La Comédie humaine (2008) ★☆☆☆

La Comédie humaine raconte trois histoires qui se déroulent de nos jours à Tokyo et dont les héros de chacune sont des personnages secondaires des autres. Dans la première, deux femmes, la trentaine, se rencontrent par un concours de circonstances à un spectacle de danse, sympathisent et échangent des confidences sur leurs vies sentimentales chaotiques. Dans la deuxième, une photographe sans talent prépare son premier vernissage qui tourne au fiasco. Dans la troisième, un jeune marié, fauché par un camion-poubelle, est amputé du bras droit et souffre du syndrome du membre fantôme.

La sortie en juin de Love Life et son succès auprès d’un public cinéphile ont poussé son distributeur, Art House, à programmer en salles le tout premier film de Kôji Fukada, inédit en France. J’ai souvent parlé de ce jeune réalisateur, né en 1980, qui appartient à une génération d’artistes qui fait souffler un vent frais dans le cinéma japonais. J’ai recensé la quasi-totalité de ses films depuis qu’ils sont sortis ou ressortis en France : Hospitalité (2010), Sayonara (2015), Harmonium (2016), L’Infirmière (2019) le diptyque Suis-moi je te fuis, Fuis-moi, je te suis en 2022 et enfin Love Life cet été. Mes critiques étaient tièdes, sinon négatives, alors que Fukada fait au contraire l’objet d’éloges quasi-unanimes.

Ce n’est pas son premier film qui va me réconcilier avec son œuvre. Il s’agit de trois courts métrages qui pourraient se regarder indépendamment même si un lien ténu les relie les uns aux autres. Chacun raconte une histoire volontairement anodine, sinon la troisième plus dramatique. Dans chacune de ces histoires, ancrées dans la vie quotidienne d’habitants sans histoires de la capitale japonaise, se glisse imperceptiblement un soupçon, ou un poison, comme si la réalité banale cachait en fait des mystères. Qu’on ne s’y méprenne pas : il ne s’agit pas, comme dans certaines œuvres ultérieures de Fukuda d’ouvrir ou d’entrouvrir la porte vers une réalité fantastique, mais au contraire de souligner les petits mensonges  plus ou moins insignifiants dont nos vies sont tissées.

Que chacun d’entre nous charrie dans sa besace son lot de non-dits, plus ou moins avouables, n’a rien hélas de bien nouveau. Qu’il se place sous les auspices intimidants de Balzac par son titre ou de Rohmer par son dispositif, le cinéma de Fukada se borne à revisiter des sillons que d’autres ont déjà creusés avec plus de talent.

La bande-annonce

The Old Oak ★★☆☆

Dans une ancienne cité minière du nord-est de l’Angleterre frappée par la crise, deux misères se percutent : celle des habitants de longue date, paupérisés par le chômage, et celle des récents immigrés syriens chassés par la guerre. Le seul lieu de sociabilité du village est un pub décrépi, The Old Oak. Son propriétaire taiseux, TJ Ballantyne (Dave Turner) se lie d’amitié avec Yara (Ebla Mari) une jeune Syrienne passionnée de photographie. Ensemble ils vont tenter de vaincre les préjugés qui séparent les deux communautés.

Le dernier film de Ken Loach sera-t-il le dernier ? À quatre-vingt-sept ans, l’infatigable réalisateur britannique est de retour. Et il continue de creuser la même veine. Sa longévité, sa constance, l’imminence de son inéluctable disparition font penser à Woody Allen. Mais les ressemblances s’arrêtent là. Woody Allen est à droite, Ken Loach (très) à gauche. L’un saute d’un continent à l’autre pour truffer de bons mots les coucheries sans conséquences d’une classe d’hyper-privilégiés alors que l’autre, les pieds à jamais enfoncés dans l’humus pluvieux du nord de l’Angleterre, nous arrache des sanglots en glorifiant la résilience du lumpenprolétariat. Les scandales sexuels dans lesquels le premier s’est englué en ont fait un paria, ostracisé par les studios hollywoodiens et les grands festivals alors que le second, bi-palmé (en 2006 pour Le vent se lève et en 2016 pour Moi, Daniel Blake), est devenu la coqueluche d’un public bien-pensant.

