Leonard Bernstein (1918-1990) est beaucoup plus célèbre aux Etats-Unis que dans le reste du monde. C’est dire la notoriété de ce compositeur de génie qui fut aussi un immense chef d’orchestre, un pédagogue hors pair et un dénicheur de talents.
Maestro prend le parti de raconter sa vie à travers sa relation avec Felicia Montealegre, une actrice chilienne qu’il épousa en 1951 et avec laquelle il eut trois enfants.
Maestro est LE film Netflix des fêtes, celui que, dans le monde entier, des millions de spectateurs ont regardé en famille, réunis par la magie de Noël, noyés dans les vapeurs alcoolisées du (mauvais ?) champagne bu la veille et les reflux acides de saumon et de foie gras. Pour faire bonne figure, c’est donc dûment équipé de mon tube de citrate de bétaïne que je l’ai regardé entre mes deux fils avant-hier. Le premier nous a quittés au bout d’une heure ; le second m’a stoïquement accompagné jusqu’au bout. Son jugement, implacable, n’en est pas moins tombé : « décousu »
Certes Maestro est un film magistral. On sait par avance qu’il vaudra à ses deux acteurs au moins une nomination et peut-être une statuette aux prochains Oscars, sauf si Cilian Murphy (Oppenheimer) et Lily Gladstone (Killers of the Flower Moon) se mettent sur leur chemin. Co-producteur, réalisateur, co-scénariste, Bradley Cooper fait le pari réussi de singer Bernstein au prix d’un maquillage stupéfiant. Si l’Oscar du meilleur nez était attribué, il l’emporterait haut la main ! Mais c’est aussi sa voix qu’il restitue, qui nous est si familière depuis qu’on a été biberonné à sa présentation de Pierre et le loup, et qui l’est plus encore à des générations d’Américains qui l’ont entendue chaque semaine.
Quant à Carey Mulligan, certaines critiques affirment non sans motifs qu’elle est l’héroïne du film. C’est sans doute lui donner plus d’importance qu’elle n’en a. Son personnage n’en reste pas moins essentiel. Fan de la première heure depuis Une éducation qui est l’un de mes films fétiches, en passant par Drive, Shame, Loin de la foule déchaînée et She Said, je manque de l’objectivité la plus élémentaire pour la critiquer sans verser dans le dithyrambe.
Il n’en reste pas moins, comme le disait mon aîné d’un mot, que Maestro est « décousu ». Décousu dans sa forme, qui, si elle suit globalement la chronologie, s’autorise des flash forwards et des ellipses parfois déconcertantes. Un exemple : le film, sans qu’on en comprenne vraiment la raison, oscille entre le noir et blanc et la couleur, le 16:9 et le 4:3. Pourquoi ?
Décousu surtout dans le sujet qu’il entend traiter. S’agit-il du génie musical de Bernstein ? Sans doute. Bradley Cooper a apporté par exemple un soin jaloux à reconstituer mimétiquement la fameuse direction par Bernstein de la symphonie n° 2 de Mahler en 1973 dans la cathédrale d’Ely près de Cambridge. Mais, on aurait aimé en voir plus et surtout en entendre plus. Quelle frustration de passer sous silence West Side Story, le chef d’oeuvre de Bernstein, dont on ne saura rien de la composition et dont on entendra à peine quelques mesures de l’introduction.
On aura compris que le vrai sujet de Maestro est la vie privée de Bernstein, sa bisexualité revendiquée, étonnamment transgressive pour son temps. Le problème est qu’à force d’être normalisée, à force d’être « cool » (on rit volontiers quand Bernstein cajole un bambin en racontant qu’il a été successivement l’amant de sa mère et de son père), cette bisexualité n’a plus rien de problématique. Elle n’est ni douloureuse, ni enthousiasmante, pour Bernstein lui-même comme pour son épouse aimante. Elle nous devient tout simplement indifférente.
Et c’est bien le comble pour un film qui aurait dû nous transporter. Sa luxuriance nous laisse sur le bord du chemin.
Avec ce 2e film, Bradley Cooper se dévoile en maître du 7e art, tant son film – un chef-d’œuvre – sur le couple formé par Leonard Bernstein et sa femme, Felicia Montealegre, dénote un sens inouïe de la forme : du cadrage, des transitions et du rythme. Tout dans ce film est cinéma, tout est raconté par l’art du cinéma. Mais ce formidable réalisateur y est également un acteur prodigieux qui compose un Lenny à ce point crédible, à ce point vrai et profond à tous les âges de sa vie, qu’on le revoit miraculeusement revivre : la transformation progressive de sa voix, ses gestes, sa façon de marcher, de se tenir, de s’exprimer, tout concorde à redonner vie à cet homme exceptionnel dont l’intensité, l’énergie, la générosité et la passion débordante culminent dans une séquence bouleversante – qui est également l’apothéose du film – où Lenny-Cooper dirige, en transe, le finale de la 2e symphonie de Mahler. Rarement a-t-on pu voir autant d’amour dans un film qu’au moment où le chef d’orchestre, transfiguré par la puissance de la musique, court rejoindre, pendant les saluts, sa femme, incarnée par la fabuleuse Carey Mulligan, qui l’attend dans les coulisses. Et autant le polyvalent Bernstein (compositeur, chef-d’orchestre, pianiste, pédagogue) était un génie de la musique autant le non moins polyvalent Bradley Cooper (co-scénariste, réalisateur, acteur et co-producteur de ce film) le rejoint avec cette œuvre d’art qu’on peut d’emblée considérer comme un classique instantané qui éclot encore plus quand on le revoit.