La Nuit du verre d’eau ★★☆☆

Les dissensions entre Chrétiens et Musulmans font craindre les débuts d’une guerre civile au Liban en 1958. Les répercussions se ressentent jusque dans la vallée reculée du Mont-Liban où les Daoud, une riche famille chrétienne, ont depuis des lustres leur fief. Leur patriarche règne en maître sur sa femme et ses trois filles. L’aînée, Leyla, mariée très jeune à un homme violent qu’elle n’aime pas, a un fils, Charles, âgé de sept ans. Bientôt les cadettes, Eva d’abord, Nada la plus rebelle ensuite, seront mariées. Deux touristes français sont en vacances dans la région, un chirurgien en poste à Beyrouth (Pierre Rochefort) et sa mère (Nathalie Baye)

J’ai lu des critiques très tièdes de ce Verre d’eau qui, s’il n’est certes qu’à moitié plein, n’est quand même pas complètement vide non plus (j’ai l’esprit taquin ce matin !).

On lui reproche son académisme. C’est au contraire ce qui m’a plu dans ce film aux toilettes si élégantes de ces années cinquante incroyablement glamour (ah ! si je pouvais être réincarné.e, j’aimerais que ce soit à Saint-Germain des Prés avec Boris Vian ou à Hollywood avec Natalie Wood en 1955 !).

Certes son sujet n’est pas follement original. Il s’agit du récit d’une émancipation féminine dont le sujet résonne si bien avec l’air de notre temps, même si l’histoire se déroule il y a plus de soixante ans. C’est encore une fois à travers les yeux d’un enfant qu’on voit les adultes se déchirer, comme dans L’Île rouge sorti deux semaines plus tôt, dans la critique duquel j’évoquais Jeux interdits, Cría Cuervos et Fanny et Alexandre que je ne mentionnerai pas une fois de plus.
Mais il est suffisamment exotique, comme l’était d’ailleurs L’Île rouge, pour nous dépayser sacrément.

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Marcel le coquillage (avec ses chaussures) ★★★☆

Marcel est un bigorneau de deux centimètres qui vit dans un Airbnb avec sa grand-mère Connie et qui ne se console pas de la disparition des siens, partis avec les précédents locataires. Sa taille minuscule l’a jusqu’à présent protégé des humains sans l’empêcher d’utiliser astucieusement toutes les ressources qu’offre une maison. Mais le nouveau locataire, Dean, un documentariste qui peine à se remettre d’une récente séparation, le remarque, le filme et lui confère une célébrité aussi soudaine qu’inattendue que Marcel va utiliser pour retrouver sa famille.

Marcel le coquillage (avec ses chaussures) est le film le plus improbable qui soit. Je ne serais jamais allé le voir si une amie ne l’avait chaudement recommandé.
Improbable par son titre d’abord. Connaissez-vous des  films dont le titre contienne des parenthèses ? Mais plus improbable encore par son sujet. Quelle idée de mettre en scène un coquillage anthropomorphe et de le chausser de pataugas orange ! Vous me rétorquerez que Bob l’Eponge est bien devenu une star mondiale et vous aurez raison !

Derrière ce film se cache une longue histoire. Et d’abord un projet de couple – dont le divorce ultérieur donne au film un parfum étonnamment mélancolique. Dean Flesicher Camp et Jenny Slate (qui prête sa voix de Betty Boop au mollusque) ont imaginé en 2010 ce personnage hors normes, l’ont filmé avec trois bouts de ficelle – et un budget, dit la légende, de six dollars – et ont posté la video de trois minutes tournées en deux jours sur Youtube… avant d’engranger trente millions de vues.
Un tel succès allait entraîner deux suites en 2011 et 2014 et bientôt le projet d’un long métrage qui mit sept ans à voir le jour et neuf à traverser l’Atlantique.

Le résultat est mimi tout plein, gorgé jusqu’au rebord de good vibes, mélangeant, comme seuls les Américains savent le faire, les bons sentiments et une mélancolie qui nous fait verser une larme (la sublime Isabella Rossellini prête sa voix à Connie dont on devine, dès la première apparition le destin qui la guette).

