Apolonia, Apolonia ★★☆☆

Apolonia Sokol est née en 1988 à Paris d’un père français et d’une mère qui a successivement vécu en Pologne et au Danemark. Elle a grandi dans l’ambiance bohême du Lavoir moderne parisien, au cœur du XVIIIème arrondissement parisien. C’est là que la jeune cinéaste danoise Lea Glob l’a rencontrée en 2009. Les deux femmes se sont liées. Pendant treize ans, de Paris à New York, des premières toiles aux premières expositions, Lea Glob a filmé Apolonia et sa renommée grandissante.

Apolonia, Apolonia est un film profondément original. Alors qu’un documentaire est normalement tourné en quelques semaines, quelques mois tout au plus, qu’il peut certes faire revivre le passé, grâce au recours aux archives ou aux interviews de témoins, celui-ci a été filmé pendant treize ans et nous fait vivre en direct le temps qui passe et un talent qui éclot. Lea Glob ne se contente pas de nous raconter la vie d’Apolonia, elle la filme au jour le jour. Une étrange symbiose naît entre les deux côtés de la caméra, entre celle qui filme – et qui parfois s’autorise à entrer dans le champ – et celle qui est filmée.

Apolonia, Apolonia est donc doublement intéressant.
D’une part, il montre l’éclosion d’une artiste. Comment devient-on une peintre mondialement reconnue ? Apolonia Sokol est née dans un milieu cosmopolite et bohême. Elle est passée par les Beaux-Arts de Paris (poke à son directeur, collègue et ami). Elle semble surtout tout entière investie dans son art, prête à tous les sacrifices, notamment celui de la maternité, pour le vivre intensément. Est-elle douée ou pas ? je serais bien incapable de le dire, vaguement méfiant envers l’art contemporain et ses brusques emballements dont on se demande parfois s’ils dépendent plus des stratégies d’investissement des collectionneurs que du réel talent des artistes.

D’autre part, il témoigne d’une amitié. Amitié entre Apolonia et Lea. Mais amitié aussi avec un troisième personnage, Oksana Chatchko, la co-fondatrice des Femen, réfugiée politique en France en 2013. Le documentaire témoigne du lien si fort qui unissent les trois jeunes femmes. On imagine l’émotion d’Apolonia et de Lea à sa première projection. On pourrait s’en sentir exclu – et on le pourrait d’autant plus en tant qu’homme car ces féministes radicales tangentent la misandrie – mais au contraire on est ému par cette brûlante sororité.

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La Machine à écrire et autres sources de tracas ★☆☆☆

La Machine à écrire…. est le troisième volet du triptyque, que Nicolas Philibert, peut-être le plus grand documentariste français contemporain (ex aequo avec Raymond Depardon), consacre à la psychiatrie. Il a commencé l’an dernier avec Sur l’Adamant, auquel l’Ours d’or de Berlin a donné une publicité inespérée, et s’est prolongé, il y a quelques semaines à peine, avec Averroès & Rosa Parks.

Après ces deux volets, je m’étais fait une idée préconçue du troisième. J’avais eu connaissance de son thème – les visites domiciliaires des soignants de l’Adamant à des patients résidant hors de l’hôpital en milieu ouvert – et j’avais  logiquement imaginé que ce troisième volet achèverait un mouvement : de l’intérieur vers l’extérieur, du soin prodigué à l’hôpital à la lente réinsertion du patient psychiatrique, à sa progressive réacclimatation à une vie ordinaire.

Hélas, La Machine à écrire…. n’a pas une telle ambition. Comme Nicolas Philibert l’a candidement avoué durant le débat qui a suivi sa projection en avant-première et auquel j’ai eu la chance d’assister la semaine dernière, ce troisième volet est né du hasard. Un jour, pendant le tournage sur l’Adamant, il a accompagné deux soignants chez un patient. Chaque mercredi en effet, deux bricoleurs se proposent de rendre visite aux patients qui en expriment le souhait pour les aider dans leur quotidien à réparer un frigo, une machine à laver…. ou une machine à écrire – ce qui, pour des jeunes de la génération Y qui n’en avaient jamais vu, relève du bizutage !

