A Good Man ★☆☆☆

Benjamin (Noémie Merlant) va bientôt achever sa transition. Avec Aude (Soko) sa compagne, il aspire à une vie de couple paisible. Ils ont quitté Aix en Provence où ils se sont rencontrés six ans plus tôt pour l’île de Groix où Aude anime les  ateliers de danse d’une école primaire et Ben exerce comme infirmier sans que personne soupçonne son changement de genre.
Ben et Aude veulent avoir un enfant. Mais Aude n’y parvient pas, laissant à Ben une douloureuse responsabilité : suspendre sa transition avant qu’elle soit irréversible et porter un enfant, l’acte le plus féminin qui soit.

Marie-Castille Mention-Schaar aime les sujets forts : la transmission de la mémoire de la déportation (Les Héritiers), l’embrigadement fondamentaliste des jeunes filles (Le ciel attendra qui révéla Noémie Merlant et lui valut une nomination au César du meilleur espoir féminin). Elle en traite un autre ici : la transparentalité.

Le sujet est troublant. Il est d’actualité : aux Etats-Unis, deux mille hommes trans accoucheraient chaque année. Il interroge le droit, l’anthropologie et met aux défis nos préjugés. L’incarnation qu’en propose Noémie Merlant est épatante. Une semaine à peine après Les Olympiades, la voici encore au sommet de l’affiche. Je prends le pari que, pour ce rôle-ci ou pour ce rôle-là, elle décrochera en mars prochain le César de la meilleure actrice et l’aura amplement mérité.
Une vaine polémique reproche à la réalisatrice d’avoir confié le rôle d’un personnage trans à une actrice cis. Elle y a intelligemment répondu : « Selon moi, il serait absurde, injuste et contre-productif de cantonner des acteurs trans à des rôles de trans, et le même raisonnement doit s’appliquer aux acteurs et actrices cis. Car, avant son genre, son identité sexuelle, sa couleur de peau, un acteur ou une actrice est avant tout un acteur ou une actrice. Et je crois que le personnage qu’il ou qu’elle incarne a autant besoin de sa technique et de son talent que de son vécu. Les acteurs trans doivent pouvoir être choisis parce qu’ils sont acteurs, pas parce qu’ils sont trans. »

Reste le film. Aussi bien interprété soit-il, A Good Man (pourquoi ce titre anglais ? « L’homme qu’il faut » n’aurait-il pas aussi bien fait l’affaire ?) semble ployer sous son sujet. Quelques flashbacks pas vraiment réussis racontent la rencontre d’Aude et de Benjamin avant sa transition, alors qu’il s’appelait encore Sarah. On voit défiler autour de lui son frère, sa mère, son meilleur pote qui jouent tous à leur façon les figures de la réprobation sociale et/ou de la tolérance empathique.

Le problème de A Good Man est qu’il ne raconte pas grand-chose de plus que sa bande-annonce ne nous l’a laissé présager.

La bande-annonce

Cry Macho ★☆☆☆

Mike Milo (Clint Eastwood) est un vieux dresseur de chevaux texan dont la vie a été doublement brisée par un grave accident de rodéo puis par la mort accidentelle de sa femme et de sa fille dans un accident de la route. Son employeur a eu beau le licencier sans état d’âme quelques années plus tôt, Mike le voit revenir en lui demandant un ultime service : aller chercher à Mexico son fils Rafo, un jeune garçon en pleine crise d’adolescence.

Clint Eastwood a quatre-vingt-onze ans. Difficile d’oublier cet âge canonique quand on regarde son quarantième film, le quatre-vingt-douzième en tant qu’acteur, le vingt-cinquième dans lequel il se dirige. Une filmographie d’autant plus impressionnante que l’oeuvre d’Eastwood, après avoir suscité des réserves pour ses dérives virilistes et vigilantistes, est désormais portée aux nues comme sommet du néoclassicisme hollywoodien.
J’avoue ne pas communier à cette religion. Million Dollar Baby ne figure pas dans mon panthéon. Pas plus que Impitoyable ou Gran Torino. J’ai aimé Le Cas Richard Jewell ainsi que, dans une moindre mesure La Mule. Mais j’ai rarement vu film plus bâclé que Le 15h17 pour Paris.

