Greenhouse ★★☆☆

Pour Moon-Jung, la vie est une vallée de larmes. Chaque matin, après s’être levée, s’être lavée, elle se gifle silencieusement. Pour expier une faute qu’elle aurait commise ? Pour se donner le courage d’affronter une nouvelle journée ? Son fils est en prison et, s’il en sortira bientôt, refuse de revenir vivre avec elle. Son travail : assistante de vie auprès d’un couple de personnes âgées. Lui, un ancien professeur, est aveugle ; elle, atteinte de la maladie d’Alzheirmer, manifeste parfois de sombres accès de violence. Moon-Jung fréquente un groupe de parole dont l’une des membres va se rapprocher d’elle.

Nous vient de Corée ce premier film tourné par une jeune réalisatrice née en 1994. Il contient les mêmes ingrédients que ces films coréens dont, pour notre plus grand bonheur, nous sommes devenus familiers au fil des ans : des drames familiaux, un zeste de polar, des figures féminines shakespeariennes. Parasite de Bong Joon-Ho est évidemment le titre le plus célèbre ; mais il ne doit pas occulter d’autres pépites : Memories of Murder et Mother du même Bong Joon-Ho, Secret Sunshine et Burning de Lee Chang-Dong, Old Boy et Decision to Leave de Park Chan-Wook…

Greenhouse coche scrupuleusement toutes les cases de ce programme désormais bien rodé. Son héroïne , bien mal récompensée de son altruisme, est particulièrement poignante. Chacun de ses bienfaits se retourne contre elle avec un malin plaisir. Greenhouse (ce titre énigmatique désigne la serre dans laquelle Moon-Jung s’est temporairement installée en attendant de louer un appartement avec son fils) est le récit des mauvaises décisions qu’elle prend à chaque étape de sa vie et qui finiront toutes par se retourner contre elle.

Il y a quelque chose d’un peu trop systématique dans cette accumulation. Elle deviendrait presque lassante si elle n’était pas aussi dramatique. L’ultime rebondissement est le plus terrible. On le sent venir et on en redoute l’issue. Le film se termine juste avant de savoir si notre prémonition s’est ou pas réalisée.

La bande-annonce

Furiosa ★★☆☆

Après l’effondrement de la civilisation, la jeune Furiosa a grandi auprès des siens dans une oasis verte au milieu du désert. Elle en est brutalement arrachée par des motards à la solde de Dementus, un seigneur de guerre sanguinaire (Chris Hemsworth) qui capture et torture la mère de l’enfant. Dementus est en conflit avec un autre seigneur de guerre, Immortan Joe (Lachy Hulme), qui, aux termes d’un accord passé entre eux, prend possession de l’enfant. La jeune Furiosa, obsédée à l’idée de se venger de l’assassin de sa mère grandira dans la Citadelle, la place forte d’Immortan Joe. Devenue adulte, Furiosa (Anya Taylor-Joy) trouvera dans le Prétorien Jack (Tom Burke), l’intrépide conducteur des convois qui approvisionnent la citadelle, un allié pour mener à bien son projet.

Le premier Mad Max, tourné avec des moyens dérisoires, est sorti en 1979 et a fait de son réalisateur, George Miller, et son acteur principal, Mel Gibson, des stars mondiales. Deux films ont suivi, en 1981 et en 1985, de moins en moins bons. La franchise a été relancée plus de trente ans plus tard avec tambours et trompettes. J’avais fait de Fury Road à sa sortie une critique indigne : sur la forme – je lui mettais chichement une seule étoile – et sur le fond – je lui consacrais paresseusement trois lignes alors qu’il y avait beaucoup plus à en dire.

Ce précédent me pose une vraie difficulté. Car j’ai trouvé Furiosa moins bon que Fury Road dont il constitue, de mon point de vue, un copié-collé au scénario confus, à l’héroïne sans charisme et aux méchants pas assez méchants (Chris Hemsworth cabotine trop pour être crédible). Mais je lui aurais quand même mis spontanément deux étoiles ; car j’y ai passé un bon (et long) moment, totalement régressif, devant des décors, des costumes et des scènes de bataille tous plus impressionnants les uns que les autres.

La bande-annonce

Salem ☆☆☆☆

Djibril et Camilla s’aiment d’un amour pur. Ils ont quatorze ans à peine quand Camilla tombe enceinte. Mais ils appartiennent à deux quartiers marseillais irréconciliables : Djibril est un Comorien des Sauterelles, Camilla une gitane des Grillons.

