Linda veut du poulet ! ★★★☆

Linda a huit ans. Depuis la mort de son père, Paulette, sa mère, l’élève seule. Injustement punie par elle qui, pour se faire pardonner, lui promet de lui passer tous ses désirs, Linda réclame un poulet aux poivrons, souvenir nostalgique de la cuisine que lui mitonnait son père. Mais c’est la grève générale et tous les magasins sont fermés. Pour trouver un poulet, Paulette et Linda se lancent dans une folle odyssée.

Le pitch comme le titre de Linda veut du poulet ! pourraient dissuader bien des adultes d’aller voir ce film d’animation que le festival Télérama a eu la pertinence de reprogrammer en début d’année pour ceux qui, comme moi, en avaient raté la sortie en octobre dernier. Ils auraient bien tort de rater ce petit bijou, cristal du long métrage au dernier festival d’Annecy.

Co-réalisé par Sébastien Laudenbach, qui avait signé La Jeune Fille sans mains, Linda veut du poulet ! en a la même délicatesse de traits, la même gracieuse esthétique, pleine de couleurs et d’énergie. J’ai eu la chance d’entendre sa co-réalisatrice, l’italienne Chiara Malta, venue présenter son film aux dimanches de l’ACID. Elle en parle avec autant d’intelligence que de sensibilité. Linda… est un film pour enfants qui traite de sujets graves. Le deuil : il faut ne pas avoir de cœur pour ne pas verser une larme sur le chagrin de Linda et de Paulette. Le vivre-ensemble : la cité HLM où se déroule l’action (sommes-nous près de Paris ou en province ?) ressemble à un petit village chaleureux dont tous les personnages se tiennent les coudes jusqu’au joyeux sabbat final.

Entrecoupé de séquences musicales dispensables, Linda… est joué par de vrais acteurs dont on reconnaît les voix, Clotilde Hesme, Laetitia Dosch et surtout Esteban à la diction inimitable. C’est un spectacle drôle, tendre, attachant, qui plaira aux grands comme aux petits, à ne pas manquer.

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Walk Up ★☆☆☆

Byungsoo, un réalisateur de cinéma d’une certaine notoriété, amène sa fille rendre visite à une amie de longue date. Architecte d’intérieur, elle est propriétaire d’un petit immeuble de trois étages dans un quartier huppé de Séoul. Byungsso espère qu’elle acceptera de prendre sa fille en stage. Le repas qu’ils partagent est interrompu par l’appel téléphonique de son producteur.

Hong Sangsoo poursuit, au rythme frénétique qui est le sien de deux à trois films par an, sa prolifique carrière. Les  deux précédents – De nos jours et La Romancière, le Film et le Heureux Hasard – sont sortis en 2023 et les deux prochains sont déjà en boîte.

Ses films ont sur moi le même effet que les romans de Patrick Modiano. J’ai le plus grand mal à en comprendre le sujet et les rebondissements, suspectant leur auteur de prendre un malin plaisir à m’égarer dans des temporalités floues et des personnages interchangeables. Je n’arrive plus à me souvenir de chacun, car ils se ressemblent tant les uns les autres que je les confond tous dans un brouillard nébuleux et innommé.

Walk Up pousse ce défaut-là (ou bien est-ce une qualité que je n’ai pas su prendre pour telle) au paroxysme. Son dispositif est minimaliste. Son action se déroule dans un lieu unique, un immeuble dont chaque chapitre se déroule dans un étage différent, le restaurant du rez-de-chaussée, la salle à manger privatisable du premier étage, les deux appartements des deux derniers étages. On ne compte au casting que cinq ou six – je ne suis pas tout à fait sûr du nombre exact – personnages : le héros, sa fille, la propriétaire, la cuisinière et le cuistot qui a choisi le prénom occidental Jules.

Le film raconte plusieurs épisodes qui se déroulent à plusieurs mois sinon plusieurs années d’intervalle : le réalisateur après avoir réussi à faire recruter sa fille est présenté à la cuisinière qui tombe amoureuse de lui. Ils vivent ensemble quelque temps avant de se séparer, laissant le réalisateur, malade, aigri, occuper seul l’appartement du dernier étage. Mais, si j’ai bien compris Walk Up, ces scènes sont le produit de l’imagination du héros, qui les a fantasmées le temps d’un somme (ou bien le temps de son rendez-vous avec son producteur ?).