J’ai bien failli ne mettre aucune étoile à Cry Macho et en rédiger une critique assassine où j’aurais méchamment raillé « le film de trop ». J’aurais évoqué la démarche claudicante d’Eastwood dont on se demande à chaque pas s’il ne va pas s’effondrer. J’aurais pointé du doigt la doublure qui le remplace lorsqu’il prétend dompter un mustang sauvage. Je me serais moqué de l’attraction qu’il exerce – ou croit exercer – sur les deux femmes qu’il croise, une nymphomane qui veut le mettre dans son lit (dont on se demande bien dans quel état il en ressortirait) et une veuve qui esquisse avec lui les quelques pas de danse qu’il partageait, il y a plus d’un quart de siècle, avec Meryl Streep dans Sur la route de Madison. Et puis surtout, j’aurais été sans pitié pour ce film indigent, son scénario sans imagination le ressassement ad nauseam des deux thèmes qui traversent toute l’oeuvre d’Eastwood, la transmission et la rédemption, le jeu caricatural de cet adolescent insupportable – dont on comprend aisément que sa mère ait envie de le renvoyer dans sa chambre avec une bonne fessée.

Mais j’ai ravalé mon fiel. Certes je n’ai pas poussé l’indulgence jusqu’à lui octroyer plusieurs étoiles. Mais je n’ai pas osé tirer sur l’ambulance. Face à ce qui pourrait bien être le dernier film de Clint Eastwood – en tous cas certainement le dernier où il jouera sur ses deux jambes – je lui ai reconnu le droit de dresser lui-même son éloge funèbre. Un bel éloge sous forme d’auto-dérision avec une phrase qui est déjà entrée dans la légende eastwoodienne : « This macho thing is overrated ».

La bande-annonce

Tre Piani ★★★☆

Trois familles dysfonctionnelles habitent les trois étages d’un immeuble de rapport en Italie.
Lucio (Riccardo Scamarcio) est rongé par le soupçon que sa fillette Francesca a été abusée par son voisin Renato, un sympathique grand-père atteint de la maladie d’Alzheimer.
Monica (Alba Rohrwarcher) accouche seule, loin de son mari parti travailler à l’étranger, et craint de sombrer dans la folie qui a englouti sa propre mère après sa naissance.
Vittorio (Nanni Moretti) et Dora (Margherita Buy) sont tous deux magistrats. Ils ont raté l’éducation de leur fils qui se livre aux pires excès jusqu’à faucher, une nuit d’ivresse, un piéton sur un passage clouté.

L’Espagne a Pedro Almodovar, l’Angleterre Ken Loach, le Danemark Lars Von Trier et l’Italie Nanni Moretti. Bien sûr la phrase qui précède est très contestable et provoquera des haussements de sourcils et des propositions d’amendement. Mais, accordez-moi que si l’on vous demande à brûle-pourpoint de citer un réalisateur italien contemporain, c’est le nom de Moretti qui vous viendra en premier à l’esprit – ou bien, si vous voulez à tout prix me donner tort, ceux de Benigni, Bellocchio ou Sorrentino.

Nanni Moretti tourne des films depuis plus de quarante ans. À près de soixante-dix ans, il reste l’éternel jeune homme du cinéma italien. Il a reçu la Palme d’Or à Cannes en 2001 pour La Chambre du fils et une palanquée de Davids, l’équivalent des Césars.

Après s’être fait la conscience de la gauche italienne, notamment en multipliant les charges contre Berlusconi et ses dérives populistes, son cinéma est devenu depuis quelques années moins politique et plus intimiste. Je n’avais pas été entièrement convaincu par Mia Madre qui avait été pourtant encensé par la critique en 2016. J’ai au contraire été emballé par ce Tre Piani auquel elle a réservé un accueil plus froid.

J’en ai surtout aimé la fluidité de son récit. Je viens de faire la même remarque devant Les Olympiades dont la structure est similaire. Moretti comme Audiard réussissent avec une grande économie de moyens à entrelacer trois récits et à inscrire ces histoires dans le temps long : un an chez Audiard, dix ans chez Moretti en trois actes successifs. Pas de flashbacks compliqués comme des réalisateurs plus jeunes et moins sûrs de leur art aiment à en multiplier l’utilisation. Un récit platement chronologique et pour autant diablement prenant qui ne laisse aucun temps mort et réserve quelques belles surprises.

