« Le Silence de Luma ». Je continue, sans aucun succès à ce jour, à faire de l’oeil avec cette proposition de titre au DRH de Libération (ou de Télérama ?) dans l’espoir insensé qu’il cherche à recruter un critique de cinéma . Elle est assez obscure même si elle se veut très maline. Certains auront peut-être reconnu ma fine allusion au film des frères Dardenne, Le Silence de Lorna.
Expliquons-nous : Luma est le nom de la vache qu’Andrea Arnold a filmée pendant plusieurs années dans un film sans parole tourné, comme ceux des films Dardenne, en plan très rapproché, au plus près des « acteurs ».
On ne saura rien de Luma, sinon des paroles échangées entre son propriétaire et le vétérinaire, qu’elle attend son sixième veau. On la découvre dans son environnement quotidien : une ferme anglaise qu’on imagine ni pire ni meilleure que beaucoup d’autres. Sa vie s’y écoule entre les traites (quotidiennes ?) pratiquées grâce à un impressionnant dispositif automatisé, les vêlages (tous les ans ?) et, quand la belle saison enfin le permet, la pâture dans de vertes prairies.
La comparaison avec EO, le film de Jerzy Skolimowski sorti six semaines plus tôt, vient aussitôt à l’esprit. Cow comme EO – deux films qui pourraient l’un comme l’autre prétendre au titre le plus court jamais donné – respectent le même dispositif filmique : ils sont tous deux tournés à hauteur de bête (et on ne peut se retenir d’imaginer le nombre de coups de tête que les malheureux machinistes ont reçus pendant ces deux tournages). Mais ils n’ont pas le même angle : EO accompagnait, comme l’âne de Au hasard Balthazar, une bête dans ses rencontres avec toute une galerie de personnages humains. Il n’y a aucun humain dans Cow qui entend se focaliser uniquement sur la vie de Luma.
Cette vie, je l’ai dit, n’a rien de palpitant. Pourtant on ne s’ennuie pas une seule minute pendant les quatre-vingt-quatorze minutes de ce documentaire. Non pas que sa réalisatrice soit allée inventer des rebondissements rocambolesques. Mais le quotidien de Luma suffit à lui seul à capter l’attention : la naissance de ses veaux, les soins affectueux qu’elle leur prodigue, son déchirement lorsqu’ils lui sont arrachés…
Cow pose la question de l’anthropomorphisme et du biais que tout documentaire animalier est porteur. Andrea Arnold s’en défend. Elle revendique avoir tourné un documentaire qui en serait exempt, c’est-à-dire un documentaire qui ne donnerait pas au comportement et aux réactions de Luna une interprétation anthropomorphique. On veut bien le lui reconnaître. Mais le débat est peut-être faussé. Car, anthropomorphes ou pas, nous percevrons toujours le comportement d’un animal à travers nos schémas humains, trop humains. Quand Luma meugle désespérément après que son veau lui a été retiré, c’est nécessairement, pour nous humains, la détresse d’une mère séparée de son bébé que Luma incarne.
Cow est-il militant ? est-il un plaidoyer contre les violences animales et les conditions de vie imposées aux vaches laitières ? Je n’en sais trop rien. Et cette incertitude sera peut-être, pour les militants de la cause animale, la preuve de mon indifférence voire de ma complicité inconsciente avec un scandale écologique. Mais j’avoue au contraire que cette incertitude constitue à mes yeux une qualité et un hommage à ce documentaire.