The Old Oak ne contient aucune surprise. C’est sa plus grande qualité et son plus grand défaut. Il réjouira tous ceux – et ils sont nombreux – qui aiment sincèrement le cinéma généreux de Ken Loach et de son scénariste attitré, Pau Laverty, qui, une fois encore, signe un scénario millimétré. Plaira-t-il pour autant aux grincheux qui, comme moi, ont le cœur trop endurci pour fondre sur commande et qui surtout reprochent au vieux cinéaste de nous resservir toujours la même formule ?

Le cinéma de Ken Loach a une immense qualité : il sonne juste. Même si parfois, les dialogues au pub, dans cet Anglais si déformé qu’on peine à le comprendre, sont un peu trop calibrés, chaque personnage se voyant assigner la fonction d’incarner un point de vue – celui du raciste hostile à tout corps étranger, celui du Bon Samaritain prêt à accueillir toute la misère du monde, celui de l’arbitre qui cherche à concilier ces positions inconciliables – l’ensemble n’en dégage pas moins un parfum unique d’authenticité, porté par l’interprétation aux petits oignons des deux interprètes principaux : Dave Turner en bloc de tendresse humaine – qui rappelle Daniel Blake et toute une généalogie de héros loachiens courageux – et la jeune et fraîche Ebla Mari, entre lesquels Ken Loach nous épargne une idylle amoureuse qui aurait été particulièrement artificielle.

The Old Oak pose une question d’une brûlante actualité, dans le nord Angleterre comme dans la France dite « périphérique » : les plus défavorisés, ceux que la vie, le chômage, l’alcool, la solitude ont brisés, au lieu de se révolter contre le système qui les opprime, ne déversent-ils pas leur rancœur contre plus faibles qu’eux ? Le racisme n’est-il pas devenu l’opium du peuple ?
La façon dont le débat est posé au début du film est aussi simple que pertinente : les « Anglais de souche », bas du front (national ?) et sérieusement alcoolisés, qui voient débarquer dans leur rue des réfugiés syriens demandent aux services sociaux : « Pourquoi eux et pas nous ? Pourquoi ces réfugiés syriens bénéficient-ils d’une aide financière et matérielle à laquelle nous, Anglais de souche victimes de la crise, n’avons pas droit ? »

Jamais dans The Old Oak, on n’évoque le Rassemblement national ou ses avatars britanniques, UKIP, le BNP, le BNF…. Mais jamais non plus une réponse convaincante n’est apportée à la question posée. Et c’est là que le bât blesse. Le questionnement politique ô combien pertinent soulevé par Loach se dissout dans une mélasse mielleuse. La gentillesse innée des protagonistes est la solution à tous les maux. Cette morale naïvement rousseauiste est cinématographiquement très efficace ; car elle est l’occasion de scènes profondément touchantes qui attendriront même les plus grincheux comme moi. Pour autant, si on s’astreint à un minimum de distance critique, force est de trouver à ce film un goût de trop-peu, un manque d’exigence, une tendance critiquable à préférer nous faire pleurer que réfléchir.

La bande-annonce

Wahou ! ★☆☆☆

Deux conseillers immobiliers (Bruno Podalydès et Karin Viard), employés par l’agence Wahou ! essaient de vendre à des acheteurs réticents deux biens : une vieille maison pleine de charme de la fin du XIXème, mais nécessitant de lourds travaux et située au-dessus d’une voie ferrée, et des appartements petits, sans charme mais fonctionnels d’un immeuble construit de fraîche date dans le prétendu « triangle d’or de Bougival ».