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Il Boemo ★★☆☆

Josef Mysliveček, un jeune compositeur tchèque bourré de talent, ne réussit pas à percer en Italie à la fin du XVIIIème siècle. Pour vivre, il donne des cours de musique dans la Venise des Doges. Une de ses élèves veut le convaincre de l’épouser pour éviter le mariage que son père veut lui faire contracter avec un vieux barbon borgne et manque de se tuer quand Mysliveček se refuse à elle. Le musicien, surnommé « Il Boemo », du nom de la région de Tchéquie dont il est originaire, quitte Venise pour Naples où il retrouve la diva Caterina Gabrielli. Il compose pour elle et partage le lit de cette grande séductrice. S’il croise le jeune Mozart à Bologne en 1770 – lequel reconnaîtra plus tard sa dette envers lui – Mysliveček meurt dans la misère à Rome en 1781 rongé par la syphilis.

Je ne connaissais pas Josef Mysliveček et la joyeuse bande d’amis mélomanes avec laquelle je suis allé voir ce film dimanche dernier en avant-première non plus, à une rare et admirable exception près. Tous en sont sortis enthousiastes et ont essayé de me convaincre de lui attribuer trois étoiles durant le joyeux dîner que nous avons partagé ensemble.

Mais, têtu comme un âne, je ne lui en concède que deux – et encore, j’ai bien failli me limiter à une seule.

J’ai trouvé bien des défauts à ce long film italo-tchéco-slovaque (couvert de prix aux derniers Český lev, l’équivalent tchèque des César) tourné, certes en italien dans d’improbables palais bohémiens ou moraves, avec des acteurs inconnus doublés par quelques grandes voix du répertoire baroque (l’incontournable Philippe Jaroussky et la soprano slovaque Simona Šaturová).

Le premier est d’avoir voulu mettre la lumière sur ce musicien tombé dans l’oubli. Les plus férus de musique baroque s’insurgeront peut-être devant ce béotisme revendiqué. Je dois avouer ne pas connaître grand chose à la musique de cette époque. Mais autant celle de l’Amadeus de Forman m’avait emporté – sans parler ici de l’interprétation délirante de Tom Hulce – au point que j’en ai écouté pendant de longues années la cassette audio sur le poste crachotant de ma première voiture, autant celle de ce Boemo m’a laissé de marbre.

Le second est l’ombre portée de l’autre immense chef d’oeuvre dont Il Boemo revendique la filiation : Barry Lyndon. Son héros a les mêmes traits que Ryan O’Neal. Ses costumes sont les mêmes, qui sont ceux de la seconde moitié du XVIIIème siècle que l’on retrouve aussi dans le Casanova de Fellini. Mais c’est peu dire que Petr Vaclav, l’obscur réalisateur de Il Boemo, n’a pas le génie de Stanley Kubrick et que son film n’a pas le charme vénéneux de celui de son illustre prédécesseur.

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Asteroid City ★☆☆☆

En 1955, à Asteroid City, au bord d’un cratère creusé par une météorite, cinq enfants surdoués, leurs familles et les organisateurs de cette réunion d’astronautes amateurs voient une soucoupe volante et son passager extra-terrestre approcher de la Terre. Ils sont immédiatement placés sous quarantaine par l’armée américaine.

Le plus français des réalisateurs américains, Wes Anderson, est sans doute l’un des plus originaux et des plus appréciés de sa génération : La Famille Tenenbaum, À bord du Darjeeling Limited, Grand Budapest Hotel, The French Dispatch sont souvent cités parmi les meilleurs films de ces deux dernières décennies.  Son cinéma est reconnaissable à la première image, qui lorgne du côté de la BD : plans au cordeau d’une parfaite symétrie, couleurs vives, chapitrage du scénario, absence d’expressivité des personnages et refus de toute psychologisation…

Wes Anderson a aussi ce don rare de réunir autour de lui une palette exceptionnelle de stars qui lui sont fidèles de film en film. On regrette  dans Asteroid City l’absence de Bill Murray, d’Anjelica Huston ou de Owen Wilson qui étaient quasiment de tous ses précédents films ; mais on aime retrouver Adrien Brody, Edward Norton, Tilda Swinton et Willem Dafoe ; et on salue l’arrivée de quelques nouveaux venus, et non des moindres : Tom Hanks, Scarlett Johansson, Margot Robbie, etc.

