Le Challat de Tunis ★★★☆

Le Challat de Tunis est un documenteur, une enquête menée par une réalisatrice dans les rues de Tunis qui entremêle la réalité et la fiction.
Son point de départ : une légende urbaine. En 2003, un mystérieux motocycliste terrorisait Tunis en balafrant de sa lame (« challat ») les fesses des femmes qu’il jugeait impudiques.

Qui était le « challat » ? A-t-il été appréhendé ? Jugé ? Condamné ? Relâché depuis ? Kaouther Ben Hania mène l’enquête. Elle retrouve Jallel Dridi, qui prétend être le challat et qui, en effet, avait été arrêté en 2003.

Tout n’est pas vrai dans son film.
Le témoignage des femmes balafrées par le challat l’est assurément. En revanche cette mère maquerelle qui commercialise un virginomètre à l’efficacité douteuse est un personnage de fiction. Comme ce jeune islamiste qui conçoit un jeu vidéo inspiré des exploits du challat.

Le machisme le plus primitif semble encore dominer les mentalités en Tunisie. Maman ou putain, la femme n’a pas la maîtrise de son corps. C’est elle qui pêche en l’exposant dans l’espace public et en excitant le regard du mâle.

On rit souvent devant Le Challat de Tunis tant les situations sont excessives tel les efforts déployés par Jallel Dridi pour plonger son virginomètre dans les urines de sa fiancée. Mais le malaise domine face à ce que ce documenteur nous dit de la misère sexuelle qui semble prévaloir dans les rues de Tunisie, printemps arabe ou pas.

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The Affair ★★★★

Noah Solloway (Dominic West) a tout pour être heureux : une femme magnifique, quatre enfants, son métier d’enseignant et un rêve sur le point d’éclore : devenir écrivain même si le succès n’a pas été au rendez-vous de son premier livre… En vacances à Long Island en famille, il rencontre Allison, une serveuse de restaurant, mariée elle aussi, dévastée par la mort brutale de son fils unique. Leur liaison adultère va faire exploser leurs couples.

En lisant le palmarès des meilleures séries de la décennie ou du siècle, j’ai découvert en janvier dernier The Affair, coincé entre Breaking Bad, Downton Abbey, Game of Thrones, Tchernobyl et Black Mirror. Je n’en avais jamais entendu parler. De quoi s’agissait-il ? « Un adultère raconté à la Rashomon » ? Mazette….

La marque de fabrique de la série en effet, que ses réalisateurs respecteront jusqu’au dernier épisode, est de raconter une même histoire depuis plusieurs points de vue. Au début, il s’agit de Noah et d’Allison : comment chacun a vécu leur première rencontre, au Lobster Roll, ce restaurant de fruits de mer où Allison travaille et où Noah s’arrête sur le chemin des vacances avec sa bruyante famille. Mais bien vite le procédé est élargi à d’autres personnages et à d’autres événements : Helen, la femme de Noah, Cole, le mari d’Allison…. Et pour éviter un procédé qui deviendrait vite lassant, il ne s’agit plus de raconter le même événement de plusieurs points de vue, mais d’entrelacer les arcs narratifs en en montrant ce que traverse tour à tour chacun des personnages.

Le scénario est d’une complexité que seule permet une série étalée sur cinq saisons, comptant au total plus de cinquante épisodes de près d’une heure chacun. De quoi laisser le temps de creuser les personnages, de quoi permettre aussi de se perdre dans des histoires secondaires qui auraient été sacrifiées au montage d’un film d’une heure trente pressé comme un citron. Un film doit aller à l’essentiel sans dévier du fil rouge, bref et tendu, autour duquel il est tendu. Une série de plusieurs saisons est une longue pelote qu’un scénariste démiurgique peut dévider à sa guise en s’autorisant des détours, des bifurcations et même des impasses que le cinéma n’autorise pas.