Au-delà du coup de main ponctuel, il s’agit pour les soignants d’apporter un peu de réconfort et de s’assurer que le patient ne rencontre pas de problèmes dans sa vie quotidienne.

Le problème de cette Machine à écrire… est sa forme très relâchée. Il s’agit d’un film d’une heure douze à peine – alors qu’Averroés & Rosa Parks, autrement charpenté, durait le double. Il a été tourné sans repérage, sans répétition, au petit bonheur la chance. Il est constitué de quatre visites successives, montées sans guère d’efforts, à la chaîne, l’une derrière l’autre.

On a un peu l’impression d’être devant des chutes, un addendum, un codicille, qui aurait pu tout aussi bien être inséré à la fin de Sur l’Adamant. Comme Proust, grand écrivain, dont on se délecte à lire la liste des commissions, Philibert est un grand documentariste dont même les chutes sont intéressantes. On n’en a pas moins l’impression de se faire un peu arnaquer et de payer pour un sous-produit qui n’a ni l’étoffe ni l’amplitude de ses autres réalisations plus roboratives.

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L’Homme aux 1000 visages ★★★☆

Chirurgien, ingénieur ou photographe, argentin, brésilien, ou portugais, Ricardo, Alexandre ou Daniel a mille visages. Ce séduisant mythomane mène plusieurs vies avec plusieurs femmes simultanément.
L’une d’entre elles a contacté Sonia Kronlund, la productrice des Pieds sur terre, l’émission quotidienne de France Culture. Une émission lui a été consacrée en 2017. La productrice, qui a elle-même connu des déconvenues amoureuses similaires auprès d’affabulateurs, s’est passionnée pour cette histoire. Dans un premier temps, elle a voulu réunir les témoignages des femmes bernées par « Ricardo ». Elle a mené une enquête au long cours qui l’a menée jusqu’au Brésil. Dans un second temps, elle s’est mise en tête de retrouver Ricardo. Pour ce faire, elle a recruté un improbable détective privé polonais.

L’Homme aux 1000 visages est un documentaire sur le mensonge et sur la crédulité. Son héros est incroyable. Serait-il le héros d’une fiction, façon Catch Me If You Can, qu’on la trouverait médiocrement crédible : comment un même homme peut-il vivre maritalement en même temps avec quatre femmes différentes dans plusieurs pays européens et même avoir un enfant avec l’une d’entre elles ? Autant d’habileté dans la manipulation a de quoi forcer l’admiration. D’autant que l’homme est charmant et que la séduction qu’il exerce sur ses conquêtes se comprend aisément. Comme Sonia Kronlund qui n’hésite pas à se mettre elle-même en scène jusqu’à un final franchement hilarant, le spectateur est face à Ricardo partagé entre plusieurs sentiments contradictoires : l’incrédulité, la fascination, la terreur, l’amusement…

Documentaire sur le mensonge, L’Homme aux 1000 visages est symétriquement un documentaire sur la crédulité. Comment ces femmes ont-elles pu se laisser berner ? Comment n’ont-elles pas plus tôt réalisé que Ricardo n’était pas l’homme qu’il prétendait être, qu’il n’avait pas de travail, pas de famille, pas d’ami sinon celui imaginaire qu’il s’était inventé ? Étaient-elles trop crédules ? Ricardo les choisissait-il précisément car il avait identifié chez elles cette faiblesse-là ?
Confortablement installé dans son fauteuil de cinéma, le spectateur regarde ces femmes avec un mélange de pitié et d’empathie. Il n’a pas vécu ce qu’elles ont vécu et s’en porte bien. Mais peut-il en être aussi sûr ? Si elles se sont fait si facilement berner, est-il certain de ne l’avoir jamais été ? Lentement, pendant la projection et après en y repensant, le doute s’immisce dans son esprit paranoïaque : peut-il tenir pour acquis la réalité des êtres et des choses qui l’entoure ? quelle part de mensonge s’y dissimule ? La même angoisse vertigineuse qu’à la lecture de L’Adversaire d’Emmanuel Carrère sur l’histoire vraie de Jean-Claude Romand qui avait pendant vingt ans prétendu à sa famille et à ses amis exercer la profession de médecin à Genève, le saisit.