Le propos de Tre Piani n’est pas gai. Nanni Moretti ne se donne pas le beau rôle en interprétant un haut magistrat droit dans ses bottes qui a gâché sa relation avec son fils et avec sa femme à force de rectitude morale.
Alba Rohrwacher est, comme d’habitude, parfaite dans un rôle qu’elle affectionne : celui d’une jeune mère gentiment perchée.
Mais c’est l’histoire qui a Riccardo Scamarcio pour héros qui est la plus complexe et la plus intéressante. Son thème  est scabreux : l’agression sexuelle sur mineurs. Celle dont la fille de Lucio a été victime (ou pas). Celle dont Lucio se rendra bientôt coupable (ou pas).

Je n’ai pas toujours aimé le Nanni Moretti des années 90 que je trouvais trop bavard, trop égocentrique, trop hypocondriaque. Je suis en train de lui préférer le personnage plus sombre, plus grave, plus amer qu’il est devenu au crépuscule de sa vie. Ce n’est pas bon signe….

La bande-annonce

My Son ★☆☆☆

Edmond (James McAvoy) travaille dans l’industrie du pétrole dans des pays dangereux : l’Irak, la Libye…. Il apprend que son fils, Ethan, sept ans, a disparu. Sa mère, Joan (Claire Foy), dont Edmond est séparé depuis plusieurs années et qui a refait sa vie avec un architecte, l’avait envoyé en colonie de vacances.
Edmond se précipite sur les lieux et y retrouve Joan, aussi désemparée que lui. Révolté par l’inertie de la police, il décide de mener seul l’enquête.

Christian Carion, réalisateur à succès de Joyeux Noël et L’Affaire Farewell, avait écrit, réalisé et produit en 2017 Mon garçon avec Guillaume Canet et Mélanie Laurent. Il en écrit, réalise et produit le remake anglo-saxon, remplaçant les décors enneigés du Vercors par ceux aussi glaciaux, la neige en moins, des Highlands écossais en plein hiver.

Le film français comme son remake écossais ont été tournés selon un procédé original : son héros – Guillaume Canet dans le premier, James McAvoy dans le second – était laissé dans l’ignorance du scénario et improvisait à chaque scène ses réactions. Sans doute le tournage a-t-il été très amusant pour les intéressés. Mais le procédé ne présente aucun intérêt pour le spectateur dont j’écrivais déjà en 2017 qu’il « regarde Guillaume Canet découvrir avec de grands yeux ébahis et la bouche béante des rebondissements auxquels il ne sait pas vraiment comment réagir ».

Il y a plus grave. Si My Son, dans sa première partie crée une ambiance oppressante à souhait, grâce aux décors majestueux de l’Ecosse, il prend dans sa seconde une voie beaucoup plus conventionnelle. Le personnage de James McAvoy se retrouve mêlé à une histoire rocambolesque, dénuée de toute crédibilité et passablement téléphonée. On le suit, sans grande excitation, jusqu’à son dénouement prévisible. On le suit d’autant plus mollement que My Son reproduit, jusqu’à ses moindres plans, le déroulement de Mon garçon, dont on avait perdu le souvenir mais qui reflue pendant le film.

La bande-annonce

Une vie démente ★★☆☆

Alex et Noémie, la trentaine heureuse, forment un couple amoureux (et réciproquement). Mais alors qu’ils sont sur le point de concevoir un enfant, l’état de santé de Suzanne, la mère d’Alex, se détériore brutalement. Cette sexagénaire hyperactive, directrice d’une galerie d’art à Bruxelles, perd gentiment la tête. Le diagnostic tombe : Alzheimer. Sa dépendance de plus en plus inquiétante oblige son fils et sa belle-fille à suspendre leurs projets et à mettre leurs vies entre parenthèses.

La fin de vie, écrivais-je le mois dernier dans ma critique de Tout s’est bien passé, est décidément à la mode. On ne compte plus les films récents qui lui sont consacrés : The FatherFalling, Supernova… Si je n’avais pas de scrupule à me répéter, j’écrirais la même chose au sujet de ce film belge. Mais bien sûr, je n’en ferais rien.

