Coma ☆☆☆☆

Une adolescente (Louise Labèque, découverte dans Zombi Child) est recluse dans sa chambre. Son seul contact avec le monde extérieur est Internet. Elle est fidèle à la chaîne de la YouTubeuse Patricia Coma (Julia Faure) qui vend des gadgets et distille des conseils de vie dérangeants. Elle retrouve ses amies sur Face Time. Elle joue avec ses poupées Barbie et Ken – auxquelles le regretté Gaspard Ulliel, Laetitia Casta, Louis Garrel et Anaïs Demoustier prêtent leurs voix. La nuit, dans ses cauchemars, elle rejoint une forêt obscure peuplée d’ombres inquiétantes.

Le cinéma de Bertrand Bonello a le mérite de l’originalité : L’Apollonide, Saint Laurent, Nocturama, Zombi Child…. Il a ses inconditionnels afficionados. Il a aussi le don de m’horripiler. Je le trouve paresseux, creux, vain. Filmé à l’économie, Coma pousse au paroxysme ces défauts à mon sens rédhibitoires. Il mêle dans un grand n’importe quoi soi-disant lynchien une interview de Deleuze, des plans de rue en split screen filmés par des caméras de vidéosurveillance, des cartons de dessin animé, une lettre ouverte du réalisateur à sa fille (dont la lecture du dossier de presse nous apprend qu’elle a le même âge que l’actrice qui interprète l’héroïne), etc.

Pendant vingt minutes, on écarquille les yeux, étonné. Pendant l’heure qui suit, on les ferme, écrasé par l’ennui, dérouté par une accumulation aussi grotesque de non-sens prétentieux.

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Mes chers espions ★★☆☆

Un couple de Russes blancs, installés en banlieue parisienne, a été accusé d’espionnage et brutalement expulsé de France, avec leurs deux filles, en juin 1948. Ils sont revenus en Union soviétique. Leur aînée a épousé le correspondant de L’Humanité à Moscou. Le couple a eu deux fils, Pierre en 1959 et Vladimir dix ans plus tard, qui grandiront en Russie jusqu’à leur retour en France en 1975.
À la mort de leur mère, ces deux frères vont en Russie enquêter sur le passé mystérieux de leurs grands-parents : étaient-ils des espions soviétiques ?

Mes chers espions est une passionnante enquête historique, dans la veine des romans autobiographiques d’Emmanuel Carrère (on pense en particulier à Un roman russe sur son grand-père maternel, d’origine géorgienne, émigré en France dans les années 20) ou au best-seller d’Anne Berest La Carte postale. Elle met en scène deux frères, à l’élégante silhouette aristocratique et à l’évidente complicité sur les traces de leur passé familial. Leurs démarches auprès des services secrets russes comme français s’étant heurtées à un mur de silence – « ces administrations ne sont pas de grandes communicantes » reconnaît bien volontiers Vladimir Léon lors du débat qui a suivi la projection du film – ils prennent un aller-simple pour Kirs, un bled perdu dans l’Oural à mille kilomètres à l’est de Moscou, où leurs grands-parents ont été relégués en 1948 avant d’être autorisés à revenir à Moscou.

Leur documentaire s’inscrit au point de rencontre entre la grande et la petite histoire. La grande, c’est celle de l’URSS, de ces Russes blancs, écartelés entre la détestation du communisme et la nostalgie de leur patrie perdue, de la Guerre d’Espagne, de la Seconde Guerre mondiale, de l’espionnage et du contre-espionnage… La petite, c’est celle de la famille Leon, de cette grand-mère fantasque, de cette mère qui nourrit sa vie durant un amour passionné pour la France et de ces deux frères qui ont grandi en Russie et parlaient à peine le français à leur arrivée à Paris.

Lily et Konstantin ont-ils été des espions soviétiques ? La question restera sans réponse. Et cette conclusion n’est en rien frustrante. Car on aura appris sur eux et sur leur époque beaucoup de choses au cours de cette quête. Une quête dont l’objet, on l’aura compris, était pour ces deux frères attachants, autant de résoudre le mystère qui nimbe la vie de leurs grands-parents que de faire le deuil de leur mère.

