1917 ★★★★

Avril 1917. La guerre fait rage. Dans le Pas de Calais, les forces britanniques se sont terrées dans les tranchées face aux forces allemandes.
Deux soldats britanniques sont mandatés à travers les lignes ennemies pour aller de toute urgence délivrer un message à un bataillon dont l’engagement pourrait lui être fatal.

Sam Mendes fait fort. Après American Beauty, Les Noces rebelles, Skyfall, le réalisateur britannique signe son film le plus personnel tiré, dit-il des souvenirs distillés par son grand-père paternel, caporal dans l’armée britannique pendant la Première Guerre mondiale.

Il le fait dans une forme intimidante, qui force le respect : l’unique plan séquence. C’est le Graal des réalisateurs qui répond tout à la fois à un défi technique et scénaristique. Le défi technique, on le conçoit aisément, rendu plus facile à surmonter avec la miniaturisation des caméras. Le défi scénaristique consiste à raconter en temps réel une histoire.
Les encyclopédies de cinéma listent les plans séquences les plus célèbres : la première scène de La Soif du mal de Orson Welles ou de Snake Eyes de Brian de Palma. Les revues de cinéma essaient d’en faire le hit parade, celui des Fils de l’Homme d’Alfonso Cuaron étant souvent cité parmi les plus époustouflants. Et puis, évidemment, il y a La Corde de Hitchcock, tourné en huis clos donnant l’impression d’un unique plan séquence (en fait, à l’époque, les bobines ne permettaient pas de tourner pendant plus de dix minutes et La Corde est constitué de dix séquences).

On voit récemment se multiplier, avec plus ou moins de bonheur, ce genre d’exercices. Victoria en 2015 suivait son héroïne dans les rues de Berlin. Utøya, 22 juillet l’an dernier racontait en temps réel la tuerie d’Utøya en Norvège du point de vue d’une jeune fille pourchassée par Anders Breivik.

La prouesse technique est en elle-même bluffante. Mais elle serait vaine si elle ne servait pas une cause. L’idée est de nous plonger dans la furie de la guerre, de nous faire sentir jusqu’à l’épuisement l’exténuation de deux soldats confrontés à une tâche titanesque : risquer leur vie, traverser l’enfer, vaincre la peur et la souffrance pour accomplir leur mission.

Le pari est réussi. On sort de la salle lessivé, après deux heures passées les ongles plantés dans l’accoudoir à retenir son souffle. Comme à la lecture des premières pages du roman de Pierre Lemaître Au revoir là-haut, on aura vécu organiquement le bruit et la fureur, le sang et la merde, la sueur et les larmes. Chapeau l’artiste.

La bande-annonce

Play ★★★☆

Max (Maxime Boublil) a bientôt quarante ans. À treize ans, en 1993, ses parents (Noémie Lvovsky & Alain Chabat) lui ont offert une caméra. Avec elle, il a filmé sa vie, ses amis, ses amours, ses emmerdes. Il a surtout filmé Emma (Alice Isaaz).

Osons le dire : Play est un film concept construit à partir de vrais-faux rush, ceux filmés par la caméra de Max tout au long de sa vie. D’où sa structure extrêmement hachée, composée d’une succession de petites saynètes au son dégueulasse, à l’image mal cadrée, et ses nombreuses ellipses qui nous font gaillardement sauter les années (le noir se fait après qu’à quatorze ans Max se fait confisquer sa caméra par sa mère par la faute de ses mauvais résultats scolaires et l’image se rallume quatre ans plus tard au moment où Max passe son bac).

Play est un film générationnel qui raconte les années 90 et 2000. Il le raconte à travers des objets : la PlayStation, les premiers ordinateurs connectés et la stridulation insupportable de leur modem à l’allumage, l’affiche de Romeo + Juliet. Il le fait à travers des événements : la liesse populaire de la Coupe du monde 1998 (mais bizarrement sont passés sous silence le 11 septembre 2001 et le 21 avril 2002). Il le fait surtout à travers des chansons qu’aucun trentenaire ou quadragénaire ne pourra ré-entendre sans taper du pied : Wonderwall de Oasis, Where is my mind des Pixies, American Boy de Estelle, Crazy de Gnarls Barkley…

Play est un film potache qui fait rire aux éclats sans sombrer dans la vulgarité. S’il nous fait tant rire, s’il nous touche autant, c’est qu’il nous fait revivre tous les rites initiatiques que nous avons traversés : le bac, la fac, le permis, la première cuite, le premier joint, les premières amours. Je ne me suis pas encore remis du fou rire piqué devant la scène de l’accident de voiture du jeune Max, qui vient de fêter son permis, avec ses potes et percute un conducteur irascible. On n’avait rien vu d’aussi drôle depuis Les Nouveaux Sauvages.

