Juré n° 2 ★★★☆

Alors que sa femme est sur le point d’accoucher, Justin Kemp (Nicholas Hoult) est convoqué pour participer à un jury d’assises. L’homme qui est jugé a de lourds antécédents. Il est accusé d’avoir assassiné sa compagne un an plus tôt après une violente dispute dans un bar. Le cadavre de la victime a été retrouvé dans un ruisseau, en contrebas d’une route. Or Justin Kemp se souvient être passé ce soir-là dans ce bar, l’avoir quitté sous une pluie diluvienne et avoir heurté en, voiture ce qu’il a cru alors être un cerf sur la route, au-dessus de ce ruisseau. S’il est coupable du crime qui est jugé, peut-il laisser un innocent être condamné ?

À quatre-vingt-quatorze ans, Clint Eastwood signe peut-être son dernier film. On avait dit la même chose du précédent, Cry Macho. Celui-ci, dans lequel il ne joue pas, semble réunir, par un ultime tour de force, toutes les qualités de cet immense réalisateur. Le scénario repose sur un pitch très simple et diablement séduisant. Il n’en réserve pas moins son lot de rebondissements qui maintient l’attention tout du long (les films de Clint Eastwood débordent largement les canoniques quatre-vingt-dix minutes). La narration est simple, claire et ne s’embarrasse pas, comme c’est le cas dans la plupart des films contemporains, de flash backs pour en pimenter la teneur.

Juré n° 2 fait inévitablement penser à Douze hommes en colère, le chef d’oeuvre référentiel de Sidney Lumet : un juré, qui doute de la culpabilité de l’accusé, tente de semer le doute dans l’esprit des onze autres jurés fermement décidés à le condamner sans délai. Le film de Lumet était une oeuvre progressiste, habitée par des convictions humanistes  : le doute raisonnable doit bénéficier à l’accusé, quels que soient les préjugés qu’il suscite. C’était aussi, comme Du silence et des ombres (avec Gregory Peck) ou Mr Smith au Sénat (avec James Stewart), l’héroïsation de l’Américain moyen qui, inspiré par les plus hautes valeurs, animé de son seul courage, peut les faire triompher. C’était enfin avec son happy end un discours foncièrement optimiste d’une part sur l’Homme, dont l’humanisme intrinsèque finit toujours par l’emporter, d’autre part sur les institutions américaines qui, bien utilisées, permettent à ces bons sentiments de s’exprimer et de prévaloir.

Les films de Clint Eastwood sont plus sombres. Ses héros charrient un lourd passé, des tares dont ils ne se sont pas débarrassés. Justin Kemp par exemple se révèle un alcoolique en rémission dont la femme a perdu récemment les jumeaux qu’elle portait. Sans en rien dévoiler, puisqu’elle est au cœur de l’intrigue, la position qu’il adoptera durant le délibéré n’a pas la rigueur morale des héros de Lumet ou de Capra. Avec Eastwood, on est plutôt du côté de Jean Renoir dans La Règle du jeu : « Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons« .

Si l’on décortique Juré n° 2, on peut y découvrir quelques faiblesses : par exemple que la potentielle culpabilité de Justin Kemp n’ait pas été découverte plus tôt, notamment par un autre membre du jury. Mais ces chicaneries a posteriori n’enlèvent rien au plaisir que prendront à ce film d’abord ceux qui aiment les films de procès et plus largement tous les amoureux d’un cinéma classique et de belle facture. Jusqu’à son tout dernier plan ouvert à toutes les conjectures, qui suscitera des discussions enflammées en sortant de la salle.

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Danser sur un volcan ★★★☆

Quand le 4 août 2020, 2750 tonnes de nitrate d’ammonium explosent sur le port de Beyrouth, tuant 217 personnes, en blessant plus de 7000 et occasionnant des milliards de dollars de dégâts, le tournage du film Costa Brava, Lebanon de Mouna Akl était sur le point de commencer. Sous le choc, la production et la réalisatrice hésitent à tout laisser tomber. Mais la formidable énergie déployée par toute l’équipe du film aura raison de toutes les difficultés financières (la lire libanaise a perdu un tiers de sa valeur), sanitaires (le Covid fait rage), logistiques (des pluies diluviennes paralysent Beyrouth et détruisent les décors), administratives (l’acteur principal, le Palestinien Saleh Bakri, est bloqué à la frontière).

