Les Graines du figuier sauvage ★★★★

Iman vient d’obtenir une promotion dans l’appareil répressif iranien. Ce mari aimant, ce père dévoué va pouvoir offrir à sa femme Najmeh et à ses deux filles, l’aînée Rezvan étudiante et la cadette Sana encore lycéenne, de meilleures conditions de vie. Mais sa promotion fait désormais peser sur sa famille des obligations supplémentaires. Elle se doit d’être irréprochable alors que la mort brutale de Mahsa Amini, après son arrestation par la « police de la moralité » pour port du voile inapproprié jette la population iranienne à la rue au cri de « Femme, Vie, Liberté ».

Il est fréquent de filmer les dictatures du point de vue de ceux qu’elle opprime (Le Cercle rouge, La Jeune Fille et la Mort…) ou bien de celui de citoyens ordinaires insidieusement impactés par le cours des choses (Une journée particulière, L’Histoire officielle, Au revoir les enfants…). Il l’est moins d’embrasser le point de vue des oppresseurs, même si La Zone d’intérêt vient d’en donner un exemple magistral et glaçant.

Mohammad Rasoulof l’avait déjà fait dans le premier volet de Le diable n’existe pas, qui avait pour personnage principal un homme ordinaire dont on apprenait à la toute dernière image, inoubliable, qu’il officiait comme bourreau à la prison centrale de Téhéran. Son héros dans Les Graines… est un homme ordinaire, pas foncièrement antipathique, qui travaille comme enquêteur au ministère de la justice. Son travail est d’interroger les détenus et, si je l’ai bien compris, de requérir contre eux une peine. Et l’objet du film est de montrer comment cet homme peine à assumer ses fonctions face à sa famille qui les réprouve et dans une société en ébullition sur le point d’exploser contre cet ordre étouffant.

Déjà réalisateur de plusieurs films (Le diable n’existe pas, Un homme intègre) qui jouaient avec les limites de ce que la censure iranienne était capable d’accepter, Mohammad Rasoulof a tourné ce film en les transgressant sciemment. Il filme des femmes en cheveux. Plus grave : il entrecoupe son récit de videos diffusées sur les réseaux sociaux qui attestent des violences policières commises contre les manifestantes du mouvement « Femme, Vie, Liberté » Après avoir été emprisonné à plusieurs reprises, il quitte définitivement l’Iran à l’annonce d’une nouvelle condamnation à huit ans de prison en mai 2024 et s’exile en Allemagne.

Ce courage admirable est à lui seul digne d’éloges. Les réalisateurs qui ont accepté de risquer leur vie pour leur art sont suffisamment rares pour mériter notre respect. Cet engagement y est pour beaucoup dans ma critique élogieuse comme il explique sans doute en large partie le Prix spécial du jury qui lui a été décerné à Cannes. Mais il ne suffit pas. Un réalisateur courageux, aussi admirable soit-il n’est pas ipso facto un bon réalisateur.

Or Les Graines… est un grand film. Sa durée – 2h46 – peut intimider. Pourtant elle est supportable et surtout nécessaire au déroulement d’un récit qui, après un long huis clos dans l’appartement familial à Téhéran, prend le large pour une petite bourgade isolée à la campagne où le film dans son dernier quart prend des allures de thriller sinon de western.

Les Graines… est un grand film car l’histoire qu’il raconte est complexe et pleine de rebondissements, qui fait notamment intervenir une amie de Rezvan, éborgnée par la police, et où l’arme de service d’Iman mystérieusement disparue va jouer un rôle central. Les Graines… est un grand film parce que ses personnages ne sont pas monolithiques. Iman n’est pas seulement un bureaucrate, complice borné de la cruauté du régime. Najmeh n’est pas seulement une épouse aimante, aveuglément dévouée à son mari. Leurs deux filles ne se réduisent pas à la caricature d’une jeunesse remuante qui étouffe sous la chape de plomb imposée par le régime. Comme chez Renoir, les personnages sont complexes et chacun a ses raisons.

Les Graines... est un film qui nous élève. Il faut aller le voir. Pour rendre hommage au peuple iranien opprimé, au courage de ses manifestantes et de ses réalisateurs qui défient la censure. Mais il faut aller le voir surtout pour une raison simple : Les Graines… est un…..