Pour autant, comme je l’écrivais hélas déjà fin 2021 devant The French Dispatch, le cinéma de Wes Anderson ne me touche pas. J’en admire certes l’originalité formelle. Mais je n’en comprends pas le sens. Non pas qu’il s’agisse d’un cinéma incompréhensible qui dépasse mon entendement comme c’est malheureusement souvent le cas aujourd’hui. Wes Anderson a, tout au contraire, une forme de modestie, de simplicité qui rend son cinéma éminemment sympathique. Mais je ne comprends pas à quoi il rime, où il veut en venir.

Tel était le cas devant ses films précédents – The Grand Budapest Hotel y inclus, même si j’entends les louanges unanimes qui l’ont accueilli. Tel est encore le cas devant Asteroid City que j’ai vu en avant-première dans une salle comble de jeunes spectateurs avec qui je n’ai plus l’habitude d’aller au cinéma (mes voisins de salle sont la plupart du temps des chômeurs en fin de droit et des retraités catarrheux).
J’ai bien sûr été emballé par son générique et par sa première demi-heure qui nous fait découvrir Asteroid City – qui ressemble à un décor de théâtre dont on ne sortira d’ailleurs jamais – et par sa galerie de personnages tellement nombreux qu’il faut bien ce temps-là pour qu’on se familiarise avec tous. Mais, ensuite, j’ai trouvé l’histoire languissante et m’en suis lentement mais sûrement désintéressé.

En lisant hier soir la critique brillantissime, évidemment brillantissime, de Mathieu Macheret dans Le Monde, je comprends qu’Asteroid City convoque « le théâtre psychologique de l’après-guerre » et, par une savante mise en abyme « pirandellienne » – Asteroid City raconte une pièce de théâtre en train de s’écrire – prend à bras-le-corps « la question de l’acteur et de l’incarnation ». Je comprends qu’il fallait y voir « une possible évocation du confinement » et « une « humanité engluée dans une horizontalité générique » confrontée à « la pagaille des sentiments, l’angoisse de la mort, le désordre d’un monde qui flotte dans son absence d’explication ». Je me sens moins bête après avoir lu cette brillante exégèse et très bête de ma cécité bas-du-front que j’ai confessée plus haut.

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Carmen ☆☆☆☆

Carmen (Melissa Barrera) est une jeune Mexicaine qui décide, à la mort de sa mère, de gagner les Etats-Unis. Elle franchit illégalement la frontière et doit la vie sauve à Aidan (Paul Mescal), un Marine américain traumatisé par son expérience en Afghanistan, qui tue pour la défendre un garde-frontière américain.
Carmen et Aidan, poursuivis par la police, gagnent ensemble Los Angeles où ils sont accueillis par Masilda (Rossy de Palma) dans son cabaret.

Benjamin Millepied, danseur étoile du New York City Ballet, directeur de la danse de l’Opéra de Paris – et époux de Natalie Portman à la ville – à la réalisation, Nicholas Britell (Moonlight) à la musique, Jörg Widmer (Une vie cachée) à la photo, Alexander Dinelaris Jr. (Birdman) au scénario, la révélation Paul Mescal (Aftersun) en tête d’affiche dans un film produit par Dimitri Rassam (Les Trois Mousquetaires) et tourné dans l’outback australien.