On applaudit le générique de fin et la réalisatrice, timide et modeste, qui vient trop brièvement répondre aux questions dont le public enthousiaste l’assaille : où est Ricardo aujourd’hui ? est-il au courant de ce film ? ne risque-t-il pas de vous poursuivre pour défendre son droit à l’image ? avez-vous découvert d’autres victimes ? que sont-elles devenues ?

Et en quittant la salle et en repensant à ce documentaire sur le mensonge et la crédulité, un ultime doute nous saisit : Ricardo existe-t-il vraiment ? Sonia Kronlund n’a-t-elle pas joué sur le pacte implicite noué avec le spectateur – ce qui lui est montré est vrai – sur sa crédibilité, pour réaliser un « documenteur » sur un mythomane imaginaire ?

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LaRoy ★★★☆

LaRoy est une petite bourgade (imaginaire) du Texas. Ray, loser pathétique qui gère un magasin de bricolage avec son grand frère, un bellâtre coureur de jupons, découvre que sa femme, une ancienne miss, le trompe. De désespoir, il s’apprête à se suicider quand une succession de quiproquos le met sur la route d’un tueur à gages venu remplir un contrat et empocher un magot.

Plane sur LaRoy l’ombre des frères Coen, et plus encore celle de Fargo dont il reproduit le schéma, sinon le climat. Mêmes personnages de sympathiques nobodies, mêmes successions improbables d’événements inattendus, même déchaînement de violence dans un patelin sans histoires…. Chaque acteur de LaRoy ressemble à un autre, plus connu : John Magaro, le héros, à Steve Buscemi, Steve Zahn, le détective privé coiffé de son Stetson, à Woody Harrelson, Dylan Baker, le tueur à gages méthodique à William H. Macy et Matthew Del Negro à Matt Dillon ou à Matthew McConaughey.

Impression de déjà vu ? Certes. Mais cela n’a pas suffi à entamer mon plaisir. Car LaRoy est fichtrement bien troussé. Son scénario contient juste ce qu’il faut de rebondissements pour retenir l’attention pendant ses presque deux heures. Et son ton est toujours juste, qui ne se prend jamais au sérieux sans pour autant sombrer dans la bouffonnerie.

Je ne suis pas sûr que ce film me laissera une marque mémorable. Mais la qualité d’un film dépend-elle de la marque qu’il laisse ? J’aurai passé un bon moment devant LaRoy – un argument que je récuse régulièrement quand on me l’oppose – et, pour une fois, je trouve cet argument-là parfaitement recevable.

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Monkey Man ★★☆☆

Un orphelin a perdu sa mère, violée puis brûlée vive sous ses yeux, lors de l’expropriation de sa cahute, par le chef corrompu de la police, Rana Singh, sous les ordres d’un gourou malfaisant, Baba Shakti. Il s’est juré de la venger. Pour ce faire, il va s’installer à Yanata, la grande métropole, concourt dans des combats illégaux de MMA et se fait embaucher sous un faux nom dans le palace fréquenté par ses cibles.

La star indienne Dev Patel, révélée par Slumdog Millionaire, qu’on a vu ensuite dans Indian Palace, Lion et L’Histoire personnelle de David Copperfield (sur Amazon Prime) a bien grandi. Dev Patel a décidé de passer derrière la caméra, tout en restant devant. C’est lui, bodybuildé, sec comme une trique, sexy en diable, qui tient le premier rôle de ce Monkey Man, curieux assemblage de John Wick et de Rocky, assaisonné à la sauce hindie.