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Le Fil ★★☆☆

Convaincu de l’innocence de son client, maître Jean Monier (Daniel Auteuil) accepte de défendre Nicolas Milik (Grégory Gadebois) accusé d’avoir assassiné sa femme. Après trois ans d’instruction, le procès commence….

J’avais deux préventions à l’égard de ce film avant même de l’avoir vu.

La première était son parfum de naphtaline. Daniel Auteuil a vieilli. Il a 74 ans passés. Il a certes bien vieilli et, si j’en crois quelques amies enamourées, n’a rien perdu de son charme. Mais, depuis toujours, j’ai détesté son jeu, son timbre et ses rictus et ne comprends pas son succès. Le savoir derrière la caméra – après avoir signé trois remakes calamiteux de Pagnol – et le voir devant était plus que je n’en pouvais supporter.

La seconde était son suspens, son twist final que tous les critiques, que tous mes amis – y compris mon épouse et mon cadet qui, pour la première fois depuis au moins vingt-quatre ans, ont vu un film avant moi – évoquent et saluent. Savoir par avance qu’un film se conclura par un twist, c’est le regarder tout différemment. C’est aussi, sans être grand clerc, le prévoir. Et si le résumé du film nous dit que son héros est convaincu de l’innocence de son client, on a tôt fait d’imaginer la suite….

Je dois reconnaître que ces deux préventions-là n’étaient qu’en partie fondées.
Certes Daniel Auteuil a 74 ans et se donne le beau rôle dans un film où il est omniprésent. Certes, Le Fil est un film de procès qui respecte sans innover les règles canoniques de ce genre balisé. Pour autant, sa construction qui multiplie les flash-backs est astucieuse. Et si les rôles féminins m’ont semblé bien palots, la présence de Grégory Gadebois dans le box de l’accusé emporte tout.

Quant au twist final, aussi attendu et prévisible soit-il, il n’en reste pas moins glaçant.

Ce qui m’a dérangé peut-être le plus dans ce film est son point de vue. Il a été inspiré à Daniel Auteuil par l’une des histoires vraies racontées par Jean-Yves Moyart, alias maître Mô, un avocat pénaliste lillois devenu célèbre grâce à son blog. L’histoire, donc, est racontée du point de vue de l’avocat. Le problème est que sa perspective n’est pas la même que celle du juge. Le rôle de l’avocat – une profession que je n’ai jamais exercée mais que je connais un peu – n’est pas la recherche de la vérité. Il est de défendre son client, peu importe que celui-ci soit coupable ou innocent des faits qui lui sont reprochés. Or, Le Fil postule une position que son héros, celui du point de vue duquel l’histoire est censée être racontée, est le moins bien placé pour tenir. Autrement plus adroits étaient, dans cette mesure, La Nuit du 12, Anatomie d’une chute ou Les Choses humaines.

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All We Imagine as Light ★☆☆☆

Trois femmes travaillent ensemble à l’hôpital et vivent des amours empêchées. Le mari de Prabha est parti travailler en Allemagne et n’a plus donné signe de vie depuis un an. Celui de Parvaty vient de mourir, la laissant sans domicile. La jeune Anu, elle, n’est pas mariée. Elle entretient une relation clandestine avec un jeune homme, Shiaz, malgré leur différence de religion.

All We Imagine as Light nous arrive de Cannes tout auréolé de son succès. C’était le premier film indien en compétition officielle depuis trente ans et il y a remporté le Grand Prix, le lot de consolation pour la Palme d’or.

All We Imagine as Light a des airs de documentaire. Sa réalisatrice vient de ce genre-là, qui tourne caméra à l’épaule dans les rues de Mumbai noyées par la mousson pendant le festival de Ganapati. L’action aurait pu tout entière s’y dérouler. Mais le scénario nous entraîne dans son dernier tiers, loin de la ville, dans le sud du Maharashtra, sur la route de Goa.