Et enfin Play est un film romantique sur le vert paradis de nos amours enfantines. Vous savez, fidèle lecteur, qui me lisez depuis plus de quatre ans, combien la nostalgie est un sentiment qui m’émeut. Mettez moi un film qui raconte un souvenir ou une perte, je fonds en larmes et les étoiles pleuvent. Comme de bien entendu, j’ai fondu devant l’idylle contrariée qui, à travers les années, réunit Max et Emma.

Eric Neuhoff a-t-il vu Play ? Ce critique du Figaro vient de commettre un essai rance, couronné par le Prix Renaudot Essai – dont le jury, il est vrai, ne se distingue pas par sa clairvoyance (c’est lui qui en 2013 couronnait Gabriel Matzneff) – dans lequel il conchie le cinéma français. À l’en croire, il n’a rien produit de bon depuis Un taxi mauve et La Gifle. Certes Alice Isaaz ne montre ni ses seins ni son cul – ce qui semble une condition sine qua non pour exciter l’intérêt de Pervers Eric – mais elle a un charme, une fraîcheur, une répartie, une énergie qui nous réconcilient illico avec le cinéma français et avec ses actrices.

La bande-annonce

Marriage story ★★★☆

Charlie (Adam Driver) est un metteur en scène qui dirige à New York une troupe d’avant-garde. Nicole (Scarlett Johansson) est une jeune actrice hollywoodienne qui, après avoir rencontré Charlie, a décidé de quitter la Californie pour s’installer et travailler avec lui sur la Côte Est.
Charlie et Nicole ont eu un garçon, Henry, huit ans. Mais Charlie et Nicole ne s’aiment plus. Quand Nicole se voit proposer un premier rôle dans une série à succès à Hollywood, elle décide de rentrer en Californie, chez ses parents, et d’engager une procédure de divorce. Les deux époux souhaitent qu’elle soit la moins traumatisante possible. Mais ils se déchirent bientôt autour de la garde de Henry.

Il y a des feel-good movies. Il y a aussi des feel-bad movies. Les premiers sont plus attractifs que les seconds : on préfère en général se faire du bien que du mal. Le monde dans lequel on vit serait si triste, la charge mentale si lourde que nous aspirerions à des loisirs récréatifs qui nous le ferait trouver plus drôle et nous la ferait trouver plus légère.
« Les chants désespérés sont les chants les plus beaux et j’en sais d’éternels qui sont de purs sanglots ». Il faut réhabiliter les sujets graves, les feel-bad movie, les unhappy ending. J’ai vu Docteur Jivago à quinze ans et ne me suis jamais remis de sa scène finale. Idem pour Titanic quinze ans plus tard. Et pour La La Land quinze ans après. Sans parler de West Side Story, des Parapluies de Cherbourg ou de Roméo et Juliette

Ce long paragraphe inutile ne sert à rien. Sinon à vous rappeler mon Top 5, fidèle lecteur, en ces périodes de palmarès, et de vous prévenir : Marriage Story, contrairement à ce que son titre annonce, n’est pas une comédie sur le mariage ou sur le re-mariage mais parle d’un sujet triste.

Quarante ans après Kramer vs. Kramer (cinq Oscars dont celui du meilleur film, du meilleur réalisateur et du meilleur acteur), Noah Baumbach raconte au scalpel un divorce. Il sait de quoi il parle : il est passé par là. Après cinq ans de mariage, il s’est séparé de Jennifer Jason Leigh en 2010 – pour se mettre en couple l’année suivante avec Greta Gerwig (de vingt ans sa cadette). Son divorce a traîné trois ans et n’a été prononcé qu’en 2013.

