné avec une grande finesse, sans sombrer dans la caricature. La victime est en effet originaire de Saint-Dizier et le hasard veut que la commandant de police qui mène l’enquête en soit originaire aussi et qu’elle y retourne régulièrement rendre visite à ses vieux parents qui y habitent encore. Ses allers-retours sont l’occasion, en quelques plans silencieux, de montrer cette « France périphérique » qui se sent déclassée, méprisée et marginalisée.

Les violences policières sont au centre du film. Le sujet est clivant. Certains, à l’extrême gauche du spectre, taguent « ACAB » [ACAB : All Cops are Bastards »], oubliant un peu vite l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. ». D’autres, en réaction, à l’autre extrême, affirment leur « soutien aux FDO » [FDO : Forces de l’ordre]. Pour les premiers, les forces de l’ordre sont l’instrument d’un pouvoir liberticide, usent sans proportion de leur force, au mépris de la liberté d’opinion, de manifestation et d’information. Pour les seconds, les forces de l’ordre sont le rempart fragile d’un ordre menacé dont la patience est poussée à bout par des fauteurs de troubles qui aspirent au chaos et dont les réactions légitimes aux provocations dont ils sont la cible doivent être remises dans leur contexte.

Dossier 137 réussit à rester sur le fil ténu qui risquerait de la faire basculer. Il souligne le rôle nécessaire de la police dans le maintien de l’ordre et de la paix civile. Il glorifie le travail de son inspection chargée de chasser ses moutons noirs, de poser des règles claires et de concourir ainsi à la confiance nécessaire que la police doit inspirer. Mais il montre aussi que certains policiers abusent de leurs pouvoirs, que des syndicats corporatistes les défendent contre toute raison et qu’une hiérarchie trop frileuse les couvre.

Dossier 137 convaincra, je crois, aussi bien les taggeurs ACAB que les abonnés aux pages « je soutiens mes FDO ». Mieux encore, il pourra peut-être les aider à dialoguer et à se comprendre. Et dans notre monde où l’invective se substitue trop souvent au débat, cela n’a pas de prix.

PS : Ma réplique préférée du film : « Si tout le monde pense qu’un autre point de vue que le sien est hostile, comment on tient ensemble ? ». Ma seconde réplique préférée: « Tu connais les faits ? Non ? Alors tais-toi »

La bande-annonce

La Vague ★☆☆☆

Julia étudie le chant à la faculté de musique de Santiago. Au printemps 2018, dans le sillage du mouvement #MeToo, une vague de manifestations déferle sur le Chili pour contester le patriarcat et les violences faites aux femmes. Julia, qui vient de traverser un épisode traumatisant, y participe.

J’attendais avec beaucoup d’impatience ce film chilien, d’un réalisateur dont j’avais aimé les précédentes œuvres (GloriaUne femme fantastique). Il a été présenté en avant-première à Cannes et y a reçu un bon accueil. Première l’a élu film du mois. Qui plus est, c’est une comédie musicale, un genre dont mes amis savent dans quel excès d’enthousiasme il me transporte parfois (La La Land, Les Parapluies…).

Aussi suis-je tombé de haut.

Certes, j’ai aimé la puissance des chorégraphies, sans pour autant être emporté par aucune d’entre elles en particulier qui se distinguerait des autres. Mais je ne reste pas convaincu par ce détour par la comédie musicale qui, me dira-t-on, ne va jamais de soi (pourquoi diable vouloir mettre en musique une bluette sentimentale à Cherbourg entre un conscrit sur le point d’être enrôlé en Algérie et la fille d’une vendeuse de parapluies ?!).

Mais j’ai trouvé très banal le fond du sujet qui se résume au dilemme désormais bien balisé au centre de tous les procès #MeToo : qui croire ? ou, plutôt – car la question est moins binaire – comment libérer la parole des victimes et les assurer que leurs témoignages seront entendus sans méconnaître les droits de la défense ? Sans doute d’autres sujets sont-ils évoqués : la place des hommes dans la lutte féministe, le rôle des mères…. mais il s’agit là encore d’adjuvants bien banals.

Le sujet était au cœur des Choses humaines, l’adaptation très réussie de l’excellent roman de Karine Tuil. La façon dont il y était traité m’avait autrement plus convaincu.