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Point limite (1964) ★★★☆

En pleine guerre froide, un dysfonctionnement technique envoie un groupe de bombardiers stratégiques américains vers Moscou. Le président des Etats-Unis (Henry Fonda), son secrétaire d’Etat à la défense et toute la hiérarchie militaire tentent de convaincre les pilotes de faire demi-tour alors que la procédure leur interdit de recevoir tout contrordre verbal après que l’ordre de mission a été lancé. Faute d’y parvenir, ils contactent leurs homologues à Moscou pour les persuader de leur bonne foi et éviter un Armageddon nucléaire.

Stanley Kubrick ayant appris que l’adaptation du roman à succès de Burdick et Wheeler était en train de se tourner, il a obtenu que son producteur, Columbia, en rachète les droits, et retarde de quelques mois sa sortie, après celle de Docteur Folamour en 1964.
Ce qui frappe, en regardant aujourd’hui ce vieux film de Sidney Lumet, c’est en effet sa parenté avec celui de Stanley Kubrick. Tous les deux traitent du même sujet : l’apocalypse nucléaire et son déclenchement accidentel. Pourquoi Docteur Folamour a-t-il eu une telle postérité alors que Point Limite est tombé dans l’oubli ? On pourrait répondre parce que Kubrick est un génie tandis que Lumet n’est qu’un habile faiseur. Ce serait faire preuve de beaucoup d’indulgence pour le premier – dont j’ai toujours trouvé le Folamour trop grandguignolesque pour être tout à fait convaincant – et trop de sévérité pour le second.

Car Point Limite est un thriller sacrément efficace. Pendant près de deux heures il maintient le spectateur dans l’attente fiévreuse d’un dénouement redouté. Il entrelace deux sujets qui ont nourri l’anxiété des Etats-Unis et du bloc occidental pendant toute la Guerre froide : la peur du feu nucléaire – qui avait bien failli être ouvert deux ans plus tôt à Cuba – et la crainte que les « machines » (un terme bientôt remplacé par celui d' »ordinateurs ») ne le déclenchent par erreur. C’est encore le même sujet que traitera vingt ans plus tard WarGames, un des films préférés de mon adolescence.

La théâtralité du sujet est accentuée par le noir et blanc du film et par ses décors qui se réduisent à quatre seulement : la chambre forte où le président des États-Unis s’est enfermé avec son traducteur (un rôle interprété par le jeune Larry Hagman qui deviendra célèbre quelques années plus tard en jouant J.R. dans la série Dallas), le QG du Strategic Air Command à Omaha au Nebraska avec ses écrans monumentaux où les militaires suivent en temps réel l’avancée des bombardiers vers leurs cibles, la salle de réunion du Pentagone où la haute hiérarchie militaire et un professeur va-t-en-guerre (double du célèbre Folamour dans le film de Kubrick) entourent le secrétaire d’Etat à la Défense et enfin le cockpit du bombardier Vindicator qui dirige le groupe de six appareils en route vers Moscou.

Point Limite s’achemine inexorablement vers un épilogue glaçant. Injustement éclipsé par Docteur Folamour, il mérite sa place dans une anthologie des films américains sur la Guerre froide et l’apocalypse nucléaire.

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Derniers jours d’un médecin de campagne ★★☆☆

Patrick Laine est médecin généraliste. Il exerce à Saulnot, une petite commune rurale de la Haute-Saône, entre Vesoul et Montbéliard. Depuis 1983, il reçoit à son cabinet et se rend au domicile de ses patients avec un dévouement exemplaire. Mais l’âge venant, le docteur Laine veut prendre sa retraite. Hélas, aucun successeur ne se présente.

En 2016, après avoir sans succès sollicité l’Ordre et l’ARS, le docteur Laine avait passé une annonce sur Le Bon Coin pour céder sa patientèle. Elle avait mis la puce à l’oreille du documentariste Olivier Ducray qui était venu le rencontrer et le filmer. Il en a tiré un documentaire de soixante-neuf minutes diffusé en 2019 sur LCP. Fin octobre 2022, il est sorti à L’Espace Saint-Michel devant un public clairsemé avant de disparaître rapidement de la programmation.

Derniers jours… est le portrait d’un homme admirable, véritable saint laïc, tout entier dévoué à sa tâche qu’il exerce avec une abnégation et une humanité qui forcent le respect. C’est aussi une démonstration à charge de l’extension des déserts médicaux, du vieillissement et de la raréfaction des médecins de campagne et des dangers qu’ils comportent. Leurs causes sont bien connues : les études de médecine privilégient les spécialisations, plus valorisées et mieux rémunérées, et les jeunes médecins d’aujourd’hui n’acceptent plus les conditions de vie harassantes de leurs aînés, prêts à sacrifier leurs nuits et leurs week-ends si leurs patients les appellent en urgence.