Le divorce aurait dû se faire à l’amiable. Mais rien ne s’est passé comme prévu. Bientôt Charlie et Nicole s’écharpent par avocats interposés. Dans le rôle de l’avocate de Nicole, Laura Dern, mielleuse et machiavélique, livre une prestation époustouflante – qui doit beaucoup, osons le dire, à une silhouette qui, époustouflante, l’est elle aussi.
Le scénario parvient excellement à rendre compte de ce glissement inéluctable. Dans la plus grande scène du film, qui à elle seule dure près d’un quart d’heure, on voit les deux héros tenter de s’entendre, faisant preuve l’un comme l’autre de bonne volonté, refusant de se laisser enfermer dans leurs rôles, mais cédant peu à peu à leurs émotions dans un lent crescendo qui se conclut par des hurlements.

Marriage Story est en ligne sur Netflix. C’est une énigme et un scandale. Que des œuvres de cette qualité ne soient pas distribuées au cinéma mais réservées aux seuls abonnés d’une chaîne payante est à la fois le signe de l’incroyable culot de Netflix, qui, après Roma et The Irishman, se positionne désormais sur tous les segments du cinéma, même le plus auteuriste, et un défi pour la salle qui aurait dû être son réceptacle naturel.

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Akhnaten

Les cinémas Pathé Gaumont retransmettaient hier soir en direct la première de Akhnaten au Metropolitan Opera de New York. Cet opéra est l’oeuvre du compositeur américain de musique minimaliste Philip Glass. Il raconte en trois actes la vie du pharaon égyptien de la XVIIIème dynastie qui décida de créer une nouvelle religion monothéiste et de fonder à Amarna une nouvelle capitale.

Il n’est pas rare désormais de voir des opéras ou des ballets au cinéma. L’immarcescible Alain Duault a lancé pour les salles UGC le programme Viva l’opéra qui propose chaque année une quinzaine de représentations en direct. La haute technologie des salles garantit une qualité technique irréprochable, même si manque le frisson procuré par la proximité de la scène… et si, au moment du rideau, on se trouve un peu nigaud d’adresser à un écran inerte des applaudissements qu’il n’entendra pas. Les tarifs sont plus élevés qu’une place de cinéma (36€ pour Akhnaten hier soir) mais plus abordables que des places d’opéra qui ont, depuis longtemps, cessé de l’être. Pour les opéras, le bénéfice est évident : toucher, au-delà du millier de spectateurs que peut accueillir leur salle, des dizaines, des centaines de milliers de spectateurs à travers le monde (Akhnaten était diffusé dans soixante-dix pays ce qui explique peut-être l’horaire inhabituel de sa programmation à New York (13h)). Les cinémas quant à eux diversifient leur offre et attirent un auditoire peu versé dans les blockbusters. Le public, en tous cas, répond présent : la salle hier soir était quasi-pleine.

Je ne suis pas critique musical et ne prétends pas l’être.
Akhnaten n’est pas un film, à classer dans la même catégorie que The Joker ou Hors normes.
Aussi cette critique aura-t-elle un statut un peu à part. Je ne lui mettrai pas d’étoiles. L’aurais-je fait je lui en aurais mis quatre tant j’ai été enthousiasmé.

Je l’avoue le rouge au front. Je me suis si souvent endormi à l’opéra que j’appréhendais les 3h56 qu’allait durer le spectacle. Mais je ne me suis pas ennuyé une seconde. Mieux, j’en aurais volontiers redemandé au moment du baisser de rideau.

Tout dans Akhnaten m’a enthousiasmé. La musique sérielle de Philip Glass exerce une fascination hypnotique – même si on sent que l’ensemble du Met conduit par la chef (cheffe ?) Karen Kamensek est loin de ses classiques. La voix des solistes est incroyable à commencer par celle du contre-ténor Anthony Roth Costanzo dans le rôle-titre. Mais c’est surtout la mise en scène de Phelim McDermott qui touche au sublime. Le metteur en scène a eu l’idée de génie d’inviter une troupe de jongleurs. Leur ballet millimétré se marie à la perfection à la musique de Glass. Les personnages, dans des costumes d’une magnificence inouïe qui empruntent tout à la fois aux styles élisabéthain et chinois (la robe jaune d’Akhenaton m’a fait penser à celle de l’empereur Qianlong), se déplacent au ralenti dans des décors vertigineux. Le duo d’Akhenaton et de Nefertiti, revêtus d’un drap de lin rouge, la lente montée au ciel du pharaon sont des scènes qu’on n’oubliera pas.