Danser sur un volcan ressemble à un making of. Un making of d’un film maudit, frappé par tous les coups durs qui puissent s’imaginer. La référence à Lost in La Mancha, le making of du Quichotte que Terry Gilliam n’a jamais réussi à boucler, vient aussitôt à l’esprit et est d’ailleurs cité par l’une des protagonistes. Si l’on n’a pas vu à sa sortie en 2023 Costa Brava Lebanon, ou si l’on n’a pas lu cette critique éhontément divulgâcheuse, on appréciera d’autant plus la première partie de ce documentaire qui laisse planer le suspense sur l’achèvement du film. Mais très vite, on comprend que les difficultés seront surmontées et que le tournage ira à son terme.

Danser sur un volcan comporte deux niveaux de lecture.
Le premier, le plus immédiat, le plus euphorisant aussi, est le tournage d’un film, réalisé par une équipe soudée par la même passion et la même bonne humeur. Le rire en cascade de la gironde productrice à chaque coup du sort constitue le meilleur antidote aux facéties du destin. On se demande si le documentariste, un peu trop bienveillant, n’a pas gommé au montage toutes les querelles ou bien si ce collectif a vraiment réussi à maintenir une telle harmonie pendant toute l’entreprise. Danser sur un volcan est un bel hommage au cinéma, un art artisanal, une patiente marqueterie qui nécessite l’assemblage et la synergie de tant de talents.

Le second, autrement plus désespérant, est le portrait en creux qu’il dessine du Liban. Un pays déchiré par la guerre civile, les agressions extérieures, la mauvaise gouvernance et l’absence de sens civique. L’explosion du 4 août 2020, produit de l’incurie et de la corruption, en est le sinistre symbole. L’incapacité de l’Etat libanais à mener l’enquête et à organiser un procès quatre ans plus tard en constitue hélas une illustration supplémentaire.

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Here – Les plus belles années de notre vie ★★☆☆

Here relève un défi sacrément culotté : tourner tout un film sans jamais bouger la caméra. Un film qui ne raconterait pas une histoire censée se dérouler en deux heures, en une semaine, voire l’espace d’une vie, mais qui remonterait aux dinosaures, à leur extermination sous une pluie d’astéroïdes et à la naissance de l’humanité.

Robert Zemeckis est le petit frère de cinéma de Steven Spielberg. Son cadet de six ans, il a réalisé des films presque aussi populaires que lui : la trilogie Retour vers le futur, Qui veut la peau de Roger Rabbit, Forrest Gump, Seul au monde…. Comme James Cameron, il a toujours été fasciné par les effets visuels et les nouvelles technologies : les trucages, la performance capture, la 3D numérique, l’utilisation de l’IA….

L’idée de Here lui est venue du roman graphique de Richard McGuire qui raconte l’histoire du monde de 3 500 000 000 av. J.C. jusqu’à l’an 22 175 depuis un point de vue fixe : l’angle d’un salon de Perth Amboy dans le New Jersey où l’auteur a grandi. Sacrée gageure  technologique et scénaristique que Robert Zemeckis relève haut la main grâce à deux procédés. Des inserts dans l’image qui permettent de passer avec beaucoup de fluidité d’une époque à l’autre, sans jamais égarer le spectateur. Des flashbacks et des flash forward qui rompent avec la plate chronologie des histoires qui aurait été vite ennuyeuse.

Si on l’analyse, on distingue six histoires dans Here. La première se déroule au temps des Amérindiens ; la seconde à l’Indépendance avec Benjamin Franklin pour héros ; la troisième au début du vingtième siècle avec un pionnier de l’aviation et son épouse, terrifiée par les risques qu’il prend (on reconnaît Michelle Dockery, personnage récurrent de Downton Abbey) ; la quatrième juste avant la seconde guerre mondiale chez un inventeur hédoniste. La dernière, la sixième, se déroule de nos jours, met en scène une famille afro-américaine (témoignage de l’évolution sociologique de la population américaine) et est marquée par la crise du Covid.

