Au Chili, de nos jours, Mariana, la quarantaine, vit l’existence désœuvrée d’une héritière. Elle sèche les conseils d’administration de la société de son père, gère sans passion la galerie d’art qu’il lui a achetée, traite son chien mieux que sa bonne, tente sans succès d’avoir un enfant d’un mari qu’elle n’aime plus. À ses heures perdues, elle fait de l’équitation. Son moniteur travaillait à la DINA, la sinistre police militaire pinochiste, sous les ordres de son père. Il est sur le point d’être jugé pour crimes contre l’humanité.
Mariana est un film désagréable et qui a le culot de l’être.
Le cinéma argentin et chilien a moult fois traité du retour de mémoire des années de dictature. L’Histoire officielle constitue le film de référence de ce cinéma là – non pas qu’il fut le plus réussi (j’ai dit ici combien il avait mal vieilli) mais parce qu’il fut le premier, dès 1985, et qu’il fut, pour ce motif, immédiatement salué (il obtint l’Oscar du meilleur film étranger). L’Histoire officielle mettait en scène, comme Mariana, un personnage féminin qui, au sortir de la dictature, prenait conscience d’une réalité sur laquelle elle avait jusque là, plus ou moins consciemment, fermé les yeux.
Mais Mariana est bien différente de la sympathique Alicia du film de Luis Puenzo. Lorsque la vérité se dessine, par bribes incertaines – le film de Marcela Said évite les révélations fracassantes et entretient, tout du long, le mystère sur la nature exacte des exactions commises par le moniteur d’équation ou le par le père de l’héritière – Mariana n’a pas la réaction outrée de la vertueuse Alicia. Prenant à rebrousse-poil le spectateur, qui est naturellement enclin à condamner les crimes de la junte et la chape de silence qui menace de les recouvrir, Mariana se tait.
Elle n’ira pas jusqu’à prendre fait et cause pour les criminels. Elle est trop amorphe pour cela. Un complexe d’Electre mal résorbé lui interdit de se rebeller contre son père – un rôle de vieux salopard interprété avec une gourmandise communicative par le vétéran Alejandro Sieveking aperçu dans El Club. Ses relations avec le moniteur (on reconnaît Alfredo Castro, l’acteur fétiche de Pablo Larrain avec lequel il a tourné pas moins de six films) sont plus troubles encore. Elles ne sont pas sans rappeler le couple formé par Charlotte Rampling et Dirk Borgarde dans le sulfureux Portier de nuit. Non pas qu’il y ait du sado-masochisme entre eux, mais au contraire un sentiment très pur : l’amour.
Contre toute raison, Mariana tombe amoureuse de cet ancien colonel. Il est poursuivi par la police, harcelé par les mouvements des droits de l’homme qui font le siège de son domicile pour exiger son emprisonnement. Mariana prend son parti et décolle patiemment, sans un mot, avec lui, au petit matin, les tracts dénonciateurs laissés pendant la nuit par les manifestants sur le pare brise de sa voiture et sur la boîte aux lettres de ses voisins. Son comportement, qu’aucun long discours ne vient inutilement souligner, peut déplaire : ne prend-elle pas le parti d’un criminel de guerre alors qu’on attendrait d’une héroïne « positive » – telle que celle de L’Histoire officielle – qu’elle le dénonce ? Mais il a le mérite d’interroger des principes qui sont unanimement tenus pour acquis : la nécessité du devoir de mémoire et les vertus de la justice transitionnelle, et de leur opposer des valeurs tout aussi défendables : la compassion et le pardon.