Seul bémol peut-être : les entractes. Si, dans une salle d’opéra, c’est un temps mort obligé, rien n’obligeait à ce que ce soit le cas au cinéma. On aurait pu les utiliser intelligemment, par exemple avec de courtes séquences sur Philip Glass, son oeuvre, sa musique, les deux autres opéras de la trilogie que vient clore Akhnaten (Einstein on the Beach, Satyagraha). Au lieu de cela, la soprano Joyce Didonato ânonne des annonces publicitaires entre deux interviews sans intérêt des solistes.

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La Belle Époque ★★★☆

Victor (Daniel Auteuil) est un vieux dessinateur de BD qui affiche volontiers sa détestation du monde qui l’entoure. Sa femme Marianne (Fanny Ardant) étouffe aux côtés de ce misanthrope. Cette brillante psychanalyste a pris un amant (Denis Podalydès) et finit par mettre son ami à la porte.
C’est le moment que Victor choisit pour utiliser le cadeau que son fils lui a fait à son dernier anniversaire : un voyage dans le temps à l’époque de son choix.
Le service est fourni par la société d’Antoine (Guillaume Canet) : avec un soin maniaque, ce réalisateur despotique reconstitue pour ses riches clients l’époque qu’ils rêveraient d’avoir connue. Pour Victor, ce sera le 6 mai 1974, à Lyon, le jour où Marianne est entrée dans sa vie. Antoine convainc Margot (Dora Tillier), avec laquelle il entretient une relation compliquée, d’interpréter le rôle de Marianne jeune.

Comment filmer le temps qui passe ? Comment faire toucher du doigt au spectateur de cinéma l’épaisseur du temps qui passe et le poignard de la nostalgie ? Trois solutions logiques existent. La première : la fresque historique. Raconter une histoire qui se déroule sur plusieurs décennies en suivant son fil chronologique. C’était le parti retenu par Nicolas Bedos – que la question du temps et de la nostalgie décidément taraude – dans son premier film, le très réussi Monsieur et Madame Adelman. Le deuxième : les flash-back. On oublie que des chefs d’oeuvre comme Citizen Kane, Amadeus, Cinema Paradiso ou Titanic – ou La Recherche de Proust – sont construits sur un flashback qui en décuple la profondeur. Le troisième, plus audacieux, c’est le voyage dans le temps science-fiction et ses innombrables apories.

La Belle Époque en invente un quatrième : la reconstitution théâtrale. Faire jouer aux personnages d’une époque leur propre rôle dans le passé. Une sorte de Truman show dans le temps. Le procédé pourrait tourner court. Car Victor sait bien qu’il joue une reconstitution historique et que tous les personnages qu’il y croise sont des acteurs dûment préparés et rémunérés. Mais, miraculeusement, le procédé fonctionne grâce à une mécanique scénaristique d’une impressionnante efficacité et grâce à un quatuor d’acteurs épatants.

Dans ce quatuor, on peut néanmoins faire la fine bouche et reprocher à Guillaume Canet d’interpréter un rôle qu’il a décidément trop joué, celui quasi-autobiographique de l’homme de cinéma tyrannique, et à Fanny Ardant – dont je sais qu’elle compte des admirateurs inconditionnels – les limites de son jeu de vieille bourgeoise un peu foldingue. En revanche, Daniel Auteuil et Doria Tillier sont formidables. Daniel Auteuil, comme Catherine Deneuve et Isabelle Huppert, on l’a beaucoup vu ces trente dernières années. Trop peut-être. Dans des comédies pas drôles qui ne le flattaient guère. Loin du cabotinage qui pollue souvent son jeu, il compose ici un Victor attachant qui réussit, sans être ridicule à (re)tomber amoureux d’une femme de quarante ans plus jeune que lui. Mais c’est Doria Tillier qui crève l’écran. Elle n’est jamais aussi belle que quand Nicolas Bedos, son compagnon à la ville, la filme. Une scène est touchante où Guillaume Canet, double toxique de Nicolas Bedos lui-même, la guidant avec une oreillette, lui fait la confession de l’amour qu’il lui porte. On imagine que ces lignes ont été écrites par Nicolas pour Doria et on en est profondément ému.