J’avoue ne pas partager l’enthousiasme quasi-unanime que ce beau film suscite. On en vante la sensibilité. On en exalte la sororité. Je ne conteste nullement ces louanges. Mais j’avoue le rouge au front n’avoir pas réussi à entrer dans All We Imagine as Light – dont le titre m’est resté obscur. Dès les premières minutes je me suis senti accablé par un profond ennui devant ce trio de femmes qui, sans grande surprise, déclinent le mal-être féminin indien aux trois âges de la vie : la maturité pour Prabha, la vieillesse pour Parvaty et la jeunesse pour Anu.

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HLM Pussy ★☆☆☆

Amina, Djeneba et Zineb sont trois collégiennes inséparables malgré leurs différences. Amina est issue d’un milieu aisé qui accepte avec réticence ses fréquentations. Djeneba se rêve influenceuse. Zineb est harcelée par Zakaria, un ami de son frère. Les trois filles réussissent à piéger le garçon trop entreprenant. Mais la mise en ligne de leur vidéo met leur amitié en péril.

HLM Pussy commence par une scène diablement réussie. On y voit deux ados, aussi boutonneux que testostéronés, déjeuner dans un fast food et prendre à partie les trois filles installées à côté d’eux. Leur pesante tentative de drague se mue bientôt en bordée d’insultes après que les filles les  ont rembarrés.

Le programme de HLM Pussy est réjouissant : #MeToo en banlieue en mode bande de filles. Le sujet est d’actualité. Il est complexe. Il n’est pas non plus inédit au cinéma. Céline Sciamma, avant de devenir une icône féministe, avait tourné Bande de filles en 2014 ; le portrait électrisé de Dounia et Maimounia dans Divines en 2016 avait remporté un succès mérité ; À genoux les gars questionnait en 2018 le consentement des jeunes filles à la sexualité.

HLM Pussy aurait pu marcher sur ces pas et nous offrir un film réussi sur la culture du viol, la sororité et le féminisme. Mais le compte n’y est pas. La faute aux actrices qui n’ont pas le talent de Oulaya Amamra ou Deborah Lukumana, les héroïnes de Divines. La faute à un scénario mal construit, qui peine à démarrer et qui peine à s’achever, laissant la portion congrue à une intrigue décevante en se perdant au surplus dans des intrigues secondaires bâclées (Bérénice Bejo gâche son talent dans le rôle de la mère d’Amina).

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Le Carrosse d’or (1952) ★★★☆ / French Cancan (1954) ★★★☆

Le Carrosse d’or : Une troupe de comédiens sans le sou débarque dans une colonie espagnole d’Amérique latine au XVIIIème siècle pour s’y produire. Camilla (Anna Magnani), l’interprète de Colombine, a plusieurs courtisans. Le premier, rencontré durant la traversée, est un bel officier espagnol. Le deuxième est Ramon, le célèbre toreador, venu l’applaudir lors de la première représentation donnée par la troupe. Le troisième et non des moindres est le vice-roi en personne qui décide sur une foucade de lui offrir le carrosse d’or qui vient de lui être livré.
French Cancan : Danglard (Jean Gabin) est un producteur de spectacles qui nourrit un projet audacieux. Transformer une guinguette populaire en salle de music-hall attirant le tout-Paris et  produire au Moulin rouge un spectacle de chahut-cancan, une danse inventée plusieurs décennies plus tôt. Mais, pour mener à bien ce projet, Danglard devra rallier le soutien de riches mécènes.

Au début des années cinquante, Jean Renoir rentre des Etats-Unis où il a passé la guerre, après un crochet par l’Inde où il tourne Le Fleuve. La soixantaine bien entamée, il entame la dernière partie de sa carrière. La Grande Illusion, La Règle du jeu, La Bête humaine sont derrière lui.

Il signe une trilogie consacrée au spectacle : Le Carrosse d’or sur la commedia dell’arte, French Cancan sur le cabaret et enfin en 1956 Elena et les hommes sur le guignol.

Adapté d’une pièce de Prosper Mérimée, Le Carrosse d’or a un parfum de frivolité. C’est en apparence une comédie de mœurs exotique ; mais Le Carrosse d’or recèle une réflexion bien plus profonde sur le théâtre, pour lequel Camilla renoncera à l’amour de ses prétendants. Il en va de même de French Cancan, tiré d’un scénario original de Jean Renoir lui-même dont Danglard constitue un double autobiographique, un homme qui fait passer son art et sa liberté de création avant tout.