On attendait énormément du premier film du chorégraphe français dont le moins qu’on puisse dire est qu’il sait s’entourer.
La déception est à la hauteur de cette attente peut-être excessive.
Très vite Carmen – dont le lien avec le prestigieux opéra de Bizet se révèle des plus ténus – dévoile son projet : non pas une brûlante histoire d’amour et de sang, mais un interminable clip publicitaire. Millepied est peut-être un grand danseur mais c’est un bien piètre réalisateur qui imagine qu’il suffit de tournoyer autour des artistes pour filmer la danse et en faire ressentir la majesté.

Très vite on se désintéresse de tout : du scénario, sans surprise, de la musique dont aucune page ne rivalise avec celle qu’elle est censée immortaliser, de la chorégraphie qui s’insère artificiellement au récit. Seule l’apparition de l’étonnante Rossy de Palma – qui approche pourtant les soixante ans – vient nous réveiller de la torpeur dans laquelle ce gloubi-boulga sans corps ni âme nous a plongé.

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Le Processus de paix ★☆☆☆

Marie (Camille Chamoux) anime une émission de radio féministe. Simon (Damien Bonnard) enseigne l’histoire (ou les sciences politiques ?) à l’Université. Ils sont amoureux, en couple depuis une dizaine d’années, parents d’une fille et d’un garçon en bas âge aussi charmants que turbulents… et ne se supportent plus ! Les travers de l’autre, ses petits défauts véniels sur lesquels ils fermaient les yeux jusqu’à présent au nom des inévitables concessions que la vie en couple exige leur sont devenus intolérables. Est-ce le signe de la fin inéluctable de leur relation ? ou trouveront-ils les moyens de dépasser cette crise en rédigeant ensemble puis en mettant en oeuvre une « charte du couple » ?

J’avais eu la dent dure avec le précédent film d’Ilan Klipper, Le Ciel étoilé au-dessus de ma tête, qui mettait en scène un écrivain sans succès interné d’office en hôpital psychiatrique. Je l’aurai presqu’autant avec celui-ci malgré l’insistance des amis qui l’ont aimé et qui ont essayé sans succès d’infléchir ma sévérité. J’avais reproché au Ciel étoilé… d’être « un de ces petits films français comme on en filme treize à la douzaine » et pourrais au mot près adresser la même critique à ce Processus de paix qu’on aura oublié avant la fin du mois – et je doute que la Fête du cinéma le sauve d’un naufrage au box-office. Pas sûr que son public-cible, les trentenaires, accepte de prendre une baby-sitter et de lui consacrer leur seule sortie cinéma du mois, même si la concurrence en ce juin tristounet n’est pas féroce…

Le Processus de paix traite d’un sujet mille fois rebattu : le couple et ses apories. Le résumé qui en barre l’affiche, à la syntaxe pachydermique, voudrait moderniser un défi vieux comme Adam et Eve : « Qu’est-ce qu’on fait quand on s’aime et qu’on peut plus se blairer ? ». U2 l’avait dit avec moins de mots et plus de style : « With or without you ».

Marie et Simon s’aiment – ça ne saute pas aux yeux – mais s’engueulent beaucoup – ça s’entend beaucoup. Que faire aurait dit Lénine ? La solution traverse l’esprit de Simon tandis qu’il enseigne à ses étudiants, entre deux piquets de grève, les conflits israélo-palestiniens : signer un protocole de paix. La métaphore est lourdingue : le couple est comme la vie une guerre permanente que pourront peut-être interrompre les belligérants s’ils acceptent de s’asseoir autour d’une table et de négocier de bonne foi. C’est ce que raconte, sans rougir, Illan Kepler en interview qui confie avoir commencé une thèse sur le processus de paix israélo-palestinien et avoir rencontré Ehud Barak qui lui a raconté les relations interpersonnelles qui se tissaient entre les plénipotentiaires.