Une vie démente est un joli titre pour un joli film. Un titre qui renvoie à la démence sénile qui frappe Suzanne, la mère d’Alex ; mais un titre joyeux qui fait écho à la vie bien remplie de cette sexagénaire extravertie.

Une vie démente prend le parti revendiqué de la comédie. Un genre qui pourrait surprendre sinon déranger pour traiter le sujet, ô combien plombant, de la démence d’une mère et des difficultés de l’accompagner.

Pour autant, ce film signé par un couple de jeunes réalisateurs belges ne verse pas dans l’humour potache. Au contraire, il prend le parti original d’un onirisme décalé, dont son affiche témoigne : à plusieurs reprises, à cause des costumes qu’ils portent et des arrières-plans devant lesquels ils sont filmés, les acteurs semblent comme noyés dans les décors. Métaphore évidente de la maladie d’Alzheimer dans laquelle ils se noient, impuissants. Parce que l’action se déroule en Belgique, on pense évidemment au surréalisme de Magritte.

La magie opère dès la première scène, désopilante et juste. Elle perdure pendant la première moitié du film qui ne cesse de nous surprendre grâce notamment au jeu de Jo Deseure qui interprète Suzanne. La seconde moitié est moins réussie, qui fait un peu du surplace et n’a pas le cran de se frotter à la conclusion inéluctable du déclin de la malade.

La bande-annonce

Aline ★★☆☆

Toute ressemblance avec une personne existante ou ayant existé ne serait pas purement fortuite. Aline Dieu, c’est Céline Dion. Une Céline Dion qui ne prétendrait pas à la parfaite authenticité, pour permettre à Valérie Lemercier quelques libertés avec la réalité – et lui éviter aussi des tracas juridiques.

Ce vrai-faux biopic était attendu depuis de nombreux mois. Sa sortie prévue en novembre 2020 a été repoussée une première fois en février 2021 puis en novembre.

Valérie Lemercier a joué dans tellement de comédies, elle a un tel potentiel comique, qu’on pourrait croire que Aline est une parodie. Ce serait faire un grave contresens. Loin de se moquer de la chanteuse québécoise, Valérie Lemercier signe un biopic bienveillant, dépourvu de toute ironie.

Il y aurait eu pourtant matière à moquerie dans la carrière de la chanteuse, dans son goût pour le kitsch et le bling-bling, dans son répertoire désespérément sirupeux. Et il y aurait eu de quoi médire aussi sur sa relation avec son manager, René Angélil, de vingt-six ans son aîné, qui la découvrit quand elle n’était encore qu’une enfant, l’épousa en 1994 et eut avec elle trois enfants en 2001 et 2010 avant de mourir en 2016 d’un cancer de la gorge. Mais ce n’est pas le parti pris retenu par Aline qui raconte au contraire une histoire d’amour au premier degré.

Le film repose sur les épaules de Valérie Lemercier qui en assure la réalisation, en a co-écrit le scénario et en interprète le rôle principal. Seul aspect qu’elle a accepté de déléguer : ce n’est pas elle mais une chanteuse nommée Victoria Sio qui interprète les titres de Céline/Aline.
Valérie Lemercier est époustouflante de charisme, de présence, de justesse. Elle administre avec éclat la preuve qu’aucune Camille Cottin ne saura jamais la détrôner. On voit mal comment le César de la meilleure actrice pourrait lui échapper en mars prochain (elle a déjà obtenu deux fois celui de la meilleure actrice dans un second rôle pour Les Visiteurs en 1994 et Fauteuils d’orchestre en 2007).

Pour autant, Aline souffre d’une tare congénitale. Sa bienveillance à l’égard de son sujet, son refus de toute dramatisation (il n’y a pas de « méchant » dans le film) le privent de tout enjeu. Tout se déroule selon une lente et interminable chronologie (le film dure deux heures mais j’ai eu l’impression qu’il en durait le double) : l’enfance d’Aline auprès de ses treize frères et sœurs (la partie peut-être la plus réjouissante du film qui m’a rappelé le tempo effréné d’Amélie Poulain), la révélation de son talent, la gloire soudaine et l’histoire d’amour qui se noue avec son manager.