Comme le faisait le mois dernier Chambre 212, La Belle Époque interroge intelligemment le couple. Le couple vieillissant de deux sexagénaires qui s’exaspèrent. Le couple naissant de deux trentenaires qui ne savent pas s’aimer. Et le couple improbable formé par Victor et Margot sur lequel l’ultime plan du film laisse planer l’éventualité d’un impossible dénouement.

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Hors normes ★★★★

La Voix des justes est une association qui accueille des enfants et des adolescents autistes, des « cas complexes » que les autres institutions ne peuvent plus ou ne veulent plus prendre en charge. L’Escale forme des jeunes défavorisés à encadrer ces autistes.
Bruno (Vincent Cassel) dirige la première, Malik (Reda Kateb) la seconde.

Toledano & Nakache forment un duo étonnant. Ces deux amis d’enfance tournent ensemble depuis vingt ans. Ils ont décroché le jackpot en 2011 avec Intouchables : une comédie sur le handicap, un duo d’acteurs qui crève l’écran… et presque vingt millions d’entrées au box office. On pouvait se demander comment ils réussiraient à rebondir après ce phénoménal succès. Samba – qui capitalisait sur Omar Sy – fut un échec. Mais Le Sens de la fête réconcilia les deux co-réalisateurs avec leur public.

Avec Hors normes, Toledano & Nakache creusent un sillon quasi-documentaire. Leur film évoque l’action bien réelle menée par deux associations parisiennes – dont on espère que la publicité que leur aura fait ce film les sortira de la précarité financière.

Même s’ils ont tourné avec des « vrais » autistes – avec les difficultés qu’on imagine sans peine – Toledano & Nakache réalisent une fiction auréolée du prestige de ses deux stars. Cassel et Kateb n’avaient jamais tourné ensemble. Ils sont parfaits. Plus que parfaits. Kateb a un charme fou. Comme toujours. Comment peut-il avoir un tel charme avec une gueule pareille ? C’est un mystère insondable. Cassel est à contre-emploi, pataud avec les femmes, d’une délicatesse folle avec les enfants, dans le rôle d’un Juif ultra-orthodoxe à kippa et tsitsit. Sa religion n’est pourtant jamais évoquée. L’eut-elle été, elle aurait lesté le film d’une dimension dont il n’avait pas besoin.

Le sujet est bouleversant. Il arracherait des sanglots aux pierres. Il aurait pu être racoleur. Hors normes évite le piège du voyeurisme. C’est ce qui fait le succès du cinéma de Nakache & Toledano depuis Intouchables : rester sur la ligne de crête qui sépare le rire des larmes. Il y a bien sûr beaucoup d’artifice derrière cette fausse authenticité. Le spectateur n’est pas dupe. Et s’il l’est, cela n’entame en rien son plaisir et son émotion.

On pourrait reprocher à Hors normes de ne pas avoir de scénario. Ce serait lui faire un procès injuste. Il ne raconte pas une histoire, mais en tisse cinq ou six : le contrôle mené par les deux inspecteurs de l’IGAS (pour une fois que des énarques ont l’air sympathiques !), les déboires sentimentaux de Bruno, le personnage de Joseph, cet autiste qui ne réussit pas à prendre le métro sans tirer la sonnette d’alarme, celui de Dylan, un môme de banlieue foudroyé d’amour devant une jolie orthophoniste (interprétée par Lyna Khoudri la révélation de Papicha), celui de Valentin enfermé dans sa violence…

Film kaléidoscopique qui réussit sans temps mort à tenir le rythme de ses presque deux heures, film infiniment touchant qui ne verse jamais dans le sentimentalisme, film porté par deux stars au charme magnétique, Hors normes a tous les ingrédients pour être le grand succès de l’automne sinon de l’année.