Me frappe un paradoxe, sinon une contradiction qui renvoie plus au film lui-même qu’à l’époque dans laquelle nous vivons et avec laquelle, l’âge aidant, je me sens de plus en plus en décalage. D’un côté, notre époque semble obsédée par le couple, la façon de rencontrer l’Elu.e, de nouer une relation, de la faire vivre malgré les obstacles qui s’accumulent. De l’autre le nombrilisme, le narcissisme prévaut ; chacun s’auto-analyse et instruit contre l’autre un procès en égoïsme qui n’est que le miroir de ses propres travers.
Il y a dans l’hystérie – je pèse mes mots – de Marie et de Simon trop de bruit et de fureur, trop d’énervements à des petits riens qui ont tôt fait de nous gâcher la vie si on leur donne trop d’importance (est-il si grave que son conjoint ne referme pas le tube de dentifrice ?), trop d’attachement au couple lui-même qui ne saurait constituer le seul moyen de s’épanouir, à l’exception des amis, des sorties, des loisirs, du travail qui peuvent, autant que lui, donner du sens et du sel à la vie – et dont Le Processus de paix ne dit rien -, pas assez de respect pour l’autre, pour son irréductible différence qui donne du prix à sa singularité (faut-il partager les mêmes opinions pour s’aimer ?), pour la part de mystère dont il sait encore s’entourer et qui ajoute à son charme ?

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L’Odeur du vent ★★★☆

Dans une vallée reculée du Sud-Ouest iranien, un herboriste privé de l’usage de ses jambes s’occupe seul de son fils tétraplégique. L’électricité tombe en panne. Il parvient, non sans mal, à appeler un technicien qui va tout mettre en oeuvre pour la rétablir.

Le cinéma iranien, ou du moins ce que nous en connaissons hors des frontières de ce pays si hostile, à la population pourtant si hospitalière, se divise grossièrement en deux branches. La première est urbaine et se nourrit du rythme trépidant de villes qui ne dorment jamais pour raconter des histoires compliquées dont les héros sont confrontés à d’inextricables dilemmes moraux et pour faire, en passant, la critique subtile du régime des mollahs. Elle est incarnée par Ashgar Farhadi (Une séparation, Un héros) Saeed Roustaee (La Loi de Téhéran) ou Mohammad Rassoulof (Le diable n’existe pas). L’autre est rurale, moins politique et filme en longs plans, fixes ou depuis le siège passager d’une voiture cahotant sur des chemins cabossés, la nature immuable dans laquelle les hommes vainement s’agitent. Cette veine-là est dominée par l’ombre encombrante d’Abbas Kiarostami (Au travers des oliviers, Le Goût de la cerise). [Où se situent les films de Jafar Panahi , qui sont aussi urbains (Taxi Téhéran) que ruraux (Aucun ours) me demanderez-vous avec la joie de me coincer ? Entre les deux rétorquerai-je en ayant conscience de répondre par un tour de passe-passe à cette question qui souligne la grossièreté de la dichotomie que j’ai suggérée]

Ce film de Hadi Mohaghegh, son quatrième, mais le premier diffusé en France, s’inscrit clairement dans cette seconde branche qu’on pourrait qualifier de kiarostamienne. On y voit en longs plans fixes de splendides paysages d’une nature majestueuse et quasi désertique. Un chemin parfois s’y dessine, goudronné ou pas, où circule lentement une voiture, une moto ou un piéton. Sa lenteur témoigne à la fois de son impuissance et de sa persévérance.

Car L’Odeur du Vent met en scène la petitesse de l’homme face à la nature et sa capacité sinon à en devenir le maître du moins à venir à bout à force de ténacité des obstacles qu’elle lui oppose. L’Odeur du Vent est une fable sur la bonté humaine. Elle raconte tout simplement comment Eskandari, agent 752, va tout mettre en oeuvre pour que l’électricité de l’herboriste lui soit rétablie. Attention ! Qu’on n’imagine pas ici des rebondissements hollywoodiens et rocambolesques. Il s’agira tout simplement – si on ose dire – d’aller chercher une douille dans un autre village pour réparer le transformateur en panne, de se tromper d’adresse, de rebrousser chemin, de s’embourber dans une rivière à gué, de croiser en chemin un aveugle et de l’accompagner à un rendez-vous galant, de découvrir, une fois la douille remplacée, qu’une fuite d’huile empêche le courant de revenir alors que la nuit tombe et que la maisonnée est plongée dans le noir, d’aller chercher un générateur, etc.