La bande-annonce

On vous croit ★★★☆

Alice comparaît à Bruxelles au tribunal de la famille et de la jeunesse. Le père de ses enfants, dont elle est séparée depuis plusieurs années, se plaint qu’Alice ne respecte plus la garde partagée et qu’il n’a plus aucun contact avec ses enfants. Alice le lui a interdit. Elle a de bonnes raisons de l’avoir fait. Son fils, Étienne se replie sur lui-même, refuse d’aller à l’école et présente d’inquiétants symptômes pathologiques. Il souffre d’encoprésie, d’incontinence fécale. Il lui a confié que son père l’avait violé durant un week-end qu’il avait passé chez lui.

On vous croit est un film exceptionnel. Exceptionnel par le sujet qu’il traite : l’inceste. Exceptionnel par la façon dont il le traite : une audition, dans le cabinet d’un juge, filmée quasiment en temps réel. Deux plans l’encadrent. Dans le premier, filmé à la manière des frères Dardenne, on voit Alice, sur le quai d’un tramway se battre avec Étienne pour convaincre son fils récalcitrant de la suivre vers une destination dont on comprendra bientôt qu’il s’agit du tribunal que la mère et les deux enfants ne connaissent que trop bien pour y être déjà allés dans toute une série d’instances, pénales ou civiles, qui les opposent au père. On ne dira rien de la dernière.

Entre les deux donc, une seule scène, dont je comprends qu’elle a été filmée avec trois caméras, dans un bureau étonnamment moderne et blanc – qui contraste avec ceux qu’on a l’habitude de voir dans ce genre de films. Face à la juge comparaissent Alice, le père (dont le prénom ne sera jamais dit me semble-t-il), leurs avocats respectifs et un troisième avocat, désigné par le juge pour représenter les intérêts des enfants. Le but de cette rencontre : statuer sur la requête du père qui réclame le droit de rendre visite à ses enfants et décider, dans leur meilleur intérêt, leur placement auprès de leur mère exclusivement, en garde alternée, ou dans une institution.

Plane au-dessus de cette audience l’ombre portée de la plainte déposée au pénal par Alice contre son ex-mari pour agressions sexuelles sur son fils. Entrent donc en conflit la présomption d’innocence dont peut se prévaloir le père et le principe de précaution, pour lui donner un nom, qui interdit de confier la garde de ses enfants à un père peut-être coupable d’inceste.

C’est cette tension que met en scène le film. Son titre en dit peut-être déjà un peu trop, qui semble trancher le débat. Dire « on vous croit » aux enfants ne signifie pas pour autant que le père soit coupable. Leur dire ‘on vous croit », c’est d’abord ne pas leur dire « vous mentez », c’est d’abord accepter de les entendre et de les comprendre, c’est donner a priori une valeur à leur témoignage.

Dans ce procès, toute notre empathie va vers la mère. C’est elle qu’on croit. C’est son désarroi qu’on partage. Ce sont ses excès qu’on excuse car on imagine volontiers qu’on serait soi-même enclin aux mêmes débordements face à la violence infligée à ses propres enfants, face à leur mal-être bien visible, face à la monstruosité alléguée du père, d’autant plus monstrueux qu’on a pu jadis en être amoureuse et partager son intimité, face à l’inertie de la justice…

L’écueil du film, à la fois éthique et cinématographique, aurait consisté à instruire le procès à charge du père, d’en faire le « méchant » face aux « gentils ». On pourrait me dire que cet écueil n’en est pas un et que le père est incontestablement coupable. Ce serait aller un peu vite en besogne. Le même écueil menace la juge qui s’en sort admirablement bien, menant l’audience avec un calme et une maîtrise dignes d’éloges. J’ai beaucoup aimé que cette scène se termine par un long plan silencieux sur elle, restée seule dans son cabinet, désormais confrontée à la responsabilité de juger cette affaire. Lourde responsabilité qui fera, je l’espère, réfléchir ceux qui sont prompts à critiquer à l’emporte pièce les jugements qu’ils désapprouvent.

La bande-annonce

Les Aigles de la République ★★☆☆

George Fahmy (Fares Fares) est une star adulée du cinéma égyptien. Sa renommée, pense-t-il, le rend intouchable et lui donne bien des passe-droits comme celui de vivre avec Donya, sa jeune maîtresse (Lyna Khoudri). Mais ses certitudes vacillent lorsqu’il est remplacé dans le film qu’il tourne avec une autre actrice, Rula Addad, elle aussi mise à pied, et qu’il reçoit des menaces voilées au sujet de son fils. Il comprend vite qu’il ne peut refuser la proposition empoisonnée qui lui est faite : interpréter le chef de l’Etat dans un film consacré à sa gloire. Son tournage se fait sous la supervision sourcilleuse des services secrets. Il le rapproche du ministre de la défense et de sa séduisante épouse (Zineb Triki).