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Chambre 212 ★★★☆

Maria (Chiara Mastroianni) a beau aimer profondément son mari Richard (Benjamin Biolay), cela ne lui interdit pas de multiplier les aventures. Lorsque Richard découvre la dernière en date, en interceptant un sms sur le téléphone de son épouse, vingt années de félicité maritale s’écroulent.
Maria quitte le domicile conjugal, traverse la rue et prend une chambre d’hôtel. C’est là, dans la chambre 212, que ses fantômes s’invitent.

Christophe Honoré est sans doute un des réalisateurs français contemporains les plus importants. Il avait commencé sa carrière à la fin des années quatre-vingt-dix comme critique de cinéma et s’était fait connaître avec une critique au bazooka publiée aux Cahiers contre le cinéma « moralisateur » de Robert Guédiguian et d’Anne Fontaine. Il avait commencé à tourner des longs métrages au début des années 2000. Je dois avouer que ses films ne m’avaient jamais réellement conquis. J’éprouvais à leur égard ce que le collégien boutonneux ressent pour l’élève le plus talentueux de la classe : un mélange de jalousie et d’admiration. Ma mère, Les Chansons d’amour, Les Biens-aimés étaient pour moi trop parisiens, trop branchés, trop arty, trop déprimants pour emporter mon enthousiasme. Les brassées d’éloges qui ont accueilli son dernier film, Plaire, aimer et courir vite m’avaient laissé au mieux perplexe.

Mon contentieux avec Christophe Honoré est en passe d’être soldé avec ce Chambre 212 qui m’a enthousiasmé. Son sujet était pourtant bien rebattu (l’adultère) et son traitement casse-gueule qui emprunte à la fois à la poésie de Resnais au réalisme magique de Blier et au vaudeville de Guitry.

Miracle ! Ça marche. Ça marche grâce aux acteurs remarquablement dirigés. Chiara Mastroianni n’a jamais été aussi belle ni aussi juste. Elle a amplement mérité le prix de l’interprétation féminine à la section Un certain regard et sera certainement en lice aux Césars. Vincent Lacoste, dont la bouche molle m’horripile, n’en est pas moins charmant (je laisse à ma voisine, moins pudique que moi, le soin de commenter son postérieur) . Benjamin Biolay accepte sans mégoter de s’enlaidir en homme au foyer en pilou-pilou. Le diamant du film, c’est Camille Cotin en fantasmatique professeure de piano d’une folle sensualité. Le César du meilleur second rôle féminin lui est promis.

Ça marche grâce à une BOF épatante qui mélange Scarlatti, Vivaldi (revisité par Max Richter), Charles Aznavour et Barry Manilow.

Mais ça marche surtout par un scénario qui renverse les stéréotypes du couple adultère. C’est la femme qui travaille à l’extérieur tandis que son époux – dont on ne saura jamais la profession – l’attend au foyer, fait la lessive et prépare le repas. C’est la femme qui enchaîne les adultères tandis que son époux ne l’a jamais trompée. Quand la crise éclate, c’est la femme qui part et le mari qui reste. Ce renversement n’est pas d’une audace folle en ces temps féministes, mais suffisamment original pour être salué.

Chambre 212 est léger sans être frivole, grave sans peser des tonnes. Chambre 212 est délicat et intelligent. Sans verser dans le moralisme ni dans le cynisme, Chambre 212 s’amuse de l’usure du couple et de l’adultère. Chambre 212 parle avec justesse du désir qui passe et de l’amour qui reste. À voir, surtout si on a passé la quarantaine et fêté ses noces de porcelaine (ce qui me place en cœur de cible), en couple, avec son mari ou sa femme, son amant ou sa maîtresse… mais pas les quatre ensemble. 

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Papicha ★★★☆

À Alger, au début des années quatre-vingt-dix, Nedjma (Lyna Khoudri) vit à la cité universitaire. Elle étudie les lettres modernes. Passionnée de stylisme, elle dessine, découpe et coud des robes pour ses amies. Avec ses voisines de dortoir, Wassila, Samira et Kahina, elle mène la vie d’une jeune femme libérée, fait le mur, sort en boîte.
Mais la situation du pays se dégrade. L’islamisme gagne du terrain. Quand la sœur de Nedjma est assassinée sous ses yeux, la jeune femme décide d’organiser un défilé de mode.