La tension des deux premières saisons est maintenue par une enquête policière autour d’un meurtre dont on ignorera jusqu’au dernier moment et la victime et l’auteur. Le rythme retombe un peu dans la saison 3 malgré l’apparition en guest stars de la trop rare Irène Jacob, l’interprète à jamais lumineuse de La Double Vie de Véronique, et du gentil Brendan Fraser dans un rôle à contre-emploi de maton sadique. Pour son final, The Affair se paie un détour dystopique pas vraiment indispensable dans un 2053 anxiogène.

Pourquoi The Affair m’a-t-il tant ému ? Par les thèmes qu’il traite et par la subtilité qu’il y met. The Affair est une radioscopie au scalpel du couple CSP+ américain, qui parfois prête à sourire de ce côté-ci de l’Atlantique tant nos cousins américains semblent le surinvestir. Mais au final, qu’on regarde The Affair seul.e ou avec son conjoint, on sera immanquablement assailli de questions : qu’est-ce que le couple ? qu’y apporte-t-on ? qu’en retire-t-on ? quels sacrifices suis-je prêt à consentir pour lui ?

Dans The Affair, il est question d’amour, de désir, de culpabilité et de rédemption. La balance est chargée me direz-vous. Elle l’est. Mais elle se donne les moyens de l’être dans une oeuvre ample et fluide qui évite le piège du manichéisme et du moralisme. Noah qui trompe sa femme et devra en assumer les lourdes conséquences n’est pas un salaud haïssable, pas plus qu’Helen, sa femme, n’est une sainte humiliée ou Allison, sa maîtresse, une victime expiatoire. « Tout le monde a ses raisons » aurait dit Jean Renoir dont La Règle du jeu aurait fait une épatante série polyphonique.

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Baron noir – saison 3 ★★★★

Chers lecteurs,
J’ai dans la vie trois passions : le cinéma (vous le saviez déjà), l’hydroxychloroquine (vous le découvrez à votre corps défendant depuis deux semaines sur ma page FB)… et les séries TV.
Comme vous, je les consomme sans modération pendant les longs dimanches d’hiver, les courtes nuits d’été et évidemment durant ce confinement.

J’avais adoré les deux premières saisons de Baron noir. J’ai adoré la troisième. Et je me lèche déjà les babines en attendant la quatrième.

Pour ceux qui n’en ont jamais entendu parler, un court résumé.
« Baron noir » est le surnom donné à Philippe Rickwaert (Kad Mérad), député maire socialiste de Dunkerque, militant de toujours. Trahi par son mentor, le président de la République PS Francis Laugier (Niels Arestrup), Rickwaert, encourage les ambitions politiques de l’une de ses conseillères, Amélie Dorandeu (Anna Mouglalis). Elle est élue à la présidence de la République ; mais Ricwaert est rattrapé par son passé et condamné à la prison. Il vient d’être libéré au début de la saison 3, fermement décidé à prendre sa revanche et à se présenter à la prochaine élection.

On a souvent dit que la France ne savait pas filmer sa vie politique. C’est de moins en moins vrai. Au cinéma, il y a eu L’Exercice de l’État, Quai d’Orsay, Alice et le maire et, dans un registre comique, le très drôle Le Poulain. À la télévision, on a vu deux mini-séries qui faisait la part belle, signe des temps, aux femmes politiques : L’État de Grace (avec Anne Consigny) et Les Hommes de l’ombre (avec Nathalie Baye).

Et puis il y a eu Baron noir qui tue le match par sa richesse, sa complexité, son rythme. C’est sans doute autant de qualités que son format permet. En dilatant le temps de la narration sur plusieurs épisodes et sur plusieurs saisons, les personnages s’épaississent, les intrigues se compliquent, au risque parfois de l’invraisemblance. On s’attache à Philippe Rickwaert, à son énergie débordante, à son ambition obsessionnelle. Ce qu’un film d’une heure trente ou même deux heures, n’aurait pu nous faire vivre, une série de vingt-quatre épisodes au total nous le fait vivre sur la durée.