Le cinquième épisode est le plus long. Il constitue le cœur du film. On pourrait même se demander si Here n’aurait pas dû se focaliser sur lui. Il s’agit de l’histoire de Richard (Tom Hanks) de sa naissance , au lendemain de la Seconde guerre mondiale, quasiment jusqu’à sa mort. Son père, ancien combattant qui peine à se réacclimater à la vie civile, et sa mère (la rousse Kelly Reilly qui enflammait L’Auberge espagnole il y a près d’un quart de siècle) s’installent dans cette maison de banlieue où Richard va naître et grandir. Faute de moyens, Richard y passera sa vie avec sa femme (Robin Wright) et sa fille sans pouvoir jamais concrétiser ses rêves d’autonomie. Richard aurait aimé être peintre ; mais il devra se résoudre à vendre des assurances pour faire vivre sa famille.

Here a reçu un accueil critique très tiède. Il est sorti en catimini en France où il n’a fait l’objet d’aucune projection de presse. Ces réactions se comprennent : on peut trouver le film un peu long, une fois dissipée la curiosité suscitée par son parti pris culotté. On peut lui reprocher sa multiplicité d’histoires inégalement développées, seule celle de Richard, de ses parents et de Margaret étant réellement creusée. On peut aussi éprouver un malaise face aux effets spéciaux utilisés pour rajeunir outrancièrement Tom Hanks et Robin Wright. Pour autant, j’avoue avoir pris beaucoup de plaisir à ce film dont le scénario sans temps mort m’a tenu en haleine de bout en bout. Et j’ai trouvé la toute dernière scène particulièrement émouvante.

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Trois amies ★★★☆

Joan (India Hair), Alice (Camille Cottin) et Rebecca sont lyonnaises. Joan et Alice enseignent en collège l’anglais et l’histoire respectivement. Dans l’attente d’un poste, Rebecca, professeure d’arts plastiques, est employée au musée gallo-romain de Fourvière. Joan vit avec Victor (Vincent Macaigne) mais elle n’est plus amoureuse de son conjoint et hésite à le lui dire. Alice lui oppose le modèle du couple qu’elle forme avec Eric (Grégoire Ludig) : un couple soudé mais sans amour. Rebecca entretient quant à elle une relation secrète avec un homme marié… qui s’avère être Eric lui-même.

On connaît Emmanuel Mouret depuis maintenant plus de vingt ans. Ce plus si jeune quinquagénaire signe ici son douzième long-métrage. Il jouait dans les premiers, des comédies souvent légères tournées sous le soleil provençal de sa ville natale, Marseille. Depuis Caprice (2015), il s’est effacé et son cinéma s’est fait plus grave. Trois amies prend le virage affiché de la tragédie avec la mort brutale de l’un de ses protagonistes – que la bande-annonce nous aura dévoilé – qui en devient le narrateur d’outre-tombe.

Trois amies ressemble aux deux derniers films d’Emmanuel Mouret : Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait, Chronique d’une liaison passagère. Il enthousiasmera ceux qui les ont aimés et déplaira à ceux qui ne les ont pas goûtés. Et les autres qui ne les ont pas vus ? je les incite sincèrement à s’y frotter. Il leur faudra peut-être un petit moment acclimatation pour s’habituer aux tics de son cinéma : les dialogues mal écrits rendent aux acteurs la tâche bien ardue.
Grégoire Ludig ne s’en sort pas. Camille Cottin n’y est pas à l’aise : elle qui fut si lumineuse dans ses derniers films brille ici par son absence et sa fadeur. Je ne sais que penser d’India Hair, qu’on croyait condamnée aux seconds rôles et à laquelle Emmanuel Mouret offre la tête d’affiche. En revanche, j’ai été enthousiasmé par Sara Forestier qu’on n’avait plus vue depuis bien longtemps et dont on réalise combien elle nous avait manqué. J’ai adoré son rôle et la profondeur qu’elle lui donne.