Quatre héroïnes sur l’affiche. Mais une actrice qui crève l’écran : Lyna Khoudri. On l’avait remarquée dans Luna (un des meilleurs films de l’année dernière passé injustement inaperçu) et dans Les Bienheureux. Elle explose cet automne où on la verra dans le Nakache/Toledano Hors normes et dans la série de Canal + Les Sauvages avant d’avoir un rôle dans le prochain film de Wes Anderson The French Dispatch (aux côtés de Timothée Chalamet, Tilda Swinton, Mathieu Amalric, Frances McDormand, Bill Murray, Benicio del Toro, Owen Wilson, Adrien Brody, Léa Seydoux… to name but a few!)

Il y a bien des façons de raconter la « décennie noire » traversée par l’Algérie dans les années quatre-vingt-dix. Les Bienheureux s’y était essayé du point de vue d’un couple d’Algériens cultivés faisant partie de l’intelligentsia (Nadia Kaci qu’on retrouve au générique de Papicha et Sami Bouajila). Le Harem de Madame Osmane l’avait fait en radioscopant un immeuble façon Les Choses de Perec.

Papicha décide de mettre au centre de l’histoire une bande de jeunes filles. Chacune a sa personnalité. Samira est voilée et fait ses prières. Kahina ne rêve que de départ. Nedjma et Wassila, son double, sont plus légères. Elles sont heureuses en Algérie et n’imaginent pas une autre vie. Mais elles ne peuvent concevoir que leurs libertés soient remises en cause par l’islamisme qui monte

Cette « bande de filles » – pour reprendre le titre du film de Céline Sciamma sorti en 2014 auquel Papicha emprunte la même fraîcheur – a son franc-parler. Les répliques fusent dans un sabir « françarabe », qui mélange les mots de français et d’arabe. L’ensemble a une énergie, une force roboratives.

Le film s’autorise certaines facilités. L’assassinat de Linda, la sœur aînée de Nedjma, est un événement trop important pour être traité si rapidement. Des seconds rôles sont trop brièvement esquissés qui auraient mérité plus d’attention, ainsi de la mère de Nedjma ou de sa directrice. Comme souvent dans un premier film, sa réalisatrice Mounia Meddour charge trop la barque.

Mais ses défauts lui seront pardonnés. Car Papicha, si remarquablement servie par son interprète principale, déborde d’énergie et suscite une vraie émotion.

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Au nom de la terre ★★★☆

En 1979, Pierre Jarjean (Guillaume Canet) revient d’un long séjour au Wyoming pour racheter à son père (Rufus) la ferme familiale en Mayenne. Galvanisé par ce qu’il a découvert en Amérique, il compte bien appliquer les mêmes méthodes avant-gardistes et transformer la modeste exploitation en agri-business.
Les années passent. Pierre a fondé un foyer. Sa femme Claire (Veerle Baetens) et lui ont eu deux enfants. Leur fils aîné (Anthony Bajon) participe aux travaux de la ferme. Mais l’exploitation n’est toujours pas rentable. Pour rembourser les emprunts, Pierre est obligé à une fuite en avant . Il s’agrandit, s’endette à nouveau, se condamne à des cadences infernales et à un stress qui le ronge.

Le drame rural constitue un genre cinématographique à part entière. Il a connu en 2017 un succès inattendu avec Petit paysan, récompensé de trois Césars. Mais la ferme, sa rude discipline, sa routine, les dignes figures de paysans qui s’y affairent ont inspiré plus d’une fiction (L’Apprenti de Samuel Collardey, C’est quoi la vie ? de François Dupeyron) et une foultitude de documentaires (La Vie moderne de Raymond Depardon, Les Terriens de Ariane Doublet, Bovines d’Emmanuel Gras).