Salem est le deuxième film de Jean-Bernard Marlin. Son premier, Shéhérazade, a connu en 2018 un immense succès, critique et public. Il avait remporté le prix Jean-Vigo, le César de la meilleure première oeuvre et ses deux jeunes acteurs ceux des meilleurs espoirs masculin et féminin.

Après un tel succès, le film suivant est un défi. Jean-Bernard Marlin a mis près de six ans à le relever. Il aurait pu changer de théâtre. Il a décidé de rester à Marseille et d’en filmer une fois encore les quartiers les plus pauvres et les populations les plus marginalisées.

Salem souffre cruellement de la comparaison avec Shéhérazade. Il en est le bégaiement malhabile, la copie ratée. Jean-Bernard Marlin en réutilise tous les ingrédients : l’intrigue se déroule dans deux cités HLM rivales de Marseille ; elle a pour héros un couple de débutants ; un scénario dramatique – Télérama utilise, avec beaucoup d’emphase et énormément d’indulgence l’adjectif « shakespearien » – les confronte.

Mais alors que tout était réussi dans Shéhérazade, tout est raté dans Salem. Deux époques s’y entremêlent entre lesquelles le scénario fait des allers-retours : les héros à quatorze ans et, douze ans plus tard, ce qu’ils sont devenus après la sortie de Djibril de prison. Il prête à Djibril des pouvoirs occultes, ou plutôt la conviction d’en posséder, notamment celui de ressusciter les morts, au risque de le transformer en prophète improbable. Sur fond de dérèglement climatique, il imagine une invasion biblique de criquets.

On pourrait reprocher à Jean-Bernard Marlin son inconséquence politique, qui filme Marseille sans évoquer le trafic de drogue, le banditisme, les tensions interreligieuses, la réduisant à un terrain de jeu pour deux bandes rivales.
Mais le principal reproche que j’adresserai à Salem est la direction d’acteurs. Autant Kenza Fortas et Dylan Robert crevaient l’écran dans Shéhérazade, autant l’amateurisme et le jeu outré des interprètes de Djibril, de Camilla et de leur fille font peine à voir. Jean-Bernard Marlin dit avoir mené un casting sauvage pour les recruter. On est gênés pour eux devant certaines scènes.

La bande-annonce

Marcello Mio ★☆☆☆

Chiara Mastroianni a beau avoir dépassé la cinquantaine et s’être fait un prénom, elle est encore et toujours renvoyée à son encombrante généalogie. Un beau jour, elle décide de franchir le pas et de se travestir : elle sera Marcello. Son entourage réagit différemment. Catherine Deneuve, sa mère, et Benjamin Biolay, son compagnon (le couple s’est en fait séparé en 2009), s’amusent de cette lubie ; au contraire Melvil Poupaud, son ancien petit ami, et Nicole Garcia qui s’apprête à la diriger dans son nouveau film, ne la comprennent pas et s’en irritent ; quant à Fabrice Luchini, qui sera son prochain partenaire au cinéma, il se fait une fête de devenir le meilleur ami de « Marcello ».

Sélectionné en compétition officielle à Cannes, Marcello Mio y a été fraîchement accueilli et en est revenu bredouille. Les avis de la critique et de mes amis sont très tranchés : certains adorent, d’autres détestent. Quant à moi, je ne sais pas vraiment qu’en penser.

Certes Marcello Mio est un film original basé sur une idée culottée, une fable émouvante et amusante sur l’identité, le travestissement, le travail de deuil. Certes, c’est un hommage éblouissant au septième art et à l’immense Marcello, d’autant plus touchant que c’est sa propre fille qui le lui adresse. Certes encore, Chiara M. y livre une interprétation exceptionnelle : je fais si souvent le reproche aux acteurs d’être incapablee de se renouveler d’un film à l’autre que je ne peux que saluer objectivement sa capacité à être ici ni tout à la fait la même ni tout à fait un(e) autre.

Mais pour autant, le dispositif improbable de Marcello Mio ne m’a pas convaincu. J’avais contre le film, dès que j’ai découvert sa bande-annonce, une prévention hélas irréfragable : ça ne marche pas. On n’y croit pas, tout simplement parce que ce n’est pas crédible. J’ai trouvé le temps un peu long devant une balade franco-italienne qui dure plus de deux heures et qui aurait gagné à être amputée d’un bon quart. Et surtout, j’ai eu le sentiment désagréable que j’avais déjà eu devant certains films de Christophe Honoré, qui se sent obligé de demander à ses acteurs de pousser la chansonnette même quand ils ne savent pas chanter : celui de pénétrer dans une réunion de famille à laquelle je n’avais pas été convié.