Les saisons passant et le succès gagnant, la production est devenue de plus en plus luxueuse. De nombreux journalistes, et non des moindres interprètent leur propre rôle : Edwy Plenel, Nathalie Saint-Cricq, Laurent Delahousse, Karine Lemarchand… Quelques scènes ont été tournées à l’Élysée même, d’autres au Conseil d’État (on reconnaît la salle Odent même si on n’imagine guère que le Président de la République y siège jamais), d’autres enfin à Sanary-sur-mer. C’est la preuve de la qualité de la série !

Là où Baron noir est le meilleur est dans sa relecture à peine fictionnelle de la vie politique française contemporaine. Le président Laugier de la saison 1, c’était François Hollande. La présidente Dorandeu de la saison 2, c’est bien sûr Emmanuel Macron. François Morel campe le leader d’un mouvement d’extrême gauche et se cache à peine de plagier Jean-Luc Mélenchon et l’échec de sa stratégie populiste. À l’extrême droite, le leader du FN/RN est interprété par un homme qui, comme Marine Le Pen, poursuit sournoisement une politique de rapprochement avec la droite républicaine. Quant à Rickwaert, il aurait été inspiré par Julien Dray, même s’il n’en a pas l’embonpoint, qui a participé à l’écriture du scénario.

Le scénario qu’il dessine pourrait être prophétique. Baron noir évoque l’impopularité croissante de la Présidente de la République à la fin de son mandat face à la contestation populaire. Il agite la double menace d’extrême gauche et d’extrême droite qui fait le lit d’un candidat propulsé par les réseaux sociaux au rang d’icône anti-système. Et il fait miroiter, dans l’espace laissé libre par l’échec d’une présidente centriste, la réémergence d’un Parti socialiste victorieux. C’est peut-être l’aspect le moins crédible de la série…

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Un fils ★★★☆

Fares (Sami Bouajila dont la carrière depuis trente ans n’est pas sans rappeler celle de Roschdy Zem, le César du meilleur acteur en moins), Meriem (Najla Ben Abdallah) et leur fils Aziz appartiennent à la classe aisée tunisienne. Cette famille heureuse, en week-end dans le Sud du pays, à une encablure de la Libye que la guerre civile déchire en cet automne 2011, tombe dans une embuscade. Aziz prend une balle perdue. Transporté à l’hôpital, il doit d’urgence recevoir une greffe de foie. Son père est bien entendu volontaire….

Un fils commençait mal. Une affiche hideuse. Une bande-annonce confuse. Et puis un sous-texte qu’on sent venir à cent pas à la ronde : qu’est ce qu’être père ? les liens du cœur sont-ils plus forts que les liens du sang ?

Par les miracles d’un scénario étonnant, qui réussit tous les quarts d’heure à renverser les perspectives et à relancer l’action, Un fils maintient tout du long la pression. J’ai rarement été aussi happé dans une histoire à laquelle on aurait tort de reprocher son manque de crédibilité : son arrière-plan déchirant est celui des révolutions arabes, en Tunisie ou en Libye, où les comportements les plus sordides sont devenus hélas possibles. J’ai rarement eu autant d’empathie pour les personnages, pour ce père noyé dans sa colère, pour cette mère perdue dans sa culpabilité.

Un fils aurait mérité quatre étoiles. Une récompense que je réserve aux « grands » films voués à rester dans les mémoires comme le seront à mon sens 1917 ou Scandale ce trimestre. Un fils sera hélas oublié fin 2020 à l’heure des palmarès. C’est bien dommage car c’est un film remarquable.

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Scandale ★★★★

Scandale est inspiré d’une histoire vraie. À l’été 2016, en pleine campagne présidentielle américaine, Robert Ailes (John Lithgow), le tout-puissant patron de la chaîne d’information Fox News a été licencié par Robert Murdoch suite aux accusations de harcèlement sexuel lancées contre lui.
Le film met en scène trois femmes incarnant chacune une génération différente. Gretchen Carlson (Nicole Kidman), la plus âgée, est celle par qui le scandale arrive. Évincée de l’antenne par Robert Ailes, elle a le cran de lui intenter un procès pour licenciement abusif. Megyn Kelly (Charlize Theron), la plus célèbre, doit son ascension au puissant directeur mais n’est pas dupe de ses méthodes. Kayla Pospisil (Margot Robbie), est une toute jeune journaliste sur le point d’éclore… à condition de se plier aux règles dictées par Robert Ailes.