Edouard Bergeon rassemble un casting hétéroclite qu’on n’a jamais vu fonctionner ensemble. Mais la sauce prend. Guillaume Canet, qui ressemble de plus en plus à François Cluzel, incarne le rôle du père ; la Flamande Veerle Baetens (découverte dans Alabama Monroe), celui de la mère ; Rufus, qui fut toute sa vie durant cantonné dans des rôles comiques, celui du père ; c’est le jeune Anthony Bajon, dans le rôle du fils, révélation de La Prière, qui sort le mieux son épingle du jeu.

Au nom de la terre a une dimension supplémentaire. Son réalisateur, Edouard Bergeon, y raconte l’histoire de son père. Guillaume Canet pousse le scrupule jusqu’à copier la tonsure particulièrement inélégante de cet homme obsessionnel, entêté mais aussi profondément aimant. Le mausolée que son fils lui dresse aurait pu verser dans l’indécence. Le tableau d’une paysannerie étranglée par les marchés aurait pu tourner au réquisitoire. Il est profondément poignant.

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La Famille ★★★☆

Carlo (Vittorio Gassman) célèbre son quatre-vingtième anniversaire. Il aura vécu toute sa vie dans le même appartement cossu du centre de Rome. Il y sera né, y aura grandi auprès de son frère Giulio, moins armé que lui face à la vie, qui finira par épouser Amelia, la bonne. Il y aura accueilli son épouse Béatrice (Stefania Sandrelli) dont il aura eu deux enfants et de nombreux petits-enfants.
Mais c’est de la sœur aînée de Beatrice, Adriana (Fanny Ardant), une concertiste partie vivre en France, que Carlo aura été toute sa vie amoureux.

Le cinéma d’Ettore Scola utilise comme moteur le sentiment qui m’étreint le plus au monde : la nostalgie. La Famille (1987) est construit selon le même principe que Nous nous sommes tant aimés (1974) et Le Bal (1983). Il s’agit de raconter le temps long, le temps d’une vie, en recourant aux mêmes acteurs qu’on aura copieusement grimés pour les rajeunir ou les vieillir (ainsi de Vittorio Gassman qu’on voit successivement avec des cheveux noir corbeau et blanc comme neige). Si ce mode de narration conduit à un émiettement du récit, organisé selon une succession de petites saynètes chacune séparée de la suivante par les années qui passent, son unité est assurée par l’unité du lieu. Pas plus qu’on ne sortait du dancing où se déroulait Le Bal, on ne met les pieds hors de l’appartement où vivent les personnages de La Famille.

Comme dans Une journée particulière, où la grande histoire (la rencontre à Rome du Führer et du Duce en 1938) servait d’arrière-plan à la petite (la rencontre de deux voisins, un homosexuel (Marcello Mastroianni) et une femme au foyer (Sophia Loren)), l’histoire du XXème est l’arrière-plan discret du récit intimiste que raconte La Famille. C’est ainsi qu’on y voit Carlo, jeune professeur de littérature, hésiter dans les années trente à prendre, comme son cousin Enrico, le chemin de l’exil. C’est ainsi qu’on voit sa famille souffrir des privations de la Guerre et de l’immédiat après-guerre. En revanche, rien n’est dit sur les années de plomb que traverse l’Italie dans les 70ies.

Le regard mélancolique que lance Ettore Scola et ses fidèles co-scénaristes Furio Scarpelli et Ruggero Maccari sur ce passé qui passe n’est jamais amer ni cynique. Pourtant, la vie de Carlo aurait pu l’autoriser. Il épouse une femme qu’il n’aime pas vraiment et passe sa vie à regretter le choix qu’il n’a pas eu le courage de faire. Son histoire est non seulement traversée par la nostalgie. Elle l’est plus encore par le regret : regret de la décision qu’il n’a pas osé prendre.
Mais ce regret n’est pas délétère. Après la mort de Béatrice frappée d’un cancer, vient pour Carlo l’âge de la solitude et de la vieillesse. Un âge que vient égayer sa nombreuse descendance. Le jour de son quatre-vingtième anniversaire, elle l’entoure pour une photo souvenir en tous points similaire à celle qui avait immortalisé l’anniversaire de son grand-père quatre-vingt ans plus tôt.
Le film se clôt comme il s’était ouvert. Ainsi va le cycle de la vie. La sagesse recommande de s’y plier.

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