Le scénario de Trois amies est d’une étonnante densité pour un film qui ne dépasse pas deux heures. Ce marivaudage étonnant contient bien des rebondissements sans lesquels l’attention du spectateur se serait peut-être lassée. Ce scénario nous fait voyager sur la carte de Tendre et contient jusqu’à son tout dernier plan une surprise qui pimente un happy end qui, sans elle, aurait été trop convenu.

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Au boulot ! ★★☆☆

François Ruffin et Gilles Perret sont de retour. Après Merci Patron !, réalisé par le seul premier (César du meilleur documentaire 2017 et succès-surprise au box office avec 5000.000 entrées), le sympathique duo avait signé ensemble J’veux du soleil !, road movie à travers la France des Gilets jaunes, et Debout les femmes !, enquête documentée sur les emplois du lien.

J’avais mis trois étoiles à chacun de ces films, diablement efficaces, drôles et politiques. Pourquoi deux seulement à celui-ci qui en réutilise avec autant d’efficacité les mêmes recettes ? Parce que le procédé qui sent un peu le réchauffé a perdu de son authenticité.

Merci Patron !, J’veux du soleil !, Debout les femmes ! et Au boulot ! partagent bien des points communs. Commençons par les plus anecdotiques. Leurs titres claquent, en forme de slogans, ponctués d’un emphatique point d’exclamation. Le même dessinateur, Thibaut Soulcié, en signe les affiches. François Ruffin en est le héros récurrent et sympathique, sorte de Tintin de la France périphérique. À vingt-trois ans à peine, il fonde à Amiens en 1999 un trimestriel satirique Fakir. En 2017, grâce notamment à la notoriété que lui a apportée le succès de Merci Patron !, il fait une entrée remarquée à l’Assemblée nationale. Il incarne désormais à la gauche de la gauche, une alternative au mélenchonisme qu’il accuse d’avoir trahi les classes populaires.

Au boulot ! utilise la même recette que Merci Patron ! : personnifier un sujet. Dans Merci Patron ! c’était Bernard Arnault qui personnifiait le capitalisme honni ; dans Au boulot ! les deux co-réalisateurs ont dégotté une personnalité tellement caricaturale qu’on pourrait douter de sa réalité : la trentaine fashionista, blonde jusqu’au bout des ongles, impeccablement manucurés, Sarah Saldmann est une avocate et une chroniqueuse qui a acquis une petite célébrité par ses sorties fracassantes sur les plateaux TV où elle fustige sans filtre, comme Laurent Wauquiez l’avait fait en son temps, l’assistanat. La prenant au mot, François Ruffin la défie de passer une semaine dans la peau d’un smicard. Contre toute attente, Sarah Saldmann accepte le défi et s’embarque avec son cornac dans un Tour de France des working poor : à Lyon avec un livreur soumis à des cadences infernales, à Boulogne-sur-Mer, dans une usine de conditionnement des produits de la pêche, à  Amiens dans un restaurant, à Saint-Etienne auprès d’une aide à domicile, à Abbeville dans une antenne du Secours populaire….

Le procédé rappelle celui utilisé dans Debout les femmes ! : François Ruffin y racontait la mission parlementaire sur les métiers du lien qu’il avait effectuée en binôme avec Bruno Bonnell, un député macroniste, ancien chef d’entreprise, chantre d’un capitalisme et d’un esprit d’entreprise contre lesquels Ruffin s’est toujours battu. La bande-annonce de Au boulot ! liste les situations inattendues que cette conjugaison des contraires fait naître. La précieuse ridicule, la « Cruella BCBG » se retrouve dans un environnement qu’elle ne connaissait pas, y découvre la dure réalité des prétendus « assistés » qu’elle accusait sans les connaître et, sans surprise, voit ses préjugés voler en éclats. Une dispute hors caméra, dont on se demande d’ailleurs si elle n’a pas compromis la sortie du film, le prive néanmoins du happy end escompté, Ruffin & Perret lui substituant un happening franchement raté.