J’aime beaucoup le cinéma drôle, intelligent, modeste et joyeusement surréaliste de Bruno Podalydès : Dieu seul me voit, Comme un avion, Les Deux Alfred… Je suis d’autant plus déçu par ce Wahou ! – que je rebaptiserais volontiers Bof voire Pouah.

Bruno Podalydès raconte dans le dossier de presse l’avoir tourné entre amis en quatre semaines « pour rigoler ». On le croit volontiers… en revanche on rigole moins. On a un peu l’impression de faire effraction chez une bande de copains à un barbecue auquel on n’aurait pas été invité. J’ai conscience que l’argument peut aisément se retourner. D’autres que moi pourraient dire : d’un film à l’autre, on retrouve chez les Podalydès la même tribu familière qui nous accueille à bras ouverts.

Mais plus que cette vraie/fausse familiarité, ce qui m’a dérangé, c’est la construction du film et son propos, très (trop) appliqué.

Sa construction : Wahou ! ressemble à un film à sketches racontant, en une dizaine de tableaux tous les cas d’école qu’un agent immobilier peut rencontrer. Tout y passe : le visiteur taiseux (Denis Podalydès qui a dû passer une journée sur le plateau pour tourner cette scène sans parole) ou au contraire l’hyper-bavarde (Isabelle Candelier), la bande d’amis qui décide de « refaire la Belle Équipe » avant de s’entre-déchirer, les jeunes couples amoureux pressés de tester la résistance du matelas de la chambre à coucher, les vendeurs qui ne veulent pas vendre, les acheteurs qui ne veulent pas acheter….

Son propos : déménager est, on le sait, une expérience traumatisante. On hésite toujours à quitter son chez-soi ; on hésite encore plus à prendre la décision souvent irréversible d’acheter un nouveau chez-soi. Le processus sert souvent de révélateur des tics et des tocs de chacun voire des failles jusqu’alors invisibles ou soigneusement colmatées qui menacent la solidité d’un couple.

Le propos est entendu et un peu convenu. Wahou ! ressemble à sa sage mise en image. Bruno Podalydès est suffisamment doué pour faire le job correctement. Il peut s’appuyer sur la solide expérience de ses acteurs, à commencer par Sabine Azéma, dans une joyeuse caricature d’elle-même qu’on n’avait plus vue depuis longtemps, et par Eddy Mitchell, qui joue décidément horriblement mal mais auquel il sera beaucoup pardonné. Mais on sent que Podalydès n’a pas forcé son talent pour réaliser ce qui restera hélas un petit film français oubliable.

La bande-annonce

Sandra (1965) / L’Innocent (1976) ★★☆☆

Hasard ou coïncidence ? J’ai vu coup sur coup deux films de Luchino Visconti que diffusaient deux cinémas d’art et d’essai du Quartier Latin dans le cadre de deux rétrospectives différentes.

Je connaissais déjà les principales œuvres de l’immense réalisateur italien : Senso, Rocco et ses frères, Le Guépard, Mort à Venise…. Mais je n’avais jamais vu ces deux-là, moins connues.

Sandra est un film en noir et blanc tourné en 1965. Son héroïne, interprétée par Claudia Cardinale, revient avec son mari dans sa maison natale, à Volterra, à l’occasion d’une cérémonie en mémoire de son père déporté et assassiné à Auschwitz. Elle y retrouve son frère, Gianni (Jean Sorel, un physique à la Alain Delon), avec lequel elle a entretenu une relation incestueuse dans son enfance.

L’Innocent est le dernier film tourné par Visconti, en 1976, que la maladie qui l’emporta ne lui laissa pas le temps d’achever. C’est l’adaptation d’un roman de Gabriele d’Annunzio. Son action se déroule dans la haute noblesse romaine à la fin du XIXème siècle. Son héros, Tullio Hermil (Visconti espérait qu’Alain Delon interprète le rôle mais dut se rabattre sur Giancarlo Giannini), est un monstre d’égoïsme qui trompe éhontément sa femme mais ne supporte pas qu’elle ait un amant et attende un enfant.