On ne racontera pas l’histoire jusqu’à son terme, même si le dénouement est proche ; car le film repose peut-être sur un minuscule suspense : oui ou non, le courant sera-t-il rétabli ?
Mais on aura compris que l’essentiel n’est pas là. Il n’est pas tant dans le résultat des efforts démesurés déployés par l’agent 752 que dans ses efforts eux-mêmes. Quel en est le ressort ? Qu’est-ce qui pousse cet homme à soudainement consacrer autant de temps et d’énergie à un résultat dérisoire ? N’a-t-il pas d’autres tâches urgentes à accomplir pour d’autres clients ? N’a-t-il pas une hiérarchie qui le surveille et qui pourrait s’émouvoir du temps gaspillé pour un seul client ? N’a-t-il pas une femme, des enfants, une famille qui l’attend ?

On n’en saura rien. Et ce refus de toute explication, de toute psychologisation participe de la réussite de ce film construit comme une parabole.
« Le Bien ne fait pas de bruit » dit-on. Qui ne croit ni en Dieu ni en l’Homme croira peut-être après avoir vu L’Odeur du vent, un film touché par la grâce.

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Faces cachées ☆☆☆☆

Rose (Ann Skelly, des faux airs de Julia Roberts jeune) est étudiante en école vétérinaire. Enfant adoptée, obsédée par la quête de ses origines, elle réussit à retrouver la trace de sa mère biologique, Ellen (Orla Brady), devenue actrice à succès, qui lui fait la plus traumatisante des confessions : Rose, prénommée Julie à sa naissance, est le fruit d’un viol perpétré par Peter Doyle (Aidan Gillen, iconique Littlefinger dans Game of Thrones), un célèbre archéologue.

Faces cachées (improbable traduction de Rose Plays Julie qui a autrement plus de sens) est un film irlandais sorti en Angleterre fin 2019 qui a mis plus de trois ans à traverser la Manche. Sorti le 24 mai, il avait disparu des écrans dès la semaine suivante. Tout cela aurait dû me mettre la puce à l’oreille sur sa qualité. Pour autant, j’ai réussi à dénicher une séance improbable et à le voir dans une salle quasi-vide, mais délicieusement climatisée en ces temps de canicule.

Faces cachées se distingue du tout-venant télévisuel par sa forme très travaillée. La musique, le son parent le film d’un halo de mystère. Tout est clinique et froid dans cette Irlande lugubre, qui m’a rappelé la Norvège de Thelma, le film déroutant de Joachim Trier qui mettait lui aussi en scène une jeune étudiante désemparée. Mais cette forme sophistiquée (Marie Sauvion évoque à raison des « afféteries » dans sa critique de Télérama) est mise au service d’un scénario qui se veut haletant mais qui se révèle hélas très pauvre. Il se vautre lamentablement dans un épilogue aussi peu crédible qu’outrancier.

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Règle 34 ★★☆☆

Simone est une jeune Brésilienne. Avant d’assumer des fonctions de procureur, elle étudie le droit pénal et tout particulièrement les dispositifs législatifs permettant de combattre les violences domestiques. À ses heures perdues, chez elle, elle explore ses limites physiques et sexuelles sur le Net devant sa webcam.

La règle 34 stipule que, sur Internet, tout peut être détourné à des fins pornographiques, jusqu’aux objets et aux situations les plus prosaïques (la règle aurait été forgée, m’apprend Wikipédia, en réaction à une version X de Calvin and Hobbes).
J’avoue n’avoir pas compris clairement le sens de ce titre. Faut-il entendre que la Simone nocturne qui s’exhibe devant sa webcam est la version porno de la Simone diurne qui suit sagement des cours de droit ?