La bande-annonce

La Théorie du boxeur ★☆☆☆

Nathanaël Coste vit et travaille dans le Sud de la Drôme. Il y a constaté de visu les effets du réchauffement climatique. Il va à la rencontre de ses voisins, des agriculteurs qui recherchent des solutions concrètes pour s’adapter à la nouvelle situation.

Le titre de ce documentaire peut sembler obscur. Il a une double signification. La première est du registre du constat : comme le boxeur frappé par une succession d’uppercuts entre lesquels il n’a pas le temps de se ressaisir, la nature aujourd’hui est fragilisée par des catastrophes de plus en plus fréquentes. La seconde est du registre des solutions : comme Mohamed Ali face à George Foreman, les agriculteurs doivent améliorer leur sens de l’adaptation, être plus mobiles, plus réactifs, accepter de gagner moins d’argent avec des cultures moins rentables mais plus résilientes.

L’écologie est à la mode. Il ne se passe guère de temps sans qu’on voie sortir un nouveau documentaire, français ou étranger, qui ait pour thème le réchauffement climatique, l’agriculture, le monde paysan et les défis auxquels il est confronté : La Ferme des Bertrand, La Rivière, Cow, Vedette, I am Greta, Demain, Sans adieu… Cette accumulation nous dit beaucoup sur l’époque dans laquelle nous vivons, ses priorités, ses hantises aussi.

On aurait mauvaise grâce de s’en plaindre. Que le réchauffement climatique constitue peut-être le plus grand défi de notre temps, personne, sinon quelques climato-sceptiques hélas encore trop nombreux, ne le conteste. Que le cinéma s’en fasse le reflet et la caisse de résonance, tous devraient s’en féliciter. Que des documentaires qui, jadis, n’auraient jamais trouvé un chemin en salles et auraient été cantonnés à une diffusion télévisée, puissent sortir au cinéma, tant mieux !

Dans ce catalogue déjà bien fourni, Nathanaël Coste essaie d’apporter son témoignage. Il le fait avec une naïveté touchante. Ses commentaires en voix off à la première personne, censés témoigner de son investissement et faire naître la complicité avec le spectateur, sont parfois maladroits. Mais reconnaissons lui le mérite de l’honnêteté intellectuelle. Loin de tout militantisme, de toute idéologie, il s’emploie à montrer les dilemmes auxquels l’agriculture est confrontée.

Il ne s’agit pas, comme on pouvait le redouter, d’une énième charge contre l’agribusiness ni d’une énième ode à la permaculture. Sur les bassines, sur le glyphosate, Nathanaël Coste a un discours étonnamment balancé. Si la monoculture épuise les sols, si la diversité des cultures permet au contraire de les régénérer et de varier les récoltes, le refus obsidional des échanges parfois revendiqué n’est pas pour lui la solution.

La bande-annonce

Une autre vie que la mienne ★★☆☆

C’est l’histoire d’Andrezj/Aniela, une femme née dans un corps d’homme dans une petite ville de Pologne communiste dans les années 60. Longtemps elle réussit à faire taire son moi profond et à se conformer à ce que la société, ses parents, sa famille attendent d’elle : être un bon fils, un bon mari, un bon père, un bon collègue. Andrezj épouse Iza, a avec elle un premier puis un second enfant qu’il élève avec amour, partage le domicile familial de ses parents, est pour ses collègues un camarade sympathique. Mais Andrezj ne réussit pas à bâillonner son identité qui se révèle progressivement au risque de mettre en péril son couple et de scandaliser ses parents et sa communauté qui n’imaginent pas possible une telle transgression, même si le communisme a cédé la place au capitalisme.

Si l’histoire qu’Une autre vie que la mienne raconte – la lente et douloureuse affirmation de l’identité d’une femme transgenre – est universelle, elle se déroule en Pologne et raconte en arrière-plan l’histoire de ce pays conservateur, encore solidement corseté par son catholicisme traditionnaliste.

À sa façon bien à lui, François Ozon avait inventé un tel personnage avec Romain Duris dans Une nouvelle amie. Xavier Dolan avait exploré cette trame là dans Laurence Anyways. Sans parler de Pedro Almodovar.