Sélectionné en compétition officielle en mai dernier à Cannes, d’où il est reparti bredouille, Les Aigles de la République constitue le troisième volet de la « trilogie du Caire », après Le Caire confidentiel (2017) et La Conspiration du Caire (2022). Les trois volets de cette trilogie sont indépendants les uns des autres. Mais on y trouve les mêmes ingrédients : l’acteur Fares Fares, une ambiance lourde de complots ourdis, un scénario compliqué à souhait…

La bande-annonce des Aigles de la République m’avait mis l’eau à la bouche parce qu’elle me faisait miroiter tout ce qui m’attire au cinéma : une histoire captivante sur fond d’imbroglio politique, des personnages hauts en couleurs, une débauche de moyens, une musique puissante et élégante (encore une fois signée Alexandre Desplat).

Force m’est de dire hélas que j’ai été un peu déçu. Le film n’est pas à la hauteur des espérances qu’il avait fait naître en moi. Sans doute Tarik Saleh a-t-il mis les moyens dans cette super-production franco-suédo-dano-finlandais dont le budget approche les dix millions d’euros, tournée avec tambours et trompettes en Turquie. Sans doute ses acteurs, à commencer par l’immense Fares Fares, Lina Khoudry qui n’a pas un rôle facile de jeune première arriviste et la vénéneuse Zineb Triki dont je suis définitivement tombé sous le charme depuis Le Bureau des légendes, sont-ils séduisants. Sans doute aussi le scénario offre-t-il son lot de rebondissements grâce auxquels les deux heures du film passent sans regarder sa montre.

Pour autant, on peut reprocher aux Aigles de la République un scénario trop alambiqué, pas toujours très lisible, qui finit par égarer le spectateur, d’autant qu’il se résume finalement à pas grand chose : notre héros, aussi attachant soit-il, qui rappelle les héros des films noirs américains des années cinquante, est obligé de renoncer aux rares principes auxquels il semblait croire et le pouvoir égyptien – le film est interdit de projection en Égypte – se révèle un théâtre d’ombres maléfiques.

La bande-annonce

Kika ★★★☆

Kika (Manon Clavel) est assistante sociale à Bruxelles, mariée et mère de famille lorsque deux événements inattendus bouleversent sa vie. Le premier : la rencontre avec David (Makita Samba) dont elle tombe éperdument amoureuse. La seconde : la mort aussi brutale qu’inattendue de David, terrassé par un AVC, qui laisse Kika hagarde, à la rue, sans un sou. Refusant tout secours, Kika en dernière extrémité se résout à se prostituer.

Kika – qui pour moi restera à tout jamais un titre associé à un film d’Almodovar en talons aiguilles – est une réalisation étonnante qui mérite l’excellent bouche à oreille qui l’accompagne depuis sa projection à Cannes en mai dernier à la Semaine de la critique.

C’est un film qui joue sur deux tableaux.

D’une part, c’est une comédie cocasse, l’histoire d’une fille comme tout le monde, une Girl next door, qui fait la découverte du monde du BDSM, ses codes, ses pratiques et qui manifeste à cette découverte la même naïveté, le même étonnement que vous ou moi y manifesteriez – quoique je ne vous connaisse pas…. et que vous ne me connaissez peut-être pas ! Spanking, pegging, edging, face-sitting, si ces mots vous sont inconnus, alors ce film élargira votre vocabulaire et, si ces pratiques ne vous révulsent pas, vous fera beaucoup rire. Venue du documentaire, Alexe Poukine nous fait découvrir cet univers avec une curiosité gourmande sans verser dans le prosélytisme ou dans l’anathème. Son cinéma fait penser à celui, féministe et sororal, de Noémie Lvovsky, de Sophie Letourneur ou de Justine Triet première formule.

D’autre part, sur une veine plus grave, Kika est une tragédie, le récit d’un deuil dont l’héroïne ne réussit pas à se consoler. Enceinte de son compagnon décédé, en charge de sa première fille, sans toit, refusant la main tendue par son ex-mari, par sa mère et par son beau-père, Kika traverse une profonde dépression. Le BDSM lui sert d’exutoire. On en découvre alors la face plus sombre, moins cocasse : une façon, pour celui qui domine et pour celui est dominé, d’exorciser ses démons à travers une violence contrôlée.

Manon Clavel (La Vérité, Le Répondeur) est parfaite dans le rôle titre. Elle lui prête à la fois sa gravité et sa candeur.