Il ne manque pas un bouton de guêtre – ni un stiletto – à cette émouvante biographie. On ne peut qu’être emporté par la communicative énergie qui s’en dégage. Mais c’est précisément son absence de faiblesse, de défaut qui fait de cet objet trop lisse, trop parfait, un film qu’on admirera mais qu’on n’aimera pas nécessairement.

La bande-annonce

La Fracture ★★★☆

Des dizaines de patients attendent, une nuit de décembre 2018, au service des urgences de l’hôpital Lariboisière à Paris, après une manifestation des Gilets Jaunes. Parmi eux, Raf (Valeria Bruni-Tedeschi), la quarantaine, une dessinatrice en pleine crise conjugale avec son épouse Julie (Marina Foïs) qui tremble pour son fils Kevin, parti manifester et dont elle est sans nouvelles. Yann (Pio Marmaï), un routier nîmois en colère, monté à Paris pour manifester, dont la jambe a été blessée par une grenade de désencerclement. Et Kim (Aïssatou Diallo Sagna) qui enchaîne sa sixième nuit de garde, alors même que sa fille est malade, et qui tente avec toute la bonne volonté du monde et des moyens cruellement insuffisants, d’accueillir et de soulager la douleur des patients.

Catherine Corsini, figure installée de l’establishment cinématographique, réalisatrice notamment de Un amour impossible, adapté de Christine Angot, et La Belle Saison, mon coup de cœur de l’année 2016, s’attaque à un sujet casse-gueule et ouvertement politique. Son titre au singulier qui, au premier degré, évoque la fracture du coude qui conduit Raf à l’hôpital, est en fait pluriel. La fracture dont elle parle est triple.
Premièrement, fracture dans le couple. Le film raconte la crise conjugale de deux femmes qui vivent ensemble depuis dix ans. L’hystérie de chaque instant de Raf a achevé d’éloigner Julie qui souhaite rompre et déménager. Hantée par la peur de l’abandon, hyper-possessive, Raf ne l’accepte pas et invente tous les prétextes pour retenir Julie.
Deuxièmement, fracture dans la société. C’est la crise des Gilets Jaunes bien sûr qui est évoquée à travers le personnage de Yann, bouillant de rage et de colère, contre une vie de petits boulots, un salaire de misère et le sentiment humiliant de n’être ni écouté ni respecté.
Troisièmement, fracture à l’hôpital. Un service public gratuit où l’on soigne tous les malades sans considération de son statut. Mais un service public menacé par le manque de moyens et les cadences infernales.

La barque aurait pu être lourde et La Fracture sombrer. Tel est d’ailleurs l’avis de quelques amis particulièrement critiques avec ce film. Tel n’est pas le mien.
J’ai au contraire particulièrement goûté la fluidité de l’écriture de ce scénario qui maintient le rythme et l’intérêt sans temps mort. Unité de temps, unité de lieu, unité d’action : après un court prologue, tout se passe entre les quatre murs de l’hôpital bientôt assiégé par les forces de l’ordre qui veulent y poursuivre les Gilets jaunes qui y ont reflué.

Outre la qualité de son écriture, le principal atout de La Fracture est dans son interprétation. Avec une double mention pour Valeria Bruni-Tedeschi et Pio Marmaï. Le registre de la première n’est pas nouveau : l’hystérie ; mais elle l’interprète avec un tel talent qu’on ne peut qu’applaudir à sa prestation. Pio Marmaï lui aussi ne sort guère de sa zone de confort : celle du chien fou à la Dewaere ; mais là encore, il y est excellent.

La bande-annonce

Compartiment n° 6 ★★☆☆

Laura (Seidi Haarla) est une jeune Finlandaise venue en Russie dans les années 90 pour y étudier et en apprendre la langue. Elle y est devenue l’amante de Laura (Dinara Drukarova), une archéologue russe, qui, à la veille de leur départ pour Mourmansk, où les deux archéologues avaient l’intention d’aller voir des peintures rupestres, lui fait faux bond.
Laura décide de prendre seule le train. Le voyage s’annonce long et inconfortable. D’autant qu’elle doit partager le compartiment de Ljoha (Yuriy Borisov), un jeune Russe passablement alcoolisé, qui se rend au même endroit pour y travailler à la mine.