Les deux réalisateurs d’Une autre vie que la mienne ont la subtilité de mettre de la complexité dans une histoire qui aurait pu sembler bien simpliste, comme celles qui jadis servaient d’introduction aux Dossiers de l’écran sur Antenne 2. Leur mise en scène est remarquable qui suit Andrezj/Aniela sur près de quarante ans avec une grande fluidité. C’est constamment le même décor étouffant de cette petite ville de province blottie autour de son immense église qu’on retrouve, comme si Andrezj était condamné à y être prisonnier.

La réussite du film doit beaucoup à ses acteurs. Le rôle d’Andrezj est tenu d’abord par un homme, Mateusz Więcławek (qui interprétera ensuite le propre fils de Andrezj) puis par une femme, Malgorzata Hajewska. Ils sont tous les deux d’une troublante androgynie. Joanna Krulig, révélée  dans Ida et Cold War interprète son épouse, humiliée par le coming-out de son mari mais pourtant toujours aimante. La force du lien qui les unit est peut-être l’élément le plus surprenant et le plus poignant du film. Elle souligne, si besoin en était, que le transgenrisme et l’homosexualité ne se confondent pas. Andrezj veut changer de genre car il se sent plus femme qu’homme. Cela ne signifie pas pour autant qu’il soit attiré par les hommes. Sa sexualité – et le film le montre excellement – est plus hésitante.

J’ai énormément aimé ce film. Mais en y repensant, je suis animé d’un regret. J’aurais aimé que le personnage d’Andrezj/Aniela soit, si j’ose dire, moins binaire, plus ambigu, plus hésitant dans sa décision de changer de sexe. J’aurais aimé que le film, comme il le fait d’ailleurs dans sa première moitié, nous montre un homme doutant de lui-même et de son genre, s’essayant très maladroitement à quelques expériences, plus ou moins fantasmagoriques, plus ou moins abouties, mais qui ne franchisse pas le pas comme bien peu ont le courage de le faire ou tout simplement pas le besoin.

La bande-annonce

Riddle of Fire ☆☆☆☆

Hazel, son petit frère Jodie et leur amie Alice sont inséparables. Ils ont ensemble pénétré par effraction dans un entrepôt pour y dérober, au nez et à la barbe de son gardien, un jeu vidéo. Mais l’accès à l’écran familial est bloqué par un code parental. Pour l’obtenir, ils doivent cuisiner une tarte à la myrtille. Figure au nombre des ingrédients un indispensable œuf tacheté. Pour le trouver, nos jeunes héros doivent se colleter avec une bande de braconniers dont la cheffe est une sorcière aux pouvoirs inquiétants. Sa fille rejoindra bientôt leurs rangs.

C’est en voyant arriver au cinéma des parents, un rehausseur sous le bras, accompagnés de leur – bruyante – progéniture que je me suis demandé si je ne m’étais pas trompé de salle. Pourtant, la bande annonce et le résumé du film auraient dû me mettre la puce à l’oreille. Que Riddle of Fire ait été tourné en pellicule argentique Kodak ne suffit pas à lui conférer un côté arty.

Il s’agit ni plus ni moins d’un film pour enfants, mettant en scène, façon Les Goonies ou Home Alone, des gamins pleins de ressources et des méchants bas du front. Passé douze ans, on voit mal quel intérêt on pourrait y trouver.

La bande-annonce

La Vie selon Ann ★☆☆☆

Ann, la trentaine, vit à New York. Son travail, dans une firme déshumanisée dont on ne comprendra pas réellement la raison sociale, ne la motive guère. Sa famille – des grands-parents auxquels elle rend de temps en temps visite, une sœur envahissante qui lui rend souvent visite pour dégoiser sur son mari – ne lui apporte guère de soutien. Quant à sa vie sexuelle, elle est constituée d’une succession de maîtres BDSM trouvés via des applis de rencontres.

La Vie selon Ann – au titre original sacrément plus stimulant mais intraduisible The Feeling That the Time for Doing Something has Passed – est un film (dé)culotté. Sa réalisatrice en a signé le scénario et y tient le rôle principal. On l’y voit, nue, dans des scènes de BDSM où elle joue la partenaire soumise d’hommes dominateurs. Nombreux sont les spectateurs des festivals de Cannes et de Deauville où le film a été diffusé l’an dernier, qui s’en sont offusqués. Il faut prendre son élan pour affirmer avec Joanna Arnow que la soumission sexuelle est la phase ultime du féminisme en tant qu’elle permet, dans un renversement typiquement hégélien, à l’esclave de prendre le contrôle de son maître.