On pourrait pinailler en disant que ce documentaire occulte les autres professionnels de santé qui interviennent dans la prise en charge : les infirmières – auxquelles le docteur Laine devrait, pour gagner du temps, déléguer le soin de faire des prises de sang – les assistantes sociales, les aides à domicile…. On pourrait aussi lui reprocher une pratique désuète de la médecine qui ne fait pas assez de place à la collégialité. Mais ce serait faire au bon Dr Laine un bien méchant procès.

Post-scriptum : En allant fureter sur Internet, on apprend que, malgré tous ses efforts, le docteur Laine n’a pas réussi à trouver de successeur. Il a fermé la mort dans l’âme son cabinet en 2021, à soixante-et-onze ans, et en a fait don à la commune.

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L’Étrange Histoire du coupeur de bois ★☆☆☆

Une série d’avanies s’accumulent sur la tête de Pepe, un placide bûcheron finlandais. La scierie qui l’emploie dépose son bilan et il n’a d’autre alternative que d’accepter les conditions de travail dégradantes de la mine qui la remplace. Sa femme le trompe et le quitte. Sa maison est détruite dans un incendie. Tuomas, son meilleur ami, pris de folie, se suicide. Et enfin son fils unique tombe sous l’emprise d’un gourou. Pourtant, malgré tous ces coups du sort, Pepe ne se départit jamais de son optimisme.

Le titre de ce film finlandais et le résumé qu’on en lit ici ou là m’avaient induit en erreur et pourraient aussi vous induire en erreur. Ils laissent augurer un film dans la veine des romans doucement ironiques et innocemment écolo de Arto Paasilinna. Mais L’Etrange Histoire… louche plutôt du côté de Aki Kaurismäki ou de Roy Andersson, voire de David Lynch. C’est un cinéma de l’absurde ou du non-sens qui finit même par basculer dans la fantasmagorie.

J’aurais aimé qu’il en reste à l’esprit bon enfant des meilleurs romans de Paasilinna. Car cette bascule dans le fantastique, outre qu’elle est passablement plombante, égare le spectateur qui n’y retrouve plus ses petits. Lentement, mais sûrement, L’Etrange Histoire…. m’a semé.

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Il nous reste la colère ★★☆☆

Sans rien cacher du caractère militant de leur engagement, Jamali Jendari et Nicolas Bernaert ont filmé pendant quatre ans les syndicalistes CGT de l’usine Ford à Blanquefort. Elle avait échappé à la fermeture en 2011 grâce à leur combat ; mais elle est à nouveau exposée à la même menace en 2018. Parmi ces syndicalistes émerge la figure charismatique de Philippe Poutou, délégué CGT et candidat à la présidentielle en 2017.

La caméra des deux documentaristes colle au plus près des ouvriers et des militants durant la longue négociation qui s’engage. Quatre acteurs y participent, aux intérêts contradictoires : Ford Europe qui entend plier les gaules et a présenté, comme la loi l’y oblige, un Plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) ; l’Etat qui doit l’homologuer et qui essaie de retrouver un repreneur ; Punch Powertrain, un fabricant de boîtes de vitesses belge, qui a manifesté son intérêt à reprendre le site mais exige des salariés des sacrifices ; les salariés eux-mêmes divisés sur les objectifs de la lutte : défendre l’emploi à long terme en prenant le risque de se mettre en grève ou bien considérer que cette bataille-là est perdue d’avance et obtenir de Ford la prime de licenciement la plus généreuse possible.

Des documentaires sur des usines au bord du dépôt de bilan, on en a vu beaucoup. Au point de considérer qu’il s’agit désormais d’un genre à part entière : La Saga des Conti en 2013,  Des Bobines et des Hommes en 2017, Le Feu sacré fin 2020… On a vu aussi des films plus ou moins réussis sur ce thème : Ressources humaines de Laurent Cantet (qui n’avait pas encore gagné la Palme d’Or pour Entre nos murs) La Fille du patron, Reprise en main de Gilles Perret il y a quelques mois à peine… Le meilleur du genre, et de loin, est de mon point de vue un film exceptionnel accueilli avec un succès mérité : En guerre de Stéphane Brizé avec Vincent Lindon dans le rôle d’un syndicaliste CGT poussé à bout, ex aequo avec le film suivant de Stéphane Brizé, avec le même Vincent Lindon, Un autre monde.