Ruffin & Perret savent y faire. Leur documentaire est diablement efficace. Quiconque a fustigé sans en rien connaître la « culture de l’assistanat » ne s’y reprendra pas après l’avoir vu. Pour autant, même si on se trouve mesquin d’y trouver à redire, la générosité affichée de leur démarche cache une part de rouerie qui suscite des réserves.

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Souviens-toi du futur ! ★★☆☆

Marin Karmitz est connu pour être producteur de films et distributeur dans des salles qui portent les initiales de son nom. Moins connues sont sa passion pour la photographie et l’impressionnante collection qu’il a rassemblée au fil des ans. Une exposition lui était consacrée l’an dernier au Centre Pompidou. Y étaient exposées des oeuvres de la collection privée de Marin Karmitz et d’autres du fonds du Musée national d’art moderne.
Romain Goupil, compagnon de route de Karmitz, l’interroge sur sa passion.

Sans doute, ce court documentaire d’une heure à peine n’aurait-il pas trouvé le chemin des salles MK2 s’il n’avait pas été consacré à leur fondateur et serait-il resté un  support publicitaire ou un produit dérivé de l’exposition « Corps à corps ». Mais on aurait tort de crier au favoritisme et de reprocher aux MK2 Beaubourg et Parnasse de l’avoir programmé. Car ce documentaire est un petit bijou pour qui, comme moi, voue une passion à la photographie, un art qui, paradoxalement, alors même qu’il en est si proche, peine à trouver sa place au cinéma. Il suffit d’évoquer Lee Miller, ce biopic qui, obnubilé par le projet d’encenser la figure féministe de son héroïne, oublie de parler de son oeuvre et de sa démarche artistique.

La caméra à l’épaule, la mise au point parfois hésitante, Romain Goupil filme Marin Karmitz, un nonagénaire encore ingambe qui, d’une voix d’une infinie douceur, présente quelques unes des pièces les plus marquantes de sa collection. Loin de la photographie « humaniste » française, parfois chargée jusqu’à l’excès de bons sentiments, Karmitz a collectionné la street photography américaine, tels Dave Heath, Homer Page, Gordon Parks ou William Eugene Smith. Une place particulière est réservée à Lewis Hine (1874-1940), qui a utilisé ses photos pour militer contre le travail des enfants.

En parlant de ses photos, le collectionneur se dévoile. Il raconte son formidable destin : né en 1938 à Bucarest dans une famille juive, il survit à l’Holocauste, fuit la Roumanie en 1947 et trouve refuge en France, à Nice. Après des études de cinéma à l’Idhec, il devient chef opérateur, milite à la Gauche prolétarienne et fonde son propre réseau de salles. On comprend alors d’où lui vient sa passion pour la photographie : la hantise de la disparition et le désir, par avance frustré, de retenir le passé pour l’éternité.

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À l’ombre de l’abbaye de Clairvaux ★☆☆☆

À Clairvaux, dans l’Aube, Bernard fonda au début du XIIème siècle une abbaye cistercienne qui eut une grande renommée. Ses moines en furent chassés à la Révolution française et l’abbaye fut transformée en prison. Jusqu’à sa fermeture en 2023, la maison centrale de Clairvaux accueillit des détenus condamnés à de longues peines.
À une centaine de kilomètres de Clairvaux, Citeaux, en Côte d’or, l’abbaye fondatrice de l’ordre cistercien, est toujours en activité et accueille des moines qui acceptent de leur plein gré la règle de Saint Benoît.

Eric Lebel tenait un sujet diablement stimulant : son documentaire esquissait un parallèle entre la réclusion pénitentiaire et la clôture monacale. Il nous promettait une réflexion sur la privation de liberté. Pourquoi la société choisit-elle de punir ceux qui violent ses lois en les privant de liberté ? Pourquoi d’autres hommes, au nom d’une quête spirituelle, acceptent-ils de se priver de la liberté d’aller et venir ?