Je suis ressorti de la salle, comme chaque fois des films de Hong Sangsso, passablement perplexe et furibard. Perplexe d’être passé à côte de quelque chose que je n’avais pas compris, dans l’intrigue elle-même dont un détail m’aurait échappé, ou alors dans l’atmosphère de ces films auxquels je ne suis pas sensible. Et furibard à la fois contre ce réalisateur que décidément je ne goûte pas et dont je m’entête pourtant à voir tous les films et contre moi-même qui ne suis pas assez subtil pour les apprécier.

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La Mère de tous les mensonges ★☆☆☆

Asmae El Moudir est née en 1990 au Maroc. Elle a grandi à Casablanca avant de faire des études de cinéma et de devenir documentariste. Elle a entrepris de reconstituer en miniature le quartier de son enfance, avec des figurines en argile fabriquées par son père et des costumes confectionnés par sa mère. La confrontation de sa famille à cette reconstitution est l’occasion d’exhumer des souvenirs enfouis.

La Mère de tous les mensonges documente une page méconnue de l’histoire marocaine contemporaine : les émeutes du pain du 20 juin 1981, violemment réprimées par les autorités qui en ont systématiquement effacé les traces. À cette occasion, une voisine de la famille d’Asmae a mystérieusement disparu.

Asmae El Moudir use d’un procédé original pour raconter une histoire à la fois intime et nationale. Elle aurait pu recourir, comme le font les documentaires classiques, à des images d’archives. Or, il n’en existe guère. Elle aurait pu, comme c’en est devenu la mode, tourner un film d’animation. Elle choisit un autre parti : la reconstitution en miniatures de son quartier, de sa maison, des membres de sa famille.

Elle choisit de réunir sur le plateau de tournage les principaux protagonistes et, au premier chef, sa grand-mère, dragon domestique et gardienne des secrets les mieux enfouis. Ce personnage est au centre du film. Son statut est ambigu : est-ce au fond une personnalité attachante, dont le comportement revêche s’explique par sa biographie ? ou est-elle authentiquement aussi vipérine qu’elle en a l’air ?

La question n’est pas vraiment tranchée. Ou du moins, je n’ai pas compris qu’elle l’ait été. Et c’est peut-être tant mieux ainsi, le personnage – et le film avec lui – gardant ainsi sa part de mystère. Pour autant, cette ambiguïté est plus dérangeante que stimulante. On sort du film en même temps séduit par l’audace de sa mise en scène, entre théâtre de marionnettes et catharsis familiale façon Festen, et frustré d’une montagne qui accouche d’une souris, le motif de cette histoire se révélant tout compte fait bien pauvre.

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20 000 espèces d’abeilles ★★★☆

Coco est un petit garçon androgyne de huit ans et a bien du mal à savoir qui il est, garçon ou fille. Il passe l’été avec sa mère, son frère et sa sœur au Pays basque chez sa grand-mère maternelle. Tandis que la famille prépare activement le baptême d’un cousin, Coco va à la piscine, entretient les ruches de sa grand-tante, assiste sa mère dans son atelier de sculpture…

20 000 espèces d’abeilles n’a pas le défaut qu’on pouvait redouter : verser dans le militantisme que son sujet appelait. Ce n’est pas un film sur « la théorie du genre » – pour reprendre une expression que les opposants de Najat Vallaud Belkacem aimaient brandir, qui suspectaient la ministre de l’Education nationale de François Hollande de vouloir transformer nos chères têtes blondes en queer non binaires. Ce n’est pas non plus un plaidoyer en faveur du transgenrisme.

On me dira que la frontière est poreuse entre Petite Fille, le documentaire ouvertement militant de Sébastien Lifshitz dans lequel on avait parfois le sentiment que le malaise du jeune Sasha était un prétexte pour sa mère à lui faire changer de genre, A Good Man, où Noémie Merlant interprétait le rôle d’un homme transgenre qui tombait enceint, l’inoubliable Girl, Tomboy, le film si légitimement encensé de Céline Sciamma auquel 20 000 espèces d’abeilles ressemble peut-être le plus, ou encore l’oubliable, quoiqu’avant-gardiste, Ma vie en rose sorti il y a plus d’un quart de siècle. Et on n’aura pas totalement tort.

20 000 espèces d’abeilles a une immense qualité qui manque de peu de basculer en défaut. C’est un film fait de mille petits riens, qui a la torpeur des longues journées d’été. Il ne s’y passe rien de dramatique. La jeune actrice Sofia Otero – qui en recevant l’Ours d’argent de la