Reconnaissons à Hollywood le don de se saisir sans délai des sujets les plus brûlants. Sa rapidité à le faire et son don pour les mettre en scène dans des films à la distribution brillante et à la construction stimulante en deviendraient presque répétitifs. Les scandales sexuels dans l’Église catholique, la lutte de la presse d’information contre la loi du silence, la spéculation financière ont eu chacun, ces dernières années, à l’approche de Noël, avec les Oscars en ligne de mire, leur « grand » film : Spotlight, Pentagon Papers, The Big Short

Scandale (quel titre fade !) s’ajoute à cette ligne prestigieuse. Mais ne mégotons pas ! Mieux vaut traiter de sujets stimulants avec des acteurs hors pair sur des scénarios brillants que de tourner les Tuche 3 ou Rendez-vous chez les Malawas.

Si les films que j’ai cités sont si stimulants, si Scandale l’est également, c’est parce qu’ils ne sont pas simplistes.

Deux ans après #MeToo, il n’est guère original de s’insurger contre le harcèlement sexuel. Harvey Weinstein ne trouvera personne pour le défendre. Et c’est tant mieux.
Mais Scandale ne parle pas de cela. Le sujet qu’il traite est autrement plus subtil, les questions qu’il pose autrement plus délicates. Il n’y est pas question de viol en bonne et due forme mais de patriarcat érigé en mode de management. Les présentatrices télé sont-elles condamnées à porter des hauts talons et des faux seins pour passer à l’antenne ? Doivent-elles sans broncher supporter l’humour gaulois et les allusions déplacées de leurs collègues masculins ? Repousser leurs sollicitations plus ou moins appuyées risque-t-il de condamner leur carrière ? Doivent-elles au risque de tout perdre être solidaires de celles qui oseront dénoncer ce sexisme ?

Jay Roach a eu une idée de génie en confiant les rôles titres à Nicole Kidman, Charlize Theron et Margot Robbie. Ce trio de stars, respectivement nées en 1967, 1975 et 1990, incarnent trois générations de femmes confrontées, chacune à leur façon, au harcèlement sexuel et aux dilemmes pour le combattre. Nicole Kidman est la plus courageuse qui ose briser la loi du silence. Margot Robbie est la plus touchante dont l’audition face à son libidineux patron restera une scène d’anthologie. Mais c’est Charlize Theron – méconnaissable à force de lifting et de maquillage – qui a le rôle le plus riche. Les Golden Globes et les SAG Awards lui ont préféré Renée Zellweger (pour son interprétation de Judy Garland dans le biopic qui lui est consacré). Espérons que les Oscars fassent un autre choix.

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1917 ★★★★

Avril 1917. La guerre fait rage. Dans le Pas de Calais, les forces britanniques se sont terrées dans les tranchées face aux forces allemandes.
Deux soldats britanniques sont mandatés à travers les lignes ennemies pour aller de toute urgence délivrer un message à un bataillon dont l’engagement pourrait lui être fatal.

Sam Mendes fait fort. Après American Beauty, Les Noces rebelles, Skyfall, le réalisateur britannique signe son film le plus personnel tiré, dit-il des souvenirs distillés par son grand-père paternel, caporal dans l’armée britannique pendant la Première Guerre mondiale.

Il le fait dans une forme intimidante, qui force le respect : l’unique plan séquence. C’est le Graal des réalisateurs qui répond tout à la fois à un défi technique et scénaristique. Le défi technique, on le conçoit aisément, rendu plus facile à surmonter avec la miniaturisation des caméras. Le défi scénaristique consiste à raconter en temps réel une histoire.
Les encyclopédies de cinéma listent les plans séquences les plus célèbres : la première scène de La Soif du mal de Orson Welles ou de Snake Eyes de Brian de Palma. Les revues de cinéma essaient d’en faire le hit parade, celui des Fils de l’Homme d’Alfonso Cuaron étant souvent cité parmi les plus époustouflants. Et puis, évidemment, il y a La Corde de Hitchcock, tourné en huis clos donnant l’impression d’un unique plan séquence (en fait, à l’époque, les bobines ne permettaient pas de tourner pendant plus de dix minutes et La Corde est constitué de dix séquences).