J’avoue aussi ne pas avoir compris grand chose à ce film sans doute trop intellectuel pour moi. La lecture du dossier de presse m’a éclairé et a donné à Règle 34 une profondeur que sa seule vision n’aurait pas suffi à révéler – ce qui pose au passage un problème artistique fascinant : comment apprécier la valeur et la qualité d’une œuvre qui serait incompréhensible au spectateur si elle ne lui était pas expliquée mais qui le devient une fois cette explication donnée ?

J’y ai appris beaucoup sur la loi Maria Da Penha (du nom de la pharmacienne brésilienne qui faillit périr sous les coups de son mari et demanda réparation en justice pendant plus de vingt ans) adoptée en 2006 pour combattre les violences domestiques. Son nom est prononcé plusieurs fois dans la VO ; mais les sous-titres la traduisent par une périphrase.

Dans son école de formation, Simone est initiée aux dispositifs légaux censés prévenir et sanctionner les violences sexuelles. Mais le soir venu, seule dans sa chambre, ou en compagnie de deux amis avec lesquels elle forme un trio bisexuel et non-binaire, Simone s’affranchit des limites que la société et la morale ont fixées. Avec les internautes qui se connectent à son salon, elle accepte de s’exhiber voire de s’auto-asphyxier au risque de mettre sa vie en danger.

Le vif débat qui l’oppose à une autre étudiante qui condamne la prostitution sans exception alors que Simone revendique la liberté aux femmes qui le choisissent de disposer librement de leur corps et, notamment, de se prostituer, semble résumer, si je l’ai bien compris le film : celui d’une tension, d’une opposition, entre la norme sociale, que la Simone diurne est censée défendre en prenant la cause des femmes battues, et l’irréductible liberté individuelle que la Simone nocturne, nue, exhibée et fière de l’être, incarne.

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Sick of Myself ★☆☆☆

À Oslo, de nos jours, Signe vit en couple avec Thomas, un artiste avant-gardiste qui s’est fait une petite réputation dans le milieu underground avec des installations réalisées à partir de meubles et de chaises volés. La jeune femme vit mal d’être constamment dans l’ombre de son conjoint et cherche par tous les moyens à attirer l’attention sur elle au risque de verser dans la mythomanie : elle prétend avoir sauvé la vie d’une cliente du café qui l’emploie, mordue par un chien, ou s’invente une allergie alimentaire lors du dîner offert à Thomas par son agent.
Après avoir découvert sur Internet les effets secondaires très nocifs d’un médicament, elle en passe commande et en prend au-delà des doses prescrites. Un eczéma monstrueux la défigure bientôt.

Sick of Myself avait été présenté à Cannes l’an passé dans la section Un Certain Regard. Mais Kristoffer Borgli, son réalisateur, avait été éclipsé par la seconde Palme d’or décernée à Ruben Ostlund, scandinave comme lui et plus radical encore.
Sick of Myself ressemble étrangement à Sans filtre. Leurs premières scènes semblent calquées l’une sur l’autre qui voient un couple de jeunes amoureux dîner dans un restaurant chic. L’un comme l’autre sont des satires grinçantes de nos sociétés contemporaines et de leurs dérives narcissiques.

Le personnage de Signe est particulièrement croustillant qui va jusqu’à se défigurer pour attirer enfin l’attention. Sa démarche est particulièrement aberrante, qui consiste, à rebours de la tendance contemporaine à rêver de perfection physique, à s’enlaidir pour sortir de l’anonymat abrutissant dans lequel la banale symétrie de ses traits et la blondeur de sa chevelure la maintenaient.

Le problème de Sick of Myself est de ne pas réussir à trouver à ce postulat de départ – une femme s’inflige une maladie de peau pour attirer l’attention sur elle – un sens, dans le double sens du terme. Une signification : quel sens donner à son geste sinon celui parodique voire pathologique d’une quête de célébrité poussant aux plus absurdes abus ? Un objectif, une finalité : et c’est là que le bât blesse, le scénario du film semblant bien en peine d’utiliser ce matériau pourtant très riche et de l’amener quelque part.

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