Le cinéma de Luchino Visconti est d’une folle élégance. Ce rejeton de la vieille noblesse milanaise a un temps flirté avec le communisme. Ses premiers films en portent la marque, qui s’inscrivent dans la veine du néo-réalisme italien : Les Amants diaboliques, La terre tremble… Mais avec Senso, en 1954, son premier film en couleurs, son œuvre tourne le dos au néo-réalisme et prend un tour qu’elle ne quittera plus : elle filme – comme dans Le Guépard, comme dans Mort à Venise, comme dans L’Innocent – la haute noblesse de l’Italie du Risorgimento confrontée, comme chez Proust, à l’imminence de sa décadence.

Quelques-uns de ses films se déroulent dans l’Italie contemporaine : Nuits blanches, Rocco et ses frères, Sandra, Violence et passion… Mais ils ont le même raffinement que ses films d’époque et racontent des histoires semblables de familles déchirées et pourtant lucides sur leur inéluctable déclin. Le cinéma de Visconti, c’est une fleur en putréfaction : il en a la beauté et le parfum.

La bande-annonce de Sandra
La bande-annonce de L’Innocent

Second Tour ☆☆☆☆

Sans passé politique, sans réputation sinon celle d’un économiste bardé de diplômes, Pierre-Henry Mercier (Albert Dupontel) est le candidat surprise à la prochaine élection présidentielle. Mademoiselle Pove (Cécile de France), placardée par sa chaîne pour son franc-parler, est chargée à la dernière minute de suivre sa campagne. Avec l’aide de son caméraman (Nicolas Marié), elle a tôt fait de découvrir que le candidat cache un secret.

J’adore Albert Dupontel, son tempo rebondissant, ses doux dingues. Son cinéma m’a tapé dans l’œil depuis son premier film, Bernie, en 1996. Adieu les cons est le film  de l’année 2020 que j’ai préféré et rien ne m’a fait tant plaisir que son succès public et la pluie de Césars qui l’a récompensé (meilleur film, meilleur réalisateur, meilleur acteur, meilleur scénario original).

Aussi j’attendais avec beaucoup d’impatience son film suivant et étais tout faraud d’avoir déniché des places pour une avant-première. J’y ai retrouvé les mêmes ingrédients que dans ses films précédents : un sujet original, des acteurs euphorisants, Albert Dupontel en tête, quelques répliques qui font mouche et que la bande-annonce a la bonne idée de ne pas spoiler (Pagnol et ses sources m’a bien fait rire !).

La recette du succès des films de Dupontel repose dans un équilibre instable, dans une surenchère bluffante. Il s’en faut de peu pour que le navire prenne l’eau. Adieu les cons aurait pu être une navrante bluette. Second Tour hélas, à force de trop en faire, fait naufrage. La grinçante satire promise du monde politique et de ses compromissions se dévoie en brûlot populiste lesté de quelques idées écolo à la mode sur les néonicotinoïdes et le glyphosate. Son scénario lourdingue est ultra-prévisible. L’irritation gagne et l’emporte bientôt sur le rire.
On est d’autant plus déçu qu’on aimait Dupontel et qu’on attendait tellement de son nouveau film alléchant.

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Animalia ★☆☆☆

Itto est une jeune Marocaine d’un milieu modeste. Elle a épousé le riche héritier d’une famille très aisée et vit dans le luxueux riad que sa belle-famille s’est fait construire sur les contreforts de l’Atlas. Elle est enceinte de plusieurs mois déjà quand de mystérieux événements plongent la région dans le chaos. L’armée bloque les routes et Itto, coupée des siens, doit quitter le cocon protecteur de sa maison pour les retrouver.

Animalia est le premier film d’une jeune réalisatrice franco-marocaine, Sofia Alaoui. Sa sortie, après celle cet été des Meutes, des Damnés ne pleurent pas et du Bleu du caftan, témoigne de la belle vitalité du cinéma marocain.