On voit récemment se multiplier, avec plus ou moins de bonheur, ce genre d’exercices. Victoria en 2015 suivait son héroïne dans les rues de Berlin. Utøya, 22 juillet l’an dernier racontait en temps réel la tuerie d’Utøya en Norvège du point de vue d’une jeune fille pourchassée par Anders Breivik.

La prouesse technique est en elle-même bluffante. Mais elle serait vaine si elle ne servait pas une cause. L’idée est de nous plonger dans la furie de la guerre, de nous faire sentir jusqu’à l’épuisement l’exténuation de deux soldats confrontés à une tâche titanesque : risquer leur vie, traverser l’enfer, vaincre la peur et la souffrance pour accomplir leur mission.

Le pari est réussi. On sort de la salle lessivé, après deux heures passées les ongles plantés dans l’accoudoir à retenir son souffle. Comme à la lecture des premières pages du roman de Pierre Lemaître Au revoir là-haut, on aura vécu organiquement le bruit et la fureur, le sang et la merde, la sueur et les larmes. Chapeau l’artiste.

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Play ★★★☆

Max (Maxime Boublil) a bientôt quarante ans. À treize ans, en 1993, ses parents (Noémie Lvovsky & Alain Chabat) lui ont offert une caméra. Avec elle, il a filmé sa vie, ses amis, ses amours, ses emmerdes. Il a surtout filmé Emma (Alice Isaaz).

Osons le dire : Play est un film concept construit à partir de vrais-faux rush, ceux filmés par la caméra de Max tout au long de sa vie. D’où sa structure extrêmement hachée, composée d’une succession de petites saynètes au son dégueulasse, à l’image mal cadrée, et ses nombreuses ellipses qui nous font gaillardement sauter les années (le noir se fait après qu’à quatorze ans Max se fait confisquer sa caméra par sa mère par la faute de ses mauvais résultats scolaires et l’image se rallume quatre ans plus tard au moment où Max passe son bac).

Play est un film générationnel qui raconte les années 90 et 2000. Il le raconte à travers des objets : la PlayStation, les premiers ordinateurs connectés et la stridulation insupportable de leur modem à l’allumage, l’affiche de Romeo + Juliet. Il le fait à travers des événements : la liesse populaire de la Coupe du monde 1998 (mais bizarrement sont passés sous silence le 11 septembre 2001 et le 21 avril 2002). Il le fait surtout à travers des chansons qu’aucun trentenaire ou quadragénaire ne pourra ré-entendre sans taper du pied : Wonderwall de Oasis, Where is my mind des Pixies, American Boy de Estelle, Crazy de Gnarls Barkley…

Play est un film potache qui fait rire aux éclats sans sombrer dans la vulgarité. S’il nous fait tant rire, s’il nous touche autant, c’est qu’il nous fait revivre tous les rites initiatiques que nous avons traversés : le bac, la fac, le permis, la première cuite, le premier joint, les premières amours. Je ne me suis pas encore remis du fou rire piqué devant la scène de l’accident de voiture du jeune Max, qui vient de fêter son permis, avec ses potes et percute un conducteur irascible. On n’avait rien vu d’aussi drôle depuis Les Nouveaux Sauvages.

Et enfin Play est un film romantique sur le vert paradis de nos amours enfantines. Vous savez, fidèle lecteur, qui me lisez depuis plus de quatre ans, combien la nostalgie est un sentiment qui m’émeut. Mettez moi un film qui raconte un souvenir ou une perte, je fonds en larmes et les étoiles pleuvent. Comme de bien entendu, j’ai fondu devant l’idylle contrariée qui, à travers les années, réunit Max et Emma.