Le film en France est tous publics, certes accompagné d’un avertissement. On a connu la commission de classification plus sourcilleuse. Le film se serait volontiers selon moi accommodé d’une interdiction aux moins de douze ans. Son format est volontairement malaisant. Sa mise en scène est minimaliste. Les scènes, en plans fixes et larges, étirées jusqu’au malaise, s’y succèdent sans transition.

Seul élément permettant d’identifier une logique chronologique : les cinq (ou six ?) cartons identifiant les amants successifs d’Ann. Tout commence avec Allen, dont on apprendra qu’Ann le fréquente depuis huit ans déjà. Leur relation est purement sexuelle, leurs échanges sont laconiques. Après d’autres rencontres, Ann se lie à Chris avec lequel s’esquisse la possibilité d’un couple.

Joanna Arnow joue le rôle principal avec un manque revendiqué d’expression. Elle arbore tout au long du film la même moue indifférente. Aurait-elle voulu anesthésier toute empathie chez le spectateur qu’elle ne s’y serait pas prise autrement. On sort de la salle, définitivement prévenu contre le BDSM s’il se réduit à ces scénarios tristes et vaguement ridicules, et totalement détaché de ce qui a pu advenir de l’héroïne.

La bande-annonce

Un jour fille ★★☆☆

Au XVIIIème siècle, un enfant, né avec les attributs des deux sexes, une vulve et un pénis, a été baptisé Anne sur l’avis des médecins. Elle a été élevée dans ce sexe. Mais après avoir avoué son attirance pour les filles et son manque d’intérêt pour les garçons, elle change d’identité et d’habit sur les conseils de son confesseur et de son père. Rebaptisée Jean-Baptiste (Marie Toscan), elle quitte sa famille et sa ville, fréquente une troupe de théâtre et s’installe finalement à Lyon comme tailleur. Jean-Baptiste y épouse Mathilde (Iris Bry), la fille de son patron, et y vit heureux en ménage. Mais la rumeur de son hermaphrodisme se répand dans la ville. Jean-Baptiste est arrêté et jugé pour profanation du sacrement du mariage. On lui reproche d’avoir dissimulé son sexe pour contracter un mariage avec une femme. Condamné en première instance, Jean-Baptiste fait appel. Il est brillamment défendu par maître Verneuil (Thibault de Montalembert).

Un jour fille (un titre dont je n’avais pas saisi la signification avant de l’orthographier autrement : « Un jour fille… l’autre garçon ») est inspiré du cas d’Anne Grandjean exhumé par Michel Foucault dans son cours au Collège de France sur les anormaux en 1974. Le mémoire de maître Verneuil, présenté en 1765 au Parlement de Paris a été conservé. Il pose, dans le style inimitable de l’époque, la question que soulève cette affaire : « un hermaphrodite qui a épousé une fille peut-il être réputé profanateur du sacrement de mariage, quand la nature, qui le trompait, l’appelloit à l’état de mari ? ».

Le premier film de Jean-Claude Monod, un philosophe renommé, spécialiste de la pensée allemande et de philosophie politique, venu sur le tard au cinéma, ne manque pas de qualités. J’ai pensé à des films similaires qui eux aussi utilisaient des faits réels qui s’étaient déroulés à la même époque : Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère de René Allio ou, plus récemment Bruno Reidal de Vincent Le Port.

Son scénario se tient, qui maintient l’intérêt tout du long. Si le manque de moyens interdit les plans larges et les scènes de foule, le soin porté aux costumes, aux éclairages, le compense. La bande son de Karol Beffa est particulièrement travaillée, qui mêle Vivaldi, Telemann et le groupe pop Parcels.

Toutefois, les partis pris du réalisateur m’ont interrogé.
Le principal est le choix de son actrice principale. Jean-Claude Monod a choisi une jeune première, Marie Gascon, aux yeux bleus et à la belle chevelure blonde. Sans doute son physique peut-il rappeler un Chérubin du XVIIIème siècle. Mais force est de constater qu’elle n’est pas androgyne. On me rétorquera que les personnes intersexes ne le sont pas toujours. Mais je pense qu’un physique plus ambigu aurait été plus approprié au rôle.

Deuxième source d’étonnement : la passivité du personnage à rebours de la figure consacrée et combattante de celui ou celle qui doit se battre pour faire admettre son genre à un entourage souvent hostile. Anne ne veut pas changer de sexe ; c’est son confesseur qui convainc son père de l’y pousser. Et une fois devenu.e Jean-Baptiste, il n’aspire qu’à une chose : la normalité d’une vie de famille sans histoire.