Pour l’apprécier, il ne faut bien sûr pas être allergique à ce genre de films hyper-testostéronés, où des combats sanglants, orchestrés comme des chorégraphies virevoltantes, se succèdent. Le héros en sort toujours victorieux quel que soit le nombre toujours plus élevé de combattants qui lui sont opposés. Les rôles sont grossièrement manichéens : les deux méchants incarnent, l’un la corruption financière des forces de l’ordre, qui renoncent à protéger les citoyens en échange d’un pot-de-vin, l’autre la corruption morale des faux gourous, prêts à tromper la foule de leurs croyants crédules pour nourrir leur goût du pouvoir. Quelques allusions politiques, à la condition féminine et à celle des transgenres en Inde, fleurent bon le politiquement correct.

Mais je serais bien hypocrite de ne pas confesser le plaisir régressif que j’ai pris à ce film. Je n’ai pas regardé ma montre une seule fois, même s’il durait deux bonnes heures – alors que je trouve le temps souvent bien long au cinéma, même devant les films laotiens en noir et blanc dont je fais des critiques enamourées. Mieux, je me suis bien amusé devant les rebondissements d’une vengeance qui culmine, comme de bien entendu, dans un combat tarantinesque à souhait où l’hémoglobine coule à flots et les méchants sont punis.

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Quitter la nuit ★★☆☆

Une femme, Aly (Selma Alaoui), la nuit, passagère d’un véhicule conduit par Dary (Guillaume Duhesme), un homme mutique et menaçant, appelle la police. À mots couverts, elle se dit menacée. Pour donner le change à son conducteur, elle prétend appeler sa sœur. La lucidité d’Anna (Veerle Baetens), la policière qui prend son appel, la sauvera.
Le temps passe. Aly a déposé plainte pour viol mais  appréhende le procès qui se tiendra dans plusieurs années au terme d’une interminable instruction. Dary, laissé en liberté dans l’attente de son procès, est lui aussi rongé par l’angoisse. Et Anna veut connaître l’issue de cette affaire.

Les quinze premières minutes de Quitter la nuit reprennent le court-métrage Une sœur, que la réalisatrice Delphine Girard avait tourné il y a quelques années. Elles rappellent le polar danois The Guilty qui se déroulait en temps réel dans un centre d’appel de la police. Une conversation téléphonique, une victime terrifiée au bout du film, sous la menace de son agresseur, un policier à l’autre bout qui essaie de la localiser, de l’aider, voilà qui, à soi seul, pourrait, comme dans The Guilty, nourrir un film tout entier, à condition d’y instiller suffisamment de rebondissements.

Mais Quitter la nuit abandonne cette scène-là au bout de quinze minutes pour se dilater dans le temps. Son vrai sujet, ce sont les deux années qui séparent la nuit du crime du jour de son procès. Trois protagonistes s’y étaient croisés : la victime, son agresseur et la policière. On suivra leur évolution pendant ces deux années dans trois directions différentes : le refoulement chez Aly, la sublimation chez Dary, l’entêtement chez Anna.

Quitter la nuit est censé reposer sur un doute : y a-t-il ou non eu viol ? La question est malaisante en ces temps de #MeToo où la parole des victimes d’agression sexuelle doit être sacralisée. Récemment, Pas de vagues marchait sur des œufs qui, dans sa défense légitime de la profession enseignante, risquait, avec l’eau du bain, de jeter un doute sur la parole des victimes. Ici comme dans Les Choses humaines, la question n’est pas binaire et la parole de la victime est dans tous les cas respectée : c’est moins la réalité de l’acte sexuel qui est questionnée, sur laquelle tout le monde s’accorde, que celle du consentement d’Aly.

Grâce à son montage serré, qui circule d’un personnage à l’autre, d’un point de vue à l’autre, Quitter la nuit est tout entier tendu vers son terme. Sa conclusion à tiroirs tire un peu trop à la ligne et fait, à mon sens, la part trop belle à cette fameuse sororité dont on nous rebat les oreilles ces temps-ci. Mais elle n’ôte rien à l’intelligence du propos et à la qualité de sa présentation.