Le Carrosse d’Or et French Cancan valent aussi par leur photographie et leur mise en scène. Les couleurs y explosent ; le rythme en est trépidant ; les décors jouent sur les perspectives, les personnages passant sans cesse d’un plan à l’autre. Ce sont des films en constant mouvement où la caméra reste presque tout le temps parfaitement immobile. Une leçon de cinéma pour les jeunes cinéastes qui croient qu’il suffit d’agiter l’objectif dans tous les sens pour donner l’illusion du mouvement.

Le Carrosse d’or, dont François Truffaut a dit qu’il était le film « le plus noble et le plus raffiné jamais tourné », et French Cancan n’ont pas pris une ride.

Un extrait du Carrosse d’or
La bande-annonce de French Cancan

Ni chaînes ni maîtres ★☆☆☆

L’action de Ni chaînes ni maîtres se déroule dans l’Isle de France, l’actuelle Île-Maurice en 1759. Eugène Larcenet (Benoît Magimel) y cultive avec son fils (Felix Lefebvre) la canne à sucre. Il emploie une colonie d’esclaves. Massamba alias Ciceron (Ibrahima Mbaye), un Wolof originaire du Sénégal, lui fait office de contremaître. Massamba rêve d’émancipation pour sa fille qui, elle, n’aspire qu’à s’enfuir vers une terre mythique où la légende raconte que les esclaves y sont affranchis. Lorsqu’elle réussit à prendre la fuite, Madame La Victoire (Camille Cottin), une chasseuse d’esclaves redoutable, se lance à sa poursuite. Pour protéger sa fille, Massamba n’a d’autre ressource que de s’enfuir à son tour pour devenir un « marron ».

Le marronnage, c’est-à-dire l’évasion d’esclaves, est un sujet très cinématographique, comme le prouve ce Ni chaines ni maîtres. Pourtant, il n’a guère été traité au cinéma, sinon dans l’hilarant et très réussi Case départ qui parachutait à l’époque de l’esclavage deux blédards antillais.

Pour son premier film, le scénariste Simon Moutaïrou fait le pari de la reconstitution historique scrupuleuse. Son premier tiers se déroule dans la plantation Larcenet. Eugène Larcenet essaie de tenir la part égale entre les théories racistes du gouverneur (on reconnaît sous sa perruque Marc Barbé) et celles émancipatrices de son fils. Les deux autres ressortissent à un autre genre : le survival movie dans la jungle tropicale mettant en scène Massamba et sa fille traqués par Madame la Victoire accompagnée de ses deux fils.

Le résultat n’est qu’à moitié convaincant. Après l’exposition saisissante de l’horreur d’un système, le scénario académique du film se réduit à une course-poursuite sans enjeu. Sa morale est trop politiquement correcte : il s’agit de rendre hommage aux « marrons » qui ont brisé leurs chaînes au péril de leur vie. On retiendra l’interprétation parfaite de Benoît Magimel et plus encore celle, glaçante, de Camille Cottin, à contre-emploi. Leurs seconds rôles éclipsent les premiers, plus maladroitement incarnés.

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Un amour de Swann (1983) ★★☆☆

Charles Swann (Jeremy Irons) est un dandy parisien. Il fréquente régulièrement le salon du duc (Jacques Boudet) et de la duchesse (Fanny Ardant) de Guermantes, dont le frère, le baron de Charlus (Alain Delon) est l’un de ses plus proches amis. Charles Swann s’est amouraché d’une demi-mondaine, Odette de Crécy (Ornella Mutti), au passé sulfureux, dont la fréquentation pourrait l’obliger à se couper de son monde. Profondément épris, Swann, affligé d’une jalousie maladive, ne supporte pas la liberté d’Odette et ses fréquentations, notamment avec les Verdurin.