On frise l’overdose avec ce nouveau documentaire sur ce sujet décidément éculé. Deux facteurs le sauvent. Le premier est le suspense qui se crée naturellement, sans avoir besoin de recourir au moindre artifice, sur le sort de l’entreprise au cours d’une négociation riche en rebondissements car aucun de ses participants ne veut porter le poids de la responsabilité de son échec.
Le second est le portrait des syndicalistes. Loin des caricatures que les positions souvent radicales de Philippe Poutou laissaient augurer, on découvre un homme posé, philosophe, souvent drôle, jamais autoritaire, à qui la célébrité médiatique n’est pas montée à la tête. Son engagement pour ses camarades fait chaud au coeur.

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Natural Light ★☆☆☆

En 1943, l’armée allemande occupe une partie de l’Union soviétique. Elle s’appuie sur des forces supplétives hongroises pour protéger son arrière-garde des partisans communistes qui mènent des actions de guérilla dans les marécages et dans les forêts.
Après que son peloton a été pris sous le feu et que son chef est mort, le sous-lieutenant Semetka en prend le commandement.

Une mode se répand. Elle consiste à placer la caméra juste au-dessus de l’épaule du héros et de filmer, en longs plans-séquences, plus ou moins flous, tout ce qu’il voit. Ce parti pris, j’imagine, se veut immersif : il s’agit de nous donner à voir (sic) la réalité comme elle se présente au personnage principal. Cette réalité est chaotique, floue, mal cadrée. Cette grammaire là n’est pas celle du cinéma traditionnel qui cadre ses sujets, fignole la mise au point et isole le son en l’expurgeant des bruits ambiants qui pourraient le polluer. Me vient à l’esprit Le Fils de Saul, un autre film hongrois, filmé selon le procédé. Mais j’en ai vu d’autres similaires, dont je ne me souviens plus au moment d’écrire la critique de Natural Light.

On comprend fort bien le postulat qui préside à une telle mise en scène : il s’agit de nous immerger de la façon la plus réaliste possible dans un chaos, sans lui donner, comme le ferait une mise en scène plus orthodoxe, une rationalité et une organisation qu’il n’a pas spontanément.
Soit.
Mais le résultat est passablement déconcertant. Il est d’abord, à proprement parler illisible ou inregardable. On passe la séance à plisser les yeux, en se disant qu’il serait temps de retourner chez l’ophtalmologue, pour essayer de discerner des arrière-plans volontairement flous. Il est ensuite – et ceci est la conséquence de cela – incompréhensible. On ne comprend rien à ce qui se passe, à l’endroit où nous sommes, aux personnages qu’on voit surgir (paysans russes ? supplétifs hongrois ? partisans communistes ?) avant de disparaître.

Il faut se plonger dans le dossier de presse pour y apprendre que Dénes Nagy, un jeune réalisateur hongrois, qu’on imagine hostile au nationalisme cocardier au pouvoir aujourd’hui à Budapest, a voulu, en adaptant un roman de Pàl Zàavada, renvoyer à ses compatriotes le souvenir, qu’ils voudraient ensevelir, de leurs compromissions aux côtés de l’Allemagne nazie pendant la Seconde guerre mondiale.
Soit là encore.
Mais qu’on ait besoin de lire le dossier de presse pour le comprendre démontre que ce film, pourtant récompensé à Berlin par l’Ours d’argent du meilleur réalisateur, est d’une lecture malaisée.

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De Humani Corporis Fabrica ★★☆☆

De Humani Corporis Fabrica emprunte son titre au monumental traité d’anatomie de Vésale écrit à la Renaissance à partir des premiers travaux de dissection qui constitua pendant des siècles une référence dans les amphithéâtres de médecine.
Comme l’illustre médecin brabançon, Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel entendent nous donner une perception renouvelée du corps humain en le filmant de l’intérieur avec les techniques les plus développées que le cinéma autorise.

Les deux réalisateurs sont avant tout des anthropologues. Le premier a créé à Harvard au début des années 2000 le Sensory Ethnographic Lab, un centre de recherches interdisciplinaires qui croise les arts visuels et l’ethnographie et entend dénoncer l’omnipotence de l’écriture dans les travaux ethnographiques.
Ensemble ils ont tourné deux documentaires marquants. Le premier, Leviathan, en 2012, filmait la vie à bord d’un chalutier un film expérimental sur la pêche industrielle. Le second, Caniba en 2017, qui avait donné des sueurs froides à la Commission de classification que je présidais à l’époque, était une interview en plan serré de Issei Sagawa, passé à la postérité pour avoir assassiné puis mangé des morceaux de la dépouille d’une étudiante néerlandaise à Paris en 1981.