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Amal – Un esprit libre ★★☆☆

Amal (Lubna Azabal) enseigne le français dans un établissement scolaire de Belgique. Comme elle, ses élèves sont majoritairement d’ascendance maghrébine. L’une d’entre elles, Mounia, est en butte à l’hostilité de ses camarades depuis qu’elle a fait son coming out. Amal, choquée par tant de sectarisme, décide de leur faire lire des vers d’Aboû Nouwâs, un poète arabe libertin du VIIIème siècle, pour leur enseigner la tolérance. Mais cette lecture, loin d’apaiser les esprits, met le feu aux poudres.

L’école est décidément le creuset où se joue aujourd’hui le vivre-ensemble. Le cinéma s’en fait le fidèle reflet qui, coup sur coup, y a consacré plusieurs films en l’espace de quelques semaines : La Salle des profs, Pas de vagues, L’Affaire Abel Trem.

Le belge Amal n’est jamais aussi intéressant que quand il montre les dilemmes auxquels l’autorité éducative est confrontée. Deux scènes successives l’illustrent, dans la salle des profs, autour de la directrice, durant lesquelles tous les points de vue s’expriment, depuis celui le plus rebelle d’Amal jusqu’à celui franchement odieux de Nabil (Fabrizio Rongione), le professeur de religion (car la religion est enseignée dans les établissements publics en Belgique), en passant par ceux plus embarrassés de leurs collègues.

Aussi intéressante est la façon dont Amal décrit la logique pernicieuse des réseaux sociaux qui piègent aussi bien Dounia qu’Amal. La première, harcelée en ligne, a le tort de ne pas débrancher son ordinateur et répond à ses détracteurs au risque de l’escalade et du dérapage. La seconde, outrée du sort réservé à son élève, bientôt elle-même prise à parti, en devient paranoïaque au point de perdre toute mesure.

Hélas ces belles qualités sont gâchées par le manichéisme dans lequel s’égare parfois Amal. Notamment dans le traitement de Nabil, qui aurait eu tout à gagner à rester dans l’ambiguïté. Le scénario se sent obligé dans son dernier quart d’heure de lever les masques. On se serait volontiers passé de cette conclusion simpliste.

J’ai eu la chance de voir Amal en avant-première dans une salle parisienne proche de Bastille. J’aime beaucoup rencontrer le réalisateur et l’équipe du film. Ces échanges sont d’autant plus précieux pour des films comme celui-ci qui suscitent le débat. Pour autant, cette fois-ci, j’ai été profondément déçu par ces questions-réponses qui, au lieu d’explorer les ambiguïtés du film, en ont souligné le manichéisme : si prendre ses distances avec une minorité islamiste fanatisée et éviter l’amalgame dans lequel tous les musulmans sont trop souvent confondus était le seul objectif de ce film, son intérêt se réduirait comme peau de chagrin.

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Civil War ★★☆☆

Aux Etats-Unis, dans un avenir proche, la guerre civile fait rage. Elle oppose les forces loyales au président à l’improbable coalition formée par les États du Texas et de la Californie, bientôt rejoints par la Floride. Une photographe de guerre chevronnée, Lee Smith (Kirsten Dunst), a décidé de se rendre à Washington pour y interviewer le président, retranché dans son dernier bastion. Elle voyage avec un collègue (la star brésilienne Walter Moura). Deux autres journalistes se joignent à eux : un vieux briscard à bout de souffle (Stephen McKinley Henderson) et une jeune photographe inexpérimentée et idéaliste (Cailee Spaeny, l’héroïne de Priscilla). Mais, pour atteindre la capitale fédérale, l’équipée doit traverser un pays à feu et à sang où règne la loi du plus fort.

Scénariste confirmé (La Plage, 28 Jours plus tard, Sunshine), le Britannique Alex Garland est passé derrière la caméra depuis une dizaine d’années (Ex Machina, Annihilation, Men). Civil War se situe à la confluence de plusieurs genres : film de guerre, survival movie, film de zombies… Ce sous-genre, qui héroïse des journalistes dépêchés sur un théâtre de guerre, n’est pas nouveau. Il a d’illustres précédents : L’Année de tous les dangers avec Mel Gibson en Indonésie, Salvador avec James Spader et Under Fire avec Nick Nolte qui se déroulent tous les deux en Amérique centrale, La Déchirure au Cambodge ou, plus récemment, Sympathie pour le diable en Bosnie.