Hélas, la réflexion ne va pas très loin. Si parallèle il y a là, c’est dans le montage alterné des images, qui passent successivement de Clairvaux à Citeaux et retour, filmant ces deux enceintes en d’interminables plans aériens [Il faudrait déclarer un moratoire sur l’usage des drones au cinéma pour que les réalisateurs qui en usent et en abusent n’en fassent plus un usage aussi complaisant].

Perdant de vue son pitch séduisant, le documentaire d’Eric Lebel se réduit vite à un seul sujet, très banal : la prison. Il se focalise sur deux détenus dont on ne saura rien des crimes qui leur ont valu d’être incarcérés : un sexagénaire, ancien militaire, sec comme une trique, converti au bouddhisme, et un jeune fils d’agriculteur, qui soigne son alcoolisme en confectionnant des maquettes de tracteurs avec des allumettes.

Ces deux figures sont attachantes. Mais elles ne justifient pas à elles seules les une heure et trente minutes que dure ce documentaire. Sur le même sujet, on préfèrera À l’ombre de la République qui suivait en 2012 le contrôleur général des lieux de privation de liberté dans ses inspections. L’actuelle CGLPL participait au débat qui suivait la projection à laquelle nous avons assisté à l’Espace Saint-Michel et y tenait des propos d’une étonnante platitude, à la différence de l’ancien directeur de l’administration pénitentiaire autrement plus balancé.

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Les Voix croisées ☆☆☆☆

Né au Mali en 1948, Bouba Touré a immigré en France à la fin des années 60, a travaillé chez Chausson, un équipementier automobile, a connu la misère des foyers de travailleurs, a fréquenté les bancs de l’université de Vincennes et a participé aux mouvements protestataires qui dénonçaient les conditions d’accueil des travailleurs africains en France. En 1977, avec une dizaine d’immigrés maliens en France, il a décidé de revenir chez lui, dans la région de Kayes, sur les rives du fleuve Sénégal, et d’y créer une coopérative. Jusqu’à sa mort début 2022, il a vécu à cheval entre la France et le Mali et, en marge de son travail de projectionniste dans des salles de cinéma parisiennes, s’est érigé en mémoire vivante de l’immigration africaine à Paris.

Raphaël Grisey, né en 1979, s’est plongé dans les abondantes archives de Bouba Touré pour en tirer une biographie qui ne dit pas son nom. Et c’est bien dommage. Parce qu’à force de brouiller les pistes, de faire des sauts dans le temps entre hier et aujourd’hui, dans l’espace entre l’Afrique et la France, de passer d’un sujet à l’autre, la condition des immigrés en France, la famine au Sahel, le rôle de la diaspora dans le développement, on s’y perd vite dans ce documentaire de plus de deux heures, trop long d’une demi-heure au moins.

On s’autorisera une dernière critique politiquement incorrecte face à un documentaire qui instruit une nouvelle fois le procès manichéen de la colonisation et impute à la Françafrique tous les maux dont l’Afrique en général, le Mali en particulier, sont victimes depuis les indépendances : le Mali se porte-t-il mieux depuis qu’il a rompu les liens avec l’ancienne puissance coloniale et préfère-t-il aux liens d’hier avec la France ceux d’aujourd’hui avec la Russie et ses milices paragouvernementales ?

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Joker : Folie à Deux ★☆☆☆

Emprisonné à l’hôpital psychiatrique Arkhan après les crimes qu’il a commis, Arthur Fleck (Joaquin Phenix) attend son procès. Il fait la rencontre d’une autre internée, Lee Quinzel (Lady Gaga). La passion de la musique les rapproche. Le procès du Joker commence.

Joker (2019) avait rencontré un tel succès qu’une suite était inévitable. Todd Philips est toujours à la réalisation et Joaquin Phenix, couvert de récompenses (Oscar du meilleur acteur, Golden Globe, British Academy Awards…), réendosse le costume du clown meurtrier. L’adjuvant de ce second volet est Lady Gaga, la pop star mondialement connue qui travaille à sa reconversion au cinéma après A Star is Born très sirupeux, House of Gucci autrement plus convaincant.