On retrouve dans leur troisième documentaire la même pâte que les précédents. Aucun commentaire, aucune musique, aucun sous-titre ou carton qui viendrait expliquer ce qu’on voit à l’écran. C’est au spectateur de s’y retrouver. Et la tâche n’est pas toujours aisée pour qui ne possède pas quelques notions de médecine. Des caméras endoscopiques nous font plonger dans le corps humain à la recherche d’un polype. Ces séquences, dont le son a été extrêmement travaillé, sont parfois d’une beauté déroutante, comme celle de l’examen de tissus cancéreux qui, sous le microscope de l’anatomopathologue, prennent les couleurs d’une toile de Pollock.

Il faut avoir le cœur bien accroché pour regarder une trépanation, l’introduction d’un drain dans un méat urinaire (on apprend au passage la différence entre un pénis et une verge) ou encore une césarienne où l’obstétricienne plonge les mains jusqu’au coude dans l’utérus de la parturiente pour en extraire le nouveau-né. Mais la séquence la plus émouvante se déroule à la morgue où deux aides-soignantes habillent un défunt avec des gestes à la fois mécaniques et respectueux avant que la dépouille ne soit transportée dans une immense chambre froide où un infirmier se fraie un passage entre deux dizaines de brancards identiques chargés de cadavres.

Ce documentaire, légitimement interdit aux moins de douze ans, laissera un souvenir puissant. Si les images du corps humain, désacralisé, impressionnent, on comprend moins les autres, celles des vigiles et de leurs rondes interminables dans les sous-sols décrépits de l’hôpital, celles des patients désorientés de l’aîle psychiatrique, celle enfin qui clôt le film et qui nous montre l’immense fresque carnavalesque et pornographique qui orne la salle de repos des carabins. Si Castaing-Taylor et Paravel ont voulu faire un film sur la crise de l’hôpital public (un sujet déjà traité par une foultitude de films ou de documentaires), ils auraient dû s’y prendre autrement.

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Breakfast Club (1985) ★☆☆☆

Cinq lycéens sont collés. Ils doivent passer tout leur samedi dans la bibliothèque déserte de leur lycée sous la surveillance de leur principal.

Breakfast Club est un film d’anthologie. Je ne l’avais pas vu à sa sortie en 1985. Avec près de quarante ans de retard, je rattrape cette lacune.
Breakfast Club passe pour être le film qui a lancé le genre du teen movie.
Ce n’est qu’à moitié vrai : le teen movie, défini comme un genre de films ayant l’adolescence comme sujet et des adolescents comme personnages, existait dès les 50ies. La Fureur de vivre avec James Dean et L’Equipée sauvage avec Marlon Brando en sont les oeuvres fondatrices.

Mais il est exact que le genre se constitue et fait florès dans les 80ies et que John Hughes en devient la figure tutélaire. Il acquiert alors ses règles quasi-immuables. Il met en scène un groupe d’adolescents en conflit plus ou moins ouvert avec le monde adulte. L’action se déroule au lycée où ils sont scolarisés et a comme point d’orgue le bal de fin d’année. L’éveil à la sexualité en est souvent le fil directeur.
Le genre a des sous-genres : comique (American Pie), musical (Grease), fantastique (Carrie), futuriste (Retour vers le futur), etc.

Malgré la mythique réputation qui l’entoure, Breakfast Club m’a frappé par sa pauvreté. Son scénario ressemble à celui d’une pièce de théâtre : cinq jeunes gens sont enfermés dans une bibliothèque, dont ils ne franchiront pas les murs, pendant une journée. Chacun incarne un archétype : la fille à papa, l’intello (on ne disait pas encore le nerd), le sportif beau gosse, la punkette border line et le voyou. Chacun a droit à tour de rôle à sa scène où il/elle révèlera un pan de sa personnalité. Et, comme de bien entendu, ces cinq lycéens que tout semblait séparer se découvrent des points communs et se rapprochent.

Les cinq acteurs sont médiocres. Aucun d’ailleurs n’est passé à la postérité. Emilio Estevez (le fils de Martin Sheen et le frère de Charlie) a eu son heure de gloire à la fin des années 80 avant de sombrer dans l’oubli. Idem pour Ally Sheedy – qui avait partagé l’affiche de Wargames avec Matthew Broderick deux ans plus tôt.