Civil War a la particularité d’être un film de science-fiction qui se déroule dans une Amérique de cauchemar. La dystopie n’est hélas pas si improbable quand on sait le fossé grandissant qui fracture les pro-Trump et les anti-Trump. Hélas (ou tant mieux ?) cette dimension politique n’est jamais creusée. On ne connaît pas l’origine du conflit, son déroulement, les forces en présence. Tout se passe comme si Alex Garland avait voulu se réfugier dans une neutralité qui lui éviterait de s’aliéner la moitié de son potentiel auditoire. Neutralité moralement gênante… mais une violente charge anti-Trump ne l’aurait-elle pas été tout autant ?

Comme ses illustres prédécesseurs des années 80, Civil War nous offre une réflexion sur le métier de journaliste et son éthique. Chacun des quatre protagonistes l’incarne à sa façon. La plus intéressante bien sûr est Kirsten Dunst qui, à quarante ans passés, tourne le dos aux rôles de jouvencelles dans lesquels elle a été trop longtemps cantonnée, et atteint une forme de maturité puissante à la Meryl Streep. Le propos n’est pas exempt de simplisme. On est à Hollywood et on pressent, dès les premières scènes ce qu’il adviendra de chacun des quatre héros. Mais aussi prévisible soit-elle, leur odyssée à travers les Etats-Désunis nous maintient en haleine jusqu’à un dénouement épique.

M’intéressant un peu aux questions militaires et tactiques, ayant eu l’occasion d’étudier le FT-02 à l’IHEDN, j’ai noté une grande qualité du film : la manière quasi documentaire avec laquelle dans cette dernière scène, il rend compte d’un assaut. Trop souvent, dans les films de guerre, on voit des échanges de tirs bruyants et furieux, dont les héros sortent miraculeusement indemnes. Ici, au contraire, dans cette dernière scène pourtant parfaitement hollywoodienne, le récit prend le temps de décrire l’attaque de la Maison Blanche, la neutralisation de son entrée puis celle de chacune de ses pièces, jusqu’au Bureau ovale.

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Borgo ★★★☆

Melissa (Hafsia Herzi) est surveillante de prison. Elle vient d’obtenir sa mutation en Corse à la prison de Borgo au sud de Bastia. L’acclimatation n’est pas facile pour son mari, Djibril, en recherche d’emploi et en butte au racisme des voisins. Elle n’est pas facile non plus pour Melissa qui découvre en prison un mode d’organisation auquel Fleury-Mérogis ne l’avait pas préparée : les détenus en « régime ouvert » se gèrent eux-mêmes selon un code d’honneur très strict auquel les « continentaux » n’ont pas intérêt de se mêler.

Borgo est directement inspiré du double assassinat de l’aéroport de Bastia-Poretta et de l’implication de la gardienne de prison, Cathy Sénéchal, dans la mort d’Antoine Quilichini et Jean-Luc Codaccioni, mortellement blessés par balles le 5 décembre 2017. Le procès, dépaysé à Marseille, s’y ouvrira le 6 mai prochain et durera deux mois. La sortie de ce film, à quelques jours de l’ouverture du procès, pose de sérieuses questions éthiques et juridiques.

Stéphane Demoustier avait réalisé La Fille au bracelet, l’un des tout meilleurs films de l’année 2020. Borgo présente la même qualité, rare : l’ambiguïté. On y voit l’insidieux enchaînement dans lequel Mélissa va inexorablement se perdre. Un différend de voisinage qui se résout par miracle, un poste qui se libère pour son mari au centre de formation d’apprentis : Melissa devra renvoyer l’ascenseur. Qui plus est, le « milieu » lui offre, à l’intérieur de la prison et hors les murs, un accueil plus chaleureux que celui, spontanément hostile, que lui réservent les autochtones.