Longtemps l’œuvre si riche de Marcel Proust est passée pour inadaptable au cinéma. Le réalisateur allemand a relevé le défi en 1983 en prenant quelques précautions : il s’est entouré de prestigieux scénaristes, Peter Brook et Jean-Claude Carrière, et des acteurs les plus bankables de l’époque. C’est d’ailleurs la distribution qui fait bien mal vieillir le film : si Jeremy Irons et Ornella Mutti tenaient le haut de l’affiche à l’époque, le temps a montré qu’ils n’étaient pas des stars inoubliables. Parlant et l’un et l’autre trop mal le français, ils furent doublés au montage, le premier par Pierre Arditi dont la voix clairement reconnaissable crée un effet troublant de dissonance, la seconde par Micky Sebastian, bien trop guillerette et joyeuse pour le rôle de Odette, évanescente et mélancolique. Le choix d’Alain Delon fit polémique et son interprétation de Charlus, trop caricaturale, divisa.

L’action est ramassée en vingt-quatre heures seulement et débute plusieurs mois après la rencontre de Charles et d’Odette alors que la narration de Proust suit plus patiemment l’ordre chronologique. Pour autant, il serait injuste de crier à la trahison. Un amour de Swann est scrupuleusement fidèle au roman, à son histoire, à ses personnages, à leurs sentiments si sublimement analysées dans ce qui passe à raison comme l’une des plus grandes œuvres littéraires jamais écrites.

Certes, il y manque le phrasé proustien, cette petite musique que font naître ses interminables périodes. Mais l’élégance des décors et des costumes est bien là.
Le défaut structurel et inévitable du film est de mettre en images des personnages et des situations qu’on avait imaginés différemment. Swann est-il trop dandy, à traîner au lit jusqu’à point d’heure, à se faire habiller par son valet, à courir Paris toute la nuit sans ménager son cocher ? Odette est-elle trop frivole ? Mme Verdurin (Marie-Christine Barrault), qui rit à s’en décrocher la mâchoire est-elle à ce point ridicule ? Mme de Guermantes est-elle à ce point cruelle ? Charlus est-il décidément si ouvertement de la jaquette ? Et que dire enfin de la sonate de Vinteuil d’autant plus mystérieuse et fascinante à la lecture du livre que, par construction, on ne l’entendra jamais alors que le film est bien obligé en nous la faisant entendre de lever ce voile de mystère ?

Je vais avouer le rouge au front une incompréhension du livre que le film a levée. Sans ignorer la signification du cryptique « faire catlaya », je pensais que Charles et Odette entretenaient, jusqu’à leur mariage (pardon du spoiler !), une relation platonique. Proust en effet ne dit pas explicitement le contraire. Quel n’a pas été mon étonnement devant le film et ses scènes de sexe et de stupre !

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Toxicily ★☆☆☆

Le complexe pétrochimique d’Agusta, entre Syracuse et Catane, est l’un des plus importants d’Europe. C’est aussi l’un des plus polluants. Si sa construction dans l’après-guerre a apporté la prospérité dans cette région alors très pauvre, il a causé dans sa population des dommages mortels : cancers, mortalité infantile, malformations génétiques…

Toxicily a pour lui deux atouts : son affiche et son titre. La première aux couleurs joyeuses joue sur les contrastes macabres, le deuxième sur les mots et les concaténations.

Le profil de ses deux co-réalisateurs est intéressant. François-Xavier Destors, est documentariste. Il a tourné au Rwanda et dans l’extrême nord de la Russie (Norilsk). Alfonso Pinto est sicilien et universitaire. Il a soutenu  à Lyon en 2016 une thèse de géographie sur un sujet sacrément original, l’espace urbain dans le cinéma-catastrophe, dont je serais curieux de lire l’ouvrage qu’il en a tiré.

Malheureusement Toxicily ne tient pas ses promesses. Son parti pris n’est pas celui de l’enquête journalistique, instruisant à charge et à décharge le procès d’une installation polluante, mais celui plus élégiaque du poème industriel. L’image est superbe. Mais on aurait aimé recevoir plus d’informations que celles chichement distillées dans un unique et ultime carton. Quelques privilégiés ont eu la chance de participer à un débat après le film, au Trois Luxembourg, où l’éloquence d’Alfonso Pinto faisait merveille. Mais ceux qui n’ont pas eu cette chance risquent fort d’être frustrés par ce documentaire trop laconique et trop manichéen.

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Ma vie ma gueule ☆☆☆☆

Barberie Bichette (Agnès Jaoui), la cinquantaine bien (ou plutôt mal) entamée. Elle est poète, mais gâche son talent dans une agence de communication. Elle a connu de grandes histoires d’amour mais vit désormais séparée. Elle a eu deux enfants, Rose et Junior, mais ils ont quitté le nid et l’ont laissée seule.