Eric Neuhoff a-t-il vu Play ? Ce critique du Figaro vient de commettre un essai rance, couronné par le Prix Renaudot Essai – dont le jury, il est vrai, ne se distingue pas par sa clairvoyance (c’est lui qui en 2013 couronnait Gabriel Matzneff) – dans lequel il conchie le cinéma français. À l’en croire, il n’a rien produit de bon depuis Un taxi mauve et La Gifle. Certes Alice Isaaz ne montre ni ses seins ni son cul – ce qui semble une condition sine qua non pour exciter l’intérêt de Pervers Eric – mais elle a un charme, une fraîcheur, une répartie, une énergie qui nous réconcilient illico avec le cinéma français et avec ses actrices.

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Marriage story ★★★☆

Charlie (Adam Driver) est un metteur en scène qui dirige à New York une troupe d’avant-garde. Nicole (Scarlett Johansson) est une jeune actrice hollywoodienne qui, après avoir rencontré Charlie, a décidé de quitter la Californie pour s’installer et travailler avec lui sur la Côte Est.
Charlie et Nicole ont eu un garçon, Henry, huit ans. Mais Charlie et Nicole ne s’aiment plus. Quand Nicole se voit proposer un premier rôle dans une série à succès à Hollywood, elle décide de rentrer en Californie, chez ses parents, et d’engager une procédure de divorce. Les deux époux souhaitent qu’elle soit la moins traumatisante possible. Mais ils se déchirent bientôt autour de la garde de Henry.

Il y a des feel-good movies. Il y a aussi des feel-bad movies. Les premiers sont plus attractifs que les seconds : on préfère en général se faire du bien que du mal. Le monde dans lequel on vit serait si triste, la charge mentale si lourde que nous aspirerions à des loisirs récréatifs qui nous le ferait trouver plus drôle et nous la ferait trouver plus légère.
« Les chants désespérés sont les chants les plus beaux et j’en sais d’éternels qui sont de purs sanglots ». Il faut réhabiliter les sujets graves, les feel-bad movie, les unhappy ending. J’ai vu Docteur Jivago à quinze ans et ne me suis jamais remis de sa scène finale. Idem pour Titanic quinze ans plus tard. Et pour La La Land quinze ans après. Sans parler de West Side Story, des Parapluies de Cherbourg ou de Roméo et Juliette

Ce long paragraphe inutile ne sert à rien. Sinon à vous rappeler mon Top 5, fidèle lecteur, en ces périodes de palmarès, et de vous prévenir : Marriage Story, contrairement à ce que son titre annonce, n’est pas une comédie sur le mariage ou sur le re-mariage mais parle d’un sujet triste.

Quarante ans après Kramer vs. Kramer (cinq Oscars dont celui du meilleur film, du meilleur réalisateur et du meilleur acteur), Noah Baumbach raconte au scalpel un divorce. Il sait de quoi il parle : il est passé par là. Après cinq ans de mariage, il s’est séparé de Jennifer Jason Leigh en 2010 – pour se mettre en couple l’année suivante avec Greta Gerwig (de vingt ans sa cadette). Son divorce a traîné trois ans et n’a été prononcé qu’en 2013.

Le divorce aurait dû se faire à l’amiable. Mais rien ne s’est passé comme prévu. Bientôt Charlie et Nicole s’écharpent par avocats interposés. Dans le rôle de l’avocate de Nicole, Laura Dern, mielleuse et machiavélique, livre une prestation époustouflante – qui doit beaucoup, osons le dire, à une silhouette qui, époustouflante, l’est elle aussi.
Le scénario parvient excellement à rendre compte de ce glissement inéluctable. Dans la plus grande scène du film, qui à elle seule dure près d’un quart d’heure, on voit les deux héros tenter de s’entendre, faisant preuve l’un comme l’autre de bonne volonté, refusant de se laisser enfermer dans leurs rôles, mais cédant peu à peu à leurs émotions dans un lent crescendo qui se conclut par des hurlements.