Venons-en directement à la conclusion : Joker 2 est raté. La raison de ce naufrage est double.
La première est la maladresse des séquences musicales. On reconnaît quelques grands classiques des années 60 – alors que l’action du film est censée se dérouler au début des 80ies : What the World Needs Now Is LoveFor Once in My LifeTo Love Somebody… Lady Gaga chante faux. Pire : Joaquin Phenix ne sait pas chanter et on a mal pour lui quand il pousse la chansonnette.

Le deuxième est plus grave encore. Si Joker nous tenait en haleine, c’est parce qu’il reposait sur une ambiguïté fondamentale : Arthur Fleck allait-il réussir à endiguer la schizophrénie qui risque de le pousser aux pires excès ? Las ! Le dénouement du premier film prive par avance de tout enjeu le second. On y retrouve un homme brisé, dont on sait les crimes qu’il a commis et leurs motifs psychiatriques. La seconde moitié de Joker 2 se déroule dans une cour de justice. Mais on se peine à saisir l’enjeu de ce procès : la culpabilité de Fleck ? elle ne fait aucun doute ; son irresponsabilité pénale ? elle n’est guère plus douteuse ; mais elle n’est bizarrement pas évoquée ; son comportement durant un procès qui tourne vite à la farce après que Fleck a récusé son avocate ?

Présenté à la Mostra de Venise en septembre, hué par la critique, sorti aux Etats-Unis et dans le monde entier début octobre, Joker 2 a fait un four.

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Norah ★☆☆☆

Un instituteur, Nader, est affecté dans un minuscule village au milieu du désert saoudien. Il y a la charge d’apprendre à lire et à écrire à quelques gamins dépenaillés. Pour encourager l’un d’entre eux, particulièrement doué, il dessine son portrait. Le dessin arrive entre les mains de sa sœur aînée, Norah, une orpheline élevée par sa tante, qui rêve d’émancipation, mais dont l’avenir est hypothéqué par un mariage arrangé avec un jeune garçon de la tribu. Norah, au mépris des règles qui le lui interdisent, se met en tête de demander à Nader de dessiner son portrait.

L’Arabie saoudite s’ouvre lentement au monde. Elle lance une vaste campagne médiatique pour attirer les touristes, notamment sur le site d’Al Ula, au cœur du pays, près duquel Norah a été tourné. D’ailleurs la projection à laquelle j’ai assisté était précédée d’une publicité vantant les attraits du royaume saoudien. Les images de ce clip lêché contrastaient avec le rigorisme strict de Norah, dont l’action se déroule en 1996. À l’époque, la séparation des sexes ne connaissait aucune dérogation : les femmes n’étaient autorisées dans l’espace public qu’à condition d’être totalement voilées, de la tête au pied. Pas question de dévoiler son visage, de conduire, encore moins de chanter ou d’être dessinée. Les choses évoluent depuis 2016 et le tournant pris par le nouvel homme fort du royaume, le prince Mohammed ben Salmane alias MBS.

Norah se targue d’être le premier film saoudien programmé au festival de Cannes. Il y a en effet été sélectionné dans la section « Un certain regard ». C’est un film beau et simple, qui raconte une belle et simple histoire. L’enjeu en est ce portrait de Norah que Nader va essayer de dessiner en cachette des habitants du village, avec la complicité d’un sympathique épicier indien. Le film se déroule dans quelques décors à peine : l’épicerie de Madhur, la salle de classe de Nader, la chambre de Norah, l’espace ouvert du village, battu par le vent du désert, aux airs de faux western.

Norah se termine par une image puissante dont le but manifeste est d’impressionner durablement le spectateur tout en lui délivrant un message libérateur. Dans le même style, on lui préfèrera Wajda (2012), un autre film saoudien, le premier dit-on, qui racontait l’émancipation d’une fillette qui s’était mise en tête, malgré l’interdiction qui lui était opposée, de faire du vélo.

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