Auréolé du Grand Prix du jury au dernier festival de Cannes, précédé par une critique élogieuse, Compartiment n° 6 portait la promesse d’un rail movie aux confins de la Russie, « entre Lost in Translation et In the Mood for Love », comme l’annonce son affiche. Traduisons : une histoire d’amour déchirante entre deux inconnus que les hasards de la vie font se croiser dans un pays étranger dont ils ne comprennent pas la langue – avec la réserve qu’ici Ljoha est russe et que Laura comprend et parle fort bien sa langue.

Le film provoque parmi ses spectateurs deux types de réactions très tranchées. Les premiers crient au chef d’oeuvre, saluent la poésie de ce long voyage immobile, dans le huis clos d’un compartiment minuscule, mais ouvert sur l’immense toundra subarctique. Ils sont touchés par la délicatesse de l’histoire d’amour qui rapproche lentement les deux passagers. Les autres, plus laconiques, disent s’être beaucoup ennuyés devant un film trop long à l’intrigue prévisible et à la morale convenue (« Le voyage importe plus que la destination »).

Je dois humblement avouer qu’aussi dissemblables soient ces deux points de vue, je les reprendrai volontiers tous les deux à mon compte. Tout en étant touché par la délicatesse de cette histoire, j’ai trouvé le temps bien long. Tout en ayant souvent regardé ma montre et bâillé d’ennui, je garderai un souvenir fort de ce film émouvant.

La bande-annonce

Albatros ★★★☆

Laurent (Jérémie Rénier) est sous-officier de gendarmerie. Il commande une petit brigade en Seine-maritime, sur les bords de la Manche où il aime naviguer sur le bateau qu’il a acheté avec son meilleur ami. Il vient de demander la main de sa compagne, Marie, dont il partage la vie depuis dix ans et avec qui il a eu un enfant (interprétée par la propre fille du réalisateur et auquel elle ressemble étonnamment). La vie de la brigade et de ses militaires est ponctuée de petits drames ordinaires : un suicide du haut des falaises d’Etretat, un jeune qui circule sans casque et sous emprise, un poivrot qu’il faut raccompagner chez sa mère (Xavier Beauvois en caméo), un agriculteur qui part en vrille…
Tout semble aller pour le mieux dans la vie heureuse de Laurent jusqu’à ce qu’un drame ne fende sa vie en deux.

Xavier Beauvois est un réalisateur qui s’est toujours attaché à filmer le groupe : les membres d’une congrégation religieuse dans Des hommes et des dieux, les policiers dans Le Petit Lieutenant, les femmes laissées seules par les hommes partis au front en 1914 dans Les Gardiennes (qui avait révélé Iris Bry qu’on retrouve ici dans un rôle secondaire). C’est avec la même réussite qu’il filme dans Albatros le quotidien d’une caserne de gendarmerie. Le film devrait devenir iconique dans les écoles de gendarmerie – comme Le Chant du Loup l’est déjà à l’Ecole navale – tant il donne une image à la fois documentée et valorisante du métier de gendarme.

Cette (trop ?) longue exposition constitue la première partie d’un film qui en compte deux. Il est coupé en son milieu par un drame que la bande-annonce a montré mais dont je ne dirai rien pour ne pas encourir de procès en divulgachage. C’est la meilleure partie du film si on la considère non pas comme un préambule, mais bien comme l’objet du film : la narration humble d’un quotidien sans histoire fait de mille histoires.

Dans sa seconde partie, le film bascule. Il raconte la lente reconstruction d’un homme brisé par un drame qui a fait éclater sa vie. Il emprunte pour se faire un cheminement étonnant, quasi mystique, qui nous transporte loin des horizons minuscules de la première partie. Il faut sans doute y voir la marque du mysticisme de Xavier Beauvois dont le cinéma est traversé par des interrogations existentielles. Si le film y gagne peut-être en profondeur, il y perd malheureusement en fluidité et risque de se noyer (c’est le cas de le dire !) dans un fatras métaphysique. Il est sauvé de justesse par son dernier plan, d’un étonnant romantisme qui , fleur bleue que je suis, m’a immanquablement fait fondre.