Son héroïne campe une transfuge de classe et le film aurait pu fort bien se borner à raconter son histoire et les difficultés, plus ou moins insurmontables, qu’elle doit traverser. Mais Animalia – dont la signification du titre m’est restée opaque – va moissonner du côté du cinéma fantastique en utilisant un argument surnaturel : d’impressionnants phénomènes cosmiques qui annoncent peut-être l’arrivée d’extraterrestres.

Hélas, n’est pas François Truffaut ou M. Night Shyamalan qui veut. À force de loucher du côté de Rencontres du troisième type ou de Signes, Sofia Alaoui s’égare et nous égare dans un film trop ambitieux. Plutôt que de se perdre dans les étoiles, on aurait aimé rester les deux pieds sur terre, à hauteur d’homme et de femme, et suivre l’attachante Itto dans sa maturation.

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Le Festin nu (1991) ★★☆☆

En 1953, à New York, William Lee (Peter Weller, devenu alors récemment célèbre dans le rôle titre de Robocop) replonge dans la drogue quand sa femme (Judy Davis) le convainc , comme elle le faisait jusqu’alors en cachette, de s’injecter l’insecticide qui lui est fourni par la société qui l’emploie comme exterminateur. La consultation d’un charlatan, le Dr Benway (Roy Scheider, garde-côte d’anthologie dans Les Dents de la mer), qui au lieu de soigner son addiction l’y enfonce, le désoriente encore un peu plus. Après avoir tué accidentellement sa femme, Lee se retrouve en Interzone, un Maghreb de cauchemar dont Lee serait devenu l’agent involontaire. Il y tape ses rapports sur des machines à écrire mi-mécaniques, mi-organiques qui se révèlent posséder une vie à part entière.

J’avais raté Le Festin nu à sa sortie en 1992. Je me souviens même avoir failli le voir avec mon ami Henri à ce qui n’était pas encore l’UGC Ciné Cité Les Halles et qui s’appelait je crois le Forum Horizon. Pour une raison que j’ai oubliée, nous avions changé d’avis et étions allés faire (ou voir ?) je ne sais quoi. Sa reprise en salles, près de trente ans plus tard, me permet enfin de l’y voir. Filmé dans des 50ies de carton-pâte, il n’a pas pris une ride. La patte de Cronenberg y est immédiatement identifiable avec son obsession gore pour des créatures visqueuses et cauchemardesques.

Cronenberg est un artisan qui, avant les progrès que les technologies permirent depuis, bricolait à la main ses effets spéciaux. Les créatures improbables du Festin nu n’ont pas été dessinées à la palette graphique mais réalisées à l’échelle avec du latex et de la colle. Le procédé donne à l’image un côté un peu vieillot, un peu amateur.

L’univers halluciné de Burroughs est parfaitement raccord avec celui du réalisateur canadien qui était alors à l’apogée de sa carrière, à l’approche de la cinquantaine, après les succès de La Mouche et de Faux-semblants. Si son film porte le titre du plus célèbre roman de Burroughs, il assemble en fait des éléments tirés de plusieurs autres livres : JunkyExterminatorQueerInterzone
Wikipedia présente, mieux que je ne saurais le faire, le livre de Burroughs : « Le Festin nu se veut une descente cauchemardesque dans l’esprit d’un junkie, transcendant la forme classique du roman en le déstructurant, maltraitant la forme et le fond, donnant chair à ses divagations morphinisées dans des allégories oscillant de la science-fiction à la tragédie, parlant de modifications corporelles, d’orgies homosexuelles, de complots et de créatures angoissantes, dans un pays étrange, lieu de toutes les folies, nommé Interzone. »

Ce résumé conviendrait parfaitement au film de Cronenberg. Paradoxalement, la rencontre de cet écrivain sous emprise et de ce réalisateur visionnaire, si elle donne naissance à un univers fantastique à nul autre pareil, produit un résultat assez sage dont la clé se comprend (trop) aisément : William Lee est le double autobiographique de Burroughs qui, à Tanger au Maroc, au mitan des 50ies, y teste toutes sortes de drogues, assume ouvertement son homosexualité et tente avec sa machine à écrire de mettre des mots sur les expériences qu’il traverse.