La bande-annonce

Les Braises ★★☆☆

Karine et Jimmy forment un couple uni et aimant. Karine (Virgine Efira) travaille dans une pâtisserie industrielle. Jimmy (Arieh Worthalter) dirige une petite entreprise familiale de transport routier. En couple depuis une vingtaine d’années, ils ont eu un garçon et une fille désormais lycéens l’un et l’autre. Quand éclate fin 2018 le mouvement des Gilets jaunes, Karine en devient l’une des militantes les plus enflammées alors que Jimmy n’y croit pas.

Quelques réalisateurs français, rompant avec la vieille habitude très gauloise d’en parler le moins possible, se frottent à la chose publique et à la politique : Pierre Schoeller (L’Exercice de l’Etat, Rembrandt), Stéphane Demoustier (L’Inconnu de la Grande Arche), Sylvain Desclous (La Campagne de France, De grandes espérances), Nicolas Pariser (Alice et le maire, Le Grand Jeu)… Thomas Kruithof est de ceux-là qui, avec Les Promesses, avait consacré son précédent film à une édile locale du 9.3 qui peinait à organiser sa succession.

Il s’attaque à un des mouvements les plus importants et les plus passionnants qu’ait connu la France ces dernières années : les Gilets jaunes. Chacun d’entre nous y a été confronté et s’en est fait son opinion. Pour certains, c’est le cri de colère légitime d’une France périphérique qui étouffe ; pour d’autres, c’est un chaos sans mot d’ordre, une explosion de violence sans raison.

Thomas Kruithof n’écrit pas un essai politique sur les Gilets jaunes qui en éclairerait la généalogie, en proposerait une typologie (mouvement d’extrême droite ? d’extrême gauche ?) et en raconterait l’histoire. C’est un cinéaste. Il choisit de rabattre le mouvement des Gilets jaunes sur un couple. Les braises du titre, ces feux dormants qu’une étincelle peut relancer, sont une métaphore qui peut être interprétée dans deux sens : métaphore politique, celle d’une France qui pourrait s’enflammer et métaphore sentimentale, celle d’un couple vieilli qui brûle encore des feux de l’amour.

J’ai un peu regretté ce parti pris. J’aurais aimé voir un film qui ait le courage de s’attaquer à son vrai sujet : les Gilets jaunes. L’idée de le traiter par le crible du déchirement d’un couple me semblait mièvre et réductrice.

Mais je dois lucidement reconnaître que le résultat est bon. Il l’est d’abord grâce aux deux acteurs. On peut regretter de voir Virginie Efira et Ariel Worthalter partout et tout le temps. mais il faut reconnaître qu’ils sont l’un comme l’autre absolument excellents et qu’on ne saurait leur reprocher la moindre erreur de carre.
Mais il l’est surtout parce qu’à travers ce couple, c’est tous les Gilets jaunes qui sont évoqués, la peur du déclassement (analysée doctement dans les ouvrages d’Eric Maurin et de Louis Chauvel), la France périphérique, le sens de l’engagement, l’invention d’autres formes d’actions citoyennes…

La bande-annonce

L’Inconnu de la Grande Arche ★★★☆

En 1983, un concours d’architecture est lancé pour la construction du bâtiment destiné à clore la perspective royale qui part du Louvre vers l’ouest via l’Arc de triomphe. Un architecte inconnu l’emporte. Il est danois, a la cinquantaine bien entamée et n’a quasiment rien construit sinon sa propre maison et quatre églises. Il avance une proposition audacieuse : un cube de cent mètres de côté de verre et de marbre.

Stéphane Demoustier (frère de) se frotte décidément à des sujets intéressants et sait les traiter avec intelligence. Après La Fille au bracelet, sur l’insondable culpabilité d’une jeune femme, après Borgo, sur l’acclimation compliquée dans une prison corse d’une jeune surveillante venue du continent, voilà qu’il se lance dans l’adaptation du récit que Laurence Cossé a consacré en 2016 à des événements vieux de plus de trente ans : la réalisation compliquée de la Grande Arche de la Défense.

Un architecte scandinave un peu lunaire s’est retrouvé aux manettes d’un projet pharaonique par la seule volonté du prince, le président Mitterrand (Michel Fau, sphinxial), qui s’est personnellement impliqué dans sa sélection et l’a constamment soutenu. Le problème est que l’intégrité artistique de Johan Otto von Spreckelsen (Claes Bang) s’est vite heurtée au mur des réalités, à la réglementation tatillonne qui l’empêche d’utiliser telle ou telle colle pour joindre ses vitres, aux restrictions budgétaires qui le privent du marbre de Carrare qu’il souhaite utiliser et qu’il va lui-même acheter en Toscane, aux rivalités politiques qui menacent le projet lorsque la gauche perd les élections législatives de 1986.