Autrement réjouissants, au moins dans le souvenir que j’en ai gardé, sont les autres films auxquels Breakfast Club a eu le mérite d’ouvrir la voie : La Folle Journée de Ferris Bueller, Peggy Sue s’est mariée, Footlose, Rusty James….

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Youssef Salem a du succès ★★★☆

Youssef Salem (Ramzy Bedia), la quarantaine bien entamée, vient de publier son premier roman. Le Choc toxique raconte la relation compliquée d’un enfant issu de l’immigration à la sexualité et à l’intime. S’il ne s’agit pas d’une autobiographie, ce roman s’inspire très largement de l’enfance et de la famille de Youssef. Pour ce motif, l’écrivain redoute que son père et sa mère en découvrent le contenu. Mais la célébrité grandissante de son ouvrage, boostée par la polémique provoquée sur les réseaux sociaux par les déclarations de son auteur et par sa sélection pour le Goncourt, va mettre en péril son désir d’anonymat.

Baya Yasmi est désormais une personnalité installée du cinéma français. Elle a co-signé le scénario de plusieurs films de Michel Leclerc, son compagnon, parmi lesquels Le Nom des gens, dans lequel Sara Forestier jouait une militante de gauche qui couchait avec des électeurs de droite pour les convaincre de changer leur vote, et La Lutte des classes, qui mettait en scène un couple de bobos parisiens (interprétés par Leïla Bekhti et Edouard Baer) tiraillé entre leurs convictions politiques et l’éducation de leur fils (je glousse encore à l’évocation de la scène où les paroles anarchisantes des morceaux de hard rock joués par Edouard Baer resurgissent durant l’entretien qu’il doit passer devant un directeur d’école catholique pour y faire entrer son fils).
Baya Yasmi avait déjà signé un film, Je suis à vous de suite, dont j’écrivais à sa sortie en 2016 qu’il était « un bijou d’originalité ». On retrouve dans Youssef Salem… quelques uns des acteurs de ce précédent film – Ramzy Bedia au premier chef, mais aussi Vimela Pons et Lyes Salem – et on se plaît à imaginer qu’ils constituent une bande soudée par une longue amitié qui aime à se réunir autour d’un méchoui – ou d’un cassoulet (voir infra).

J’ai retrouvé dans Youssef Salem tout ce que j’avais aimé dans ces précédents films.

En premier lieu, on y rit. On y rit beaucoup. Et ce n’est pas rien en ce janvier maussade et en cette période de grèves, de rigueur énergétique et d’instabilité géopolitique qui n’incite guère à la légèreté.

On y rit ; mais on y rit intelligemment, en questionnant les sujets de société qui tiennent à cœur à cette réalisatrice, femme de gauche, laïque, féministe, issue de l’immigration et fière d’en être, mais refusant d’avoir à administrer la preuve de sa francité ou de son adhésion aux valeurs de la République. Comme Le Nom des gens ou La Lutte des classes, Youssef Salem… est un film qui mêle l’intime et le politique. Il interroge le statut de l’écrivain, celui de l’artiste, auquel est constamment renvoyée sa propre biographie. Mais il interroge aussi la place et le statut de l’Arabe de la seconde génération dont le désir d’invisibilité ou le « droit à la médiocrité » – que revendique lors d’un débat télévisé homérique le héros – est constamment mis en échec par les injonctions contradictoires d’une extrême droite racisante et d’une extrême gauche identitariste.

Youssef Salem… pourrait n’être qu’une succession de vignettes drôles et intelligentes. Mais c’est plus que cela. Elles s’enchaînent dans une histoire comme je les aime, avec un début, un milieu et une fin, sans flashbacks inutilement acrobatiques, ni ellipses savamment déroutantes. Ramzy Bedia, longtemps cantonné à des rôles comiques, y démontre la richesse de sa palette. Les seconds rôles y sont excellents, à commencer bien entendu par Noémie Lvovsky, toujours étonnante, et Melha Bédia qui incarne le rôle de la petite sœur du héros, en révolte permanente contre le mépris, réel ou fantasmé, dans laquelle elle s’estime tenue du fait de son sexe, de sa culture ou de sa morphologie (on, apprend grâce à elle un nouveau mot : l’islamo-grossophobie).

J’ai beau chercher, je ne trouve à ce film qu’un seul défaut : son titre.

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