Marriage Story est en ligne sur Netflix. C’est une énigme et un scandale. Que des œuvres de cette qualité ne soient pas distribuées au cinéma mais réservées aux seuls abonnés d’une chaîne payante est à la fois le signe de l’incroyable culot de Netflix, qui, après Roma et The Irishman, se positionne désormais sur tous les segments du cinéma, même le plus auteuriste, et un défi pour la salle qui aurait dû être son réceptacle naturel.

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Akhnaten

Les cinémas Pathé Gaumont retransmettaient hier soir en direct la première de Akhnaten au Metropolitan Opera de New York. Cet opéra est l’oeuvre du compositeur américain de musique minimaliste Philip Glass. Il raconte en trois actes la vie du pharaon égyptien de la XVIIIème dynastie qui décida de créer une nouvelle religion monothéiste et de fonder à Amarna une nouvelle capitale.

Il n’est pas rare désormais de voir des opéras ou des ballets au cinéma. L’immarcescible Alain Duault a lancé pour les salles UGC le programme Viva l’opéra qui propose chaque année une quinzaine de représentations en direct. La haute technologie des salles garantit une qualité technique irréprochable, même si manque le frisson procuré par la proximité de la scène… et si, au moment du rideau, on se trouve un peu nigaud d’adresser à un écran inerte des applaudissements qu’il n’entendra pas. Les tarifs sont plus élevés qu’une place de cinéma (36€ pour Akhnaten hier soir) mais plus abordables que des places d’opéra qui ont, depuis longtemps, cessé de l’être. Pour les opéras, le bénéfice est évident : toucher, au-delà du millier de spectateurs que peut accueillir leur salle, des dizaines, des centaines de milliers de spectateurs à travers le monde (Akhnaten était diffusé dans soixante-dix pays ce qui explique peut-être l’horaire inhabituel de sa programmation à New York (13h)). Les cinémas quant à eux diversifient leur offre et attirent un auditoire peu versé dans les blockbusters. Le public, en tous cas, répond présent : la salle hier soir était quasi-pleine.

Je ne suis pas critique musical et ne prétends pas l’être.
Akhnaten n’est pas un film, à classer dans la même catégorie que The Joker ou Hors normes.
Aussi cette critique aura-t-elle un statut un peu à part. Je ne lui mettrai pas d’étoiles. L’aurais-je fait je lui en aurais mis quatre tant j’ai été enthousiasmé.

Je l’avoue le rouge au front. Je me suis si souvent endormi à l’opéra que j’appréhendais les 3h56 qu’allait durer le spectacle. Mais je ne me suis pas ennuyé une seconde. Mieux, j’en aurais volontiers redemandé au moment du baisser de rideau.

Tout dans Akhnaten m’a enthousiasmé. La musique sérielle de Philip Glass exerce une fascination hypnotique – même si on sent que l’ensemble du Met conduit par la chef (cheffe ?) Karen Kamensek est loin de ses classiques. La voix des solistes est incroyable à commencer par celle du contre-ténor Anthony Roth Costanzo dans le rôle-titre. Mais c’est surtout la mise en scène de Phelim McDermott qui touche au sublime. Le metteur en scène a eu l’idée de génie d’inviter une troupe de jongleurs. Leur ballet millimétré se marie à la perfection à la musique de Glass. Les personnages, dans des costumes d’une magnificence inouïe qui empruntent tout à la fois aux styles élisabéthain et chinois (la robe jaune d’Akhenaton m’a fait penser à celle de l’empereur Qianlong), se déplacent au ralenti dans des décors vertigineux. Le duo d’Akhenaton et de Nefertiti, revêtus d’un drap de lin rouge, la lente montée au ciel du pharaon sont des scènes qu’on n’oubliera pas.

Seul bémol peut-être : les entractes. Si, dans une salle d’opéra, c’est un temps mort obligé, rien n’obligeait à ce que ce soit le cas au cinéma. On aurait pu les utiliser intelligemment, par exemple avec de courtes séquences sur Philip Glass, son oeuvre, sa musique, les deux autres opéras de la trilogie que vient clore Akhnaten (Einstein on the Beach, Satyagraha). Au lieu de cela, la soprano Joyce Didonato ânonne des annonces publicitaires entre deux interviews sans intérêt des solistes.