Le Festin nu est aujourd’hui un film-culte. Il n’a pas volé ce statut. Mais je m’attendais à un spectacle plus déjanté que celui, somme toute très raisonnable qu’il nous propose.

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L’air de la mer rend libre ★★☆☆

Sous la pression de ses parents, Saïd accepte de se marier avec Hadjira. Les deux mariés ont l’un et l’autre un lourd passif : lui est homosexuel qui n’a jamais eu le courage de faire son coming out, elle ne s’est jamais remise d’une liaison toxique avec un dealer qui l’a conduite jusqu’à la prison. Compte tenu de ces lourdes hypothèques, quel avenir pour leur couple ?

Je suis allé voir à reculons L’air de la mer rend libre ; car j’avais le pressentiment, très présomptueux, d’en connaître à l’avance le déroulement et le point d’arrivée. Ce pressentiment n’a pas été démenti. Comment un tel scénario peut-il en effet se dénouer ? On n’imagine pas les deux époux au bout de quelques mois faire le constat de leurs différences et se séparer pas plus qu’on ne conçoit qu’ils s’apprivoisent lentement et construisent ensemble un couple solide. La première option tournerait court et la seconde serait chargée d’une homophobie intenable.

Pour autant, aussi peu surprenant soit-il, L’air de la mer rend libre m’a plu. La raison en est dans la maîtrise de sa mise en scène et dans sa direction d’acteurs. Nadir Moknèche n’est pas né de la dernière pluie. Depuis plus de vingt ans, ce réalisateur chevronné joue à saute-moutons sur les deux côtés de la Méditerranée et raconte la difficulté d’être Algérien, qu’on vive en France ou en Algérie (Le Harem de Madame Osmane, Viva Laldjérie, Délice Paloma…).

Il retrouve Lubna Azabal, qui tourna dans ses deux précédents films, et lui adjoint les valeurs sûres que sont Zinedine Soualem et Saadia Bentaïeb pour interpréter les parents des jeunes mariés. Hidjara est interprétée par Kenzia Fortas, César du meilleur espoir féminin 2019 pour Shéhérazade. Pour cicatriser une blessure de cœur elle se jette à corps perdu dans la religion. Sexy en diable, dans le rôle de Saïd, Youssouf Abi-ayad a fait ses armes au théâtre, à Strasbourg, sous la direction de Christophe Honoré ou de Thomas Jolly, avant de créer sa propre troupe. Le casting commet toutefois une erreur de carre avec Zahia Dehar dont la célébrité sulfureuse pour son implication dans l’affaire Ribéry autant que la poitrine généreuse éclipsent encore ses talents d’actrice.

L’air de la mer rend libre suit donc lentement un chemin tracé d’avance. Mais il le fait avec tant de charme et de délicatesse qu’on lui pardonne volontiers son manque de surprise. Autre originalité bienvenue : il nous fait découvrir, loin des clichés touristiques, Rennes, la capitale bretonne qui, à ma connaissance, n’avait guère servi de décor à un film.

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De la conquête ★☆☆☆

Née en 1952, scripte pour Bresson, monteuse pour Depardon et Goupil, Françoise, alias Franssou, Prenant,  a passé une partie de son adolescence en Algérie où ses parents « pieds-rouges » s’étaient engagés après l’indépendance. À sa patrie de cœur, elle a déjà consacré un premier documentaire en 2012.