La bande-annonce

Les Olympiades ★★★★

De nos jours, dans le quartier des Olympiades, à Paris 13ème, quatre jeunes gens se croisent, se séduisent, s’aiment, se quittent, se retrouvent….
Emilie (Lucie Zhang) cherche à s’émanciper d’une famille chinoise étouffante. Son diplôme de Sciences po en poche elle s’est installée dans l’appartement de sa grand-mère, internée en EHPAD, et a trouvé un emploi sous-qualifiée de télévendeuse.
Camille (Makita Samba) a répondu à l’annonce passée par Emilie pour devenir son colocataire. Professeur de français dans un lycée du quartier, il prépare mollement l’agrégation. Il séduit instantanément Emilie qui couche avec lui et en tombe amoureuse ; mais il refuse de s’engager dans cette relation.
Nora (Noémie Merlant) est une jeune provinciale récemment arrivée à Paris pour y reprendre des études de droit après une première expérience professionnelle dans l’immobilier. Ses camarades de fac croient reconnaître en elle Amber Sweet (Jehnny Beth), une star du porno. Elle quitte la fac et rencontre Camille qui, pendant l’année de césure que l’Education nationale lui a accordée pour préparer l’agrégation, a repris l’agence immobilière d’un cousin.

Jacques Audiard est peut-être l’un des plus grands réalisateurs français – certains disent même mondiaux – contemporains. Palme d’or en 2015 pour Dheepan, il a eu trois fois le César du meilleur réalisateur pour De battre mon cœur s’est arrêté, Un prophète et Les Frères Sister. Le film que j’ai préféré de lui est peut-être De rouille et d’os, l’adaptation d’une série de nouvelles de l’écrivain canadien Craig Davidson. J’en ai retrouvé la structure dans Les Olympiades qui adapte trois nouvelles graphiques du bédéiste américain Adrian Tomine.

Avec une extrême fluidité, Jacques Audiard et ses co-scénaristes Céline Sciamma et Léa Mysius entrelacent trois récits. Le résultat est beaucoup plus réussi que The French Dispatch, construit sur un principe similaire mais où les trois histoires racontées n’avaient entre elles aucun rapport.

Cette fluidité dans le récit est la première qualité des Olympiades. Mais c’est loin d’être la seule.

Le film est d’une étonnante fraîcheur. D’autant plus étonnante que le réalisateur qui le signe a près de soixante-dix ans. Cette fraîcheur, il la doit à ses trois interprètes principaux. On connaissait déjà Noémie Merlant, notamment mais pas seulement pour son rôle dans Portrait de la jeune fille en feu. On la reverra bientôt dans A Good Man dans le rôle d’une mère transgenre (sic) sous la direction de Marie-Castille Mention-Schaar. Lucie Zhang est la révélation du film. Âgée de vingt ans à peine, elle incarne Emilie et toutes les contradictions des jeunes femmes d’aujourd’hui : le désir de rompre avec sa famille et un profond attachement à sa grand-mère en fin de vie, les difficultés à trouver un métier qui satisfasse ses aspirations et un logement qui corresponde à son budget, une liberté sexuelle qui ne va pas toujours de pair avec les attachements du cœur.
Makita Samba enfin. Un acteur follement sexy, à la grâce féline, qui m’a rappelé John David Washington (le héros de Tenet) et André Holland (celui de la série The Eddy). J’ai adoré l’intonation de sa voix. Et j’ai aimé que le personnage qu’il interprète ne se définisse pas par la couleur de sa peau et aurait pu tout aussi bien, sans changer une ligne au script, être interprété par un Blanc.

Dans un registre qui n’était pas le sien jusqu’alors, et qui n’est pas sans rappeler la Nouvelle Vague et l’oeuvre de Rohmer, Audiard dissèque les émois amoureux des vingtenaires d’aujourd’hui. Il parle de sexe et n’hésite pas à le montrer – les scènes très crues auraient peut-être justifié une interdiction aux moins de douze ans. Il parle surtout d’amour avec un romantisme étonnant. Il se clôt par deux scènes portées par la grâce, dont le souvenir m’accompagnera longtemps.

La bande-annonce