Autre interrogation : la sexualité du personnage principal. Si Anne change de sexe, c’est parce qu’elle a avoué à son confesseur son attirance pour les femmes. L’homosexualité étant à l’époque impensable, la seule solution logique était de considérer qu’Anne ne pouvait être qu’un homme. Mais, considérant la morphologie très féminine de l’héroïne, le film prend une autre coloration : moins celle de l’intersexuation que celle de l’homosexualité. Est-ce un biais voulu par son réalisateur ? ou une erreur de casting ?

Dernier point, formulé moins sous la forme d’une interrogation que d’une critique : le plaidoyer de maître Verneuil. Jean-Claude Monod a cédé au piège de la modernité. Il a donné à l’avocat de Jean-Baptiste des accents anachroniques, ceux des défenseurs du mariage pour tous contre les dévots volontiers apocalyptiques de la Manif pour tous. Ce manque de nuances dans ce film dont la délicatesse était jusqu’alors la principale qualité le gâche. Quel manque de confiance à l’égard du spectateur, assez intelligent pour dresser les parallèles qui s’imposaient avec la situation contemporaine ! Le pire advient à la fin de l’envoi quand est mis dans la bouche de l’avocat de 1765 le vers célèbre d’Eluard, cité par Pompidou au sujet de Gabrielle Russier : « la victime raisonnable au regard d’enfant perdu ».

La bande-annonce

État limite ★☆☆☆

À l’hôpital Beaujon, à Clichy-sur-Seine, où son père était hospitalisé, le documentariste Nicolas Peduzzi (Southern Belle, Ghost Story) a rencontré par hasard le docteur Jamal Abdel-Kader. Psychiatre mobile d’un hôpital qui n’a plus de service de psychiatrie, ce docteur d’origine syrienne est appelé par ses collègues d’autres services pour faire face aux cas psychiatriques les plus graves qui se posent à eux. Le documentariste a mis ses pas dans ceux de ce jeune médecin idéaliste dont la profession et le temps qu’il souhaite accorder à chacun de ses patients s’accommodent mal des cadences démentielles de l’hôpital public.

Des documentaires, des fictions, et même des séries sur l’hôpital, on en a vu treize à la douzaine, avec son lot de services débordés, de malades incontrôlables et de soignants dévoués : pas plus tard que le mois dernier Madame Hofmann et les deux derniers volets de la trilogie de Nicolas Philibert commencée par Sur l’Adamant, Notre corps de Claire Simon, la formidable série Hippocrate avec la non moins formidable Louise Bourgoin et le film éponyme tourné quelques années plus tôt par le même Thomas Lilti, H6 à Shanghai, La Fracture de Catherine Corsini, Voir le jour avec Sandrine Bonnaire qui se déroulait dans un service de maternité, Patients de Grand Corps Malade, Pupille, un film quatre étoiles, De chaque instant, le documentaire de Nicolas Philibert sur la formation de jeunes infirmières, Premières urgences dans un service d’urgences d’un hôpital public du 9.3, Sage-Femmes, etc.

État limite vient s’ajouter à cette liste déjà bien longue. J’ai posé la question à son réalisateur pendant le débat qui a suivi sa projection, en lui jurant qu’elle n’était pas fielleuse. Pourquoi aller voir votre film plutôt qu’un autre de cette longue liste qui en compte d’excellents ? Sa productrice et lui m’ont répondu que tous les grands sujets – l’amour, la vie, la mort – avaient été déjà traités au cinéma et que s’il fallait s’interdire de les traiter à nouveau, on ne tournerait plus aucun film. Ils ont souligné que si les films sur l’hôpital étaient nombreux, le portrait d’un psychiatre d’un hôpital public était lui inédit. Ils auraient pu me rétorquer que le public n’a peut-être pas vu les films que je venais d’énumérer et trouverait de l’intérêt à celui-ci indépendamment des autres.

J’aurais voulu leur poser une autre question. À quoi tient l’intérêt que voue le cinéma depuis quelques années au monde hospitalier ? Certes le cinéma s’était intéressé à l’hôpital avant les années 2000 – même si je peinerais à citer plusieurs films qui s’y déroulent sinon Vol au-dessus dun nid de coucou. À quoi doit-on la multiplication de films qui s’y déroulent. Est-ce en raison du potentiel cinématographique de ce lieu clos ? est-ce parce que s’y jouent des enjeux éthiques ? parce que s’y trouve un concentré de société ?

La bande-annonce