Borgo aurait pu être plus subtil encore selon moi, dans la mise en scène de ce lent enchaînement où j’ai trouvé que Melissa prenait parfois des décisions indéfendables. Il aurait été plus convaincant encore si ce lent enchaînement avait été plus subi qu’agi.
L’autre défaut du film à mes yeux est l’interprétation de Hafsia Herzi. Je connais le parcours de cette actrice prometteuse depuis sa révélation chez Kechiche dans La Graine et le Mulet. Elle ne m’a jamais vraiment convaincu. Je lui reproche la monotonie de son jeu et de sa diction. Mais je dois reconnaître que son obstination têtue fait merveille dans la dernière scène.

Le procès du double assassinat de Bastia va se tenir. On n’en connaît pas encore le verdict. Le film de Stéphane Demoustier préempte cet épilogue d’une façon sacrément surprenante.

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Le mal n’existe pas ☆☆☆☆

Takumi élève seul sa fille Hana, en harmonie avec la nature dans un petit village isolé du monde au cœur de la forêt. Un projet de « camping glamour » en menace le paisible équilibre.

Il est des films unanimement encensés que j’ai ratés. Ratés ne signifie pas que je ne les ai pas vus. Mais que je les ai mal vus. Que je suis passé à côté. Ils ont reçu des louanges unanimes. Mais je ne les ai pas aimés. Le Règne animal est de ceux-là. Drive my Car aussi.

Et je dois hélas ajouter Le mal n’existe pas du même Ryusuke Hamaguchi que décidément je ne comprends pas, à cette liste. Je n’en ai pourtant lu que du bien : Télérama se pâme, Le Monde frise l’orgasme, Première l’a élu film du mois. Et moi ? J’ai dormi !

Vous me direz que si je n’avais pas dormi, j’aurais peut-être aimé. Mais, comme l’oeuf et la poule, le sommeil et le – mauvais – film entretiennent un lien de causalité indémêlable : si j’ai dormi, c’est parce que je suis un vieillard narcoleptique, mais c’est aussi parce que la première moitié du film m’a assommé d’ennui.

Mettons de côté mes troubles de sommeil, mes goûts et mes dégoûts nombrilistes et parlons du film. Élégie écolo ? Fable politique ? Western contemplatif ? Superbe écrin à la musique planante de Eiko Ishibashi – qui vit dans la région où le film a été tourné et autour de la musique de laquelle il a été écrit par son réalisateur ? Peut-être.

Ce que j’ai surtout aimé dans ce film y est accessoire. C’est le long débat public qui confronte deux consultants fraîchement débarqués de Tokyo pour présenter leur projet de « glamping » aux habitants du village qui lui sont hostiles. Une telle confrontation, en France, aurait tourné à la dispute, aux injures, aux coups peut-être. Rien de tel au Japon où pourtant, le fond du problème est le même : d’un côté, deux blancs-becs essaient de parer de beaux mots un projet nuisible, de l’autre des paysans bourrus leur opposent leur solide bon sens. Au Japon, on ne s’invective pas, on s’insulte encore moins. Si on n’est pas d’accord, on l’exprime avec mille précautions. Mieux encore : on écoute les arguments de son contradicteur, voire on accepte de changer d’avis et de reconnaître ses torts.

Cette scène est le pivot du film. C’est celle qui le fait démarrer – même si elle survient vingt bonnes minutes après son commencement – et qui crée une tension. C’est aussi l’occasion d’un changement de focale, les deux consultants tokyoïtes devenant alors les personnages principaux d’une histoire qu’on pensait cantonnée aux limites de ce petit village sylvestre.

Mais le film revient bientôt dans son lit, qui m’a tellement ennuyé au point de m’assoupir : la forêt, sa sauvage beauté, indifférente au Bien et au Mal, le tout enrobé dans la même phrase musicale certes poignante mais ô combien répétitive après deux heures de projection.

En confessant mon manque d’appétence pour ce film, je ne me pose pas en rebelle. Je suis bien trop conformiste pour de telles postures. Pas plus n’est-il dans mon intention de vous dissuader de le voir. Car je comprends parfaitement que ce film puisse plaire. Je respecte plus simplement la règle du jeu (du je ?) qui régit ce blog : une subjectivité cinéphile et argumentée.

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