Les résistances que rencontre Spreckelsen sont incarnées par deux personnages que le film a l’intelligence de ne pas caricaturer. D’une part Subilon, un conseiller présidentiel vibrionnant, interprété par Xavier Dolan. D’autre part Paul Andreu (Swann Arlaud), l’architecte surdoué qui avait signé l’aérogare de Roissy à vingt-neuf ans à peine et qui accepte modestement de se mettre au service de son collègue. Un autre personnage de fiction a été rajouté, celui de l’épouse de Spreckelsen (Sidse Babett Knudsen) qui essaie, sans guère de succès, de ramener son mari à la raison quand il s’arc-boute sur ses principes.

Un moment, j’ai cru que le film allait être celui que j’aurais aimé voir : un éloge du compromis. J’espérais que l’architecte intraitable accepterait de faire quelques concessions pour sauver son projet et que les résistances technocratiques qui le brimaient finiraient par céder pour laisser son art s’exprimer. Patatras ! la réalité s’est rappelée à moi et aux protagonistes et le film a pris une autre direction.

Cette absence de happy end m’a frustré. Mais, tout bien considéré, il faut y voir plus une qualité qu’un défaut. Le film, comme le livre qu’il adapte, est fidèle aux faits, lesquels, on le sait hélas, ne sont pas toujours ceux qu’on espère.

La bande-annonce

Deux procureurs ★★★☆

Dans l’URSS stalinienne, à l’acmé de la Grande Terreur stalinienne qui fit plusieurs millions de victimes, les plaintes des détenus n’étaient pas transmises. L’une d’elles parvient toutefois au jeune procureur Kornev (Aleksandr Kuznetsov), fraîchement émoulu de la faculté de droit, qui se présente à la prison où est détenu son auteur. Il parvient de haute lutte, malgré les obstacles dressés par la direction, à s’entretenir avec lui. Kornev décide immédiatement d’aller à Moscou pour rendre compte au Procureur général, Andreï Vychinski, de ce témoignage déchirant.

Né en 1964 en Biélorussie soviétique, installé à Berlin depuis 2011, Sergei Loznitsa s’est fait connaître en 2013 en Occident par un premier film dont l’action se déroulait durant la Seconde Guerre mondiale. La facture de Dans la brume annonçait celle de ses œuvres suivantes : des plans-séquences interminables, une quasi absence de dialogues, une virtuosité intimidante… Les mêmes recettes étaient utilisées l’année suivante dans Maidan, un documentaire sur la chute du président Ianoukovitch durant l’hiver 2014, dans Une femme douce le portrait d’une héroïne dostoïevskienne dans la Russie post-soviétique et dans Donbass, une évocation en treize plans-séquences de cette région ukrainienne annexée par la Russie, qui y bafoue les droits de l’homme et humilie ses citoyens.

Deux procureurs est l’adaptation très fidèle d’une courte nouvelle de Gueorgui Demidov (1908-1979), emprisonné à la Kolyma en Sibérie en septembre 1938. Le film de Loznitsa n’en a pas la concision – il tangente les deux heures – mais il en a l’âpreté. Il a été tourné l’automne dernier en Lettonie dans une ancienne prison désaffectée. Loznitsa aurait pu filmer des montagnes de cadavres ou des cellules grouillantes de vermine ; il préfère montrer de longs couloirs sinistres, des guichets cadenassés et des gardiens patibulaires.

Son héros est un Juste qui se rebelle contre une Justice dévoyée lorsqu’il découvre qu’elle emprisonne et condamne des innocents et leur arrache des aveux. Mais c’est aussi un naïf qui s’imagine que ces excès de pouvoir sont le fait des chefs locaux et que si Moscou en était informé, ces exactions prendraient fin. Quand il se rend au siège de la Prokuratur, il déambule dans les mêmes escaliers interminables et se heurte à la même bureaucratie bornée que celle à laquelle il s’était heurté la veille en province. Son entretien avec Vychinski, un personnage historique tristement célèbre pour ses réquisitoires impitoyables fait froid dans le dos.

En compétition à Cannes, Deux procureurs en est reparti bredouille. Il y aurait mérité un prix.

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