Ma vie ma gueule est l’ultime film de Sophie Fillières qui est morte l’été dernier avant d’en achever le montage. Ses deux enfants, Agathe et Adam Bonitzer, s’en sont chargés pour elle. Aussi revêt-il une dimension testamentaire qui en complique l’évaluation. D’ailleurs les critiques qu’on en lit sont souvent autant d’éloges funèbres à sa réalisatrice et à son œuvre. Et s’il a été projeté à Cannes en mai dernier, c’est surtout pour rendre à sa réalisatrice un dernier hommage.

Diplômée en 1990 de la toute première promotion de la Fémis, Sophie Fillières utilise l’humour comme antidote à la dépression qui menace (Aïe, Gentille, Arrête ou je continue, La Belle et la Belle). Elle porte sur sa vie et sur celle de ses contemporains un regard désabusé et tendre.

Agnès Jaoui était le choix de casting parfait pour son dernier film, obsédé par la mort qui vient. L’actrice est immense, adulée à bon droit ; mais, avec d’autres de sa génération, Karin Viard ou Emmanuelle Devos par exemple, l’huppertisation la menace, le risque de s’enfermer dans les mêmes rôles répétitifs et interchangeables. Au risque de l’huppertisation s’ajoute pour Agnès Jaoui celui de la bacrisation : s’enfermer dans le même rôle de scrogneugneu cynique et dépressive.

Autre défaut qui caractérisait déjà les précédents films de Sophie Fillières : autant elle excelle à camper des personnages, à les rendre vivants, authentiques, à faire naître chez le spectateur une empathie avec eux, autant elle peine à les mettre en scène, à les faire évoluer dans une histoire. Si bien que passée la première moitié du film qui les introduit, la seconde semble interminable. C’est le cas ici lorsque Barbie – le surnom donné à l’héroïne qu’elle déteste – prend la poudre d’escampette de l’autre côté de la Manche, en Angleterre puis en Ecosse.

On aurait aimé rendre un hommage plus touchant à Sophie Fillières ; mais les longueurs de son dernier film y font obstacle.

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Riverboom ★★★☆

Un an après les attentats contre le World Trade Center, trois jeunes Suisses visitent l’Afghanistan.

Riverboom est un documentaire hors normes dont les images nous parviennent plus de vingt ans après avoir été filmées. Il est l’oeuvre de Claude Baechtold, un jeune Suisse dont la route croise celle du journaliste Serge Michel, missionné par le Figaro pour réaliser un reportage sur l’Afghanistan occupé et celle du photographe Paolo Woods. Les trois Pieds nickelés, en violation de toutes les règles de sécurité, quittent la zone verte sécurisée de Kaboul. Entassés dans une Toyota Corolla, cornaqués par un guide local, ils font le tour du pays passant des zones contrôlées par les talibans à celles sous la coupe des seigneurs de la guerre.

Riverboom est un documentaire hilarant porté par l’humour cabotin de son réalisateur. Tout lui est prétexte à blagues, même si son propos devient plus grave quand il évoque la mort prématurée de ses parents. Riverboom m’a fait penser à Nothingwood et à Kabullywood, deux documentaires qui se déroulaient également en Afghanistan et qui prenaient le parti de rire des situations absurdes créées par la succession quasi-interrompue des guerres dans ce pays exsangue. La nationalité de ses protagonistes m’a fait penser aussi à Nicolas Bouvier dont L’Usage du monde est pour beaucoup de globe-trotters le livre-culte revendiqué.

Nos trois héros ne se départent jamais de leur bonne humeur durant leur long voyage. Ils prennent le parti de rire des situations les plus dramatiques sans pour autant verser dans le cynisme : un pays infesté de mines antipersonnel, la culture endémique du pavot comme seule ressource rentable, des seigneurs de la guerre corrompus et sanguinaires. Cette bonne humeur est communicative. Le réalisateur et ses deux compagnons de voyage, qui présentaient le film avant-hier à l’UGC Ciné Cité Les Halles en avant-première, ont été ovationnés par une salle comble qui en redemandait.

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