Le second est d’une grande exigence. Son titre élégant, qui emprunte aux essais latinisants des siècles passés (De Natura Rerum, De l’horrible danger de la lecture, De la démocratie en Amérique…), en annonce la couleur : il s’agira de mettre en images des textes relatifs à la conquête de l’Algérie par la France entre 1840 et 1848.

Ces textes, lus en voix off par des acteurs ou des historiens, ont été écrits par les acteurs de cette conquête, les militaires français à la tête des troupes d’occupation ou les Algériens qui ont essayé de leur résister, ou par d’éminents commentateurs de l’époque (Hugo, Renan, Tocqueville…). Ils sont tour à tour d’un cynisme révoltant, quand ils décrivent avec complaisance les exactions commises, ou d’une remarquable lucidité quand ils dénoncent la barbarie des conquérants et leur cynisme (« Les pauvres diables se souviendront de notre visite. Que veux-tu, nous leur apportons les lumières, seulement nous leur faisons payer la chandelle un peu cher. »).

De la conquête souffre hélas de deux défauts rédhibitoires. Le premier est que les textes lus ne sont pas sourcés. Il faut attendre le générique de fin pour en connaître sinon la source du moins l’auteur. Si bien que leur longue récitation devient vite une psalmodie répétitive et soporifique, aussi divers que soient les timbres de voix des récitants.
Le second est que les images glanées par Franssou Prenant d’un Alger ensoleillé et contemporain dont on comprend qu’elles montrent la résilience d’un peuple qui a su survivre à cette conquête et conserver malgré tout son âme, n’ont aucun rapport avec les textes lus qui s’y superposent. Le résultat, schizophrène, est d’abord déroutant. Il devient vite lassant. C’est d’autant plus dommage que le sujet s’annonçait passionnant.

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La Fiancée du poète ★☆☆☆

Cabossée par la vie, Mireille (Yolande Moreau) hérite de ses parents une grande bâtisse sur les bords de la Meuse. Pour l’entretenir, elle suit les conseils avisés que lui prodigue un curé fantasque (William Sheller), en met en location les chambres et y accueille bientôt trois lascars : un jeune peintre très doué (Thomas Guy), le jardinier municipal en pleine instance de divorce (Gregory Gadebois) et un chanteur de country (Esteban). Un quatrième locataire les rejoindra bientôt (Sergi Lopez) qui fut jadis l’amour de jeunesse de Mireille.

Yolande Moreau a soixante-dix ans passés. Mais elle a toujours douze ans dans sa tête. Elle instille à tous ses films, qu’elle les tourne, comme celui-ci qui est son troisième derrière la caméra, ou qu’elle y joue comme celui-ci qui est son soixante-quatorzième devant, un parfum unique, mélange de poésie, d’humour absurde, de mélancolie douce et de douceur enfantine.

Tous ceux qui aiment son univers la retrouveront, identique à elle-même. Son motif tient en peu de mots : c’est l’histoire d’une femme au crépuscule de sa vie qui, pour rompre la solitude qui la hante, rassemble autour d’elle des paumés qui lui ressemblent. Le thème qui la sous-tend est aussi ténu : nos vies sont tissées de mensonges plus ou moins graves. Le peintre talentueux va s’avérer être un faussaire redoutable ; le jardinier municipal se travestit la nuit tombée ; Elvis, le chanteur de country, est en fait un immigré turc en mal de régularisation ; quant au fiancé de Mireille, c’est un banal plombier et non un brillant poète comme il avait prétendu l’être pour la séduire.

La Fiancée du poète est un film plaisant. Ne pas lui reconnaître cette qualité serait malhonnête. Mais c’est aussi un film gentillet et sans surprise. La Fiancée du poète sort la même semaine que Le Consentement dont j’ai fait la critique il y a quelques jours. Un lecteur m’avait laissé le commentaire suivant : « Je n’ai pas envie de voir Le Consentement, trop traumatisant. Je lui ai préféré La Fiancée du poète, tendre et drôle ». Tous les goûts sont dans la nature…

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