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La Belle Époque ★★★☆

Victor (Daniel Auteuil) est un vieux dessinateur de BD qui affiche volontiers sa détestation du monde qui l’entoure. Sa femme Marianne (Fanny Ardant) étouffe aux côtés de ce misanthrope. Cette brillante psychanalyste a pris un amant (Denis Podalydès) et finit par mettre son ami à la porte.
C’est le moment que Victor choisit pour utiliser le cadeau que son fils lui a fait à son dernier anniversaire : un voyage dans le temps à l’époque de son choix.
Le service est fourni par la société d’Antoine (Guillaume Canet) : avec un soin maniaque, ce réalisateur despotique reconstitue pour ses riches clients l’époque qu’ils rêveraient d’avoir connue. Pour Victor, ce sera le 6 mai 1974, à Lyon, le jour où Marianne est entrée dans sa vie. Antoine convainc Margot (Dora Tillier), avec laquelle il entretient une relation compliquée, d’interpréter le rôle de Marianne jeune.

Comment filmer le temps qui passe ? Comment faire toucher du doigt au spectateur de cinéma l’épaisseur du temps qui passe et le poignard de la nostalgie ? Trois solutions logiques existent. La première : la fresque historique. Raconter une histoire qui se déroule sur plusieurs décennies en suivant son fil chronologique. C’était le parti retenu par Nicolas Bedos – que la question du temps et de la nostalgie décidément taraude – dans son premier film, le très réussi Monsieur et Madame Adelman. Le deuxième : les flash-back. On oublie que des chefs d’oeuvre comme Citizen Kane, Amadeus, Cinema Paradiso ou Titanic – ou La Recherche de Proust – sont construits sur un flashback qui en décuple la profondeur. Le troisième, plus audacieux, c’est le voyage dans le temps science-fiction et ses innombrables apories.

La Belle Époque en invente un quatrième : la reconstitution théâtrale. Faire jouer aux personnages d’une époque leur propre rôle dans le passé. Une sorte de Truman show dans le temps. Le procédé pourrait tourner court. Car Victor sait bien qu’il joue une reconstitution historique et que tous les personnages qu’il y croise sont des acteurs dûment préparés et rémunérés. Mais, miraculeusement, le procédé fonctionne grâce à une mécanique scénaristique d’une impressionnante efficacité et grâce à un quatuor d’acteurs épatants.

Dans ce quatuor, on peut néanmoins faire la fine bouche et reprocher à Guillaume Canet d’interpréter un rôle qu’il a décidément trop joué, celui quasi-autobiographique de l’homme de cinéma tyrannique, et à Fanny Ardant – dont je sais qu’elle compte des admirateurs inconditionnels – les limites de son jeu de vieille bourgeoise un peu foldingue. En revanche, Daniel Auteuil et Doria Tillier sont formidables. Daniel Auteuil, comme Catherine Deneuve et Isabelle Huppert, on l’a beaucoup vu ces trente dernières années. Trop peut-être. Dans des comédies pas drôles qui ne le flattaient guère. Loin du cabotinage qui pollue souvent son jeu, il compose ici un Victor attachant qui réussit, sans être ridicule à (re)tomber amoureux d’une femme de quarante ans plus jeune que lui. Mais c’est Doria Tillier qui crève l’écran. Elle n’est jamais aussi belle que quand Nicolas Bedos, son compagnon à la ville, la filme. Une scène est touchante où Guillaume Canet, double toxique de Nicolas Bedos lui-même, la guidant avec une oreillette, lui fait la confession de l’amour qu’il lui porte. On imagine que ces lignes ont été écrites par Nicolas pour Doria et on en est profondément ému.

Comme le faisait le mois dernier Chambre 212, La Belle Époque interroge intelligemment le couple. Le couple vieillissant de deux sexagénaires qui s’exaspèrent. Le couple naissant de deux trentenaires qui ne savent pas s’aimer. Et le couple improbable formé par Victor et Margot sur lequel l’ultime plan du film laisse planer l’éventualité d’un impossible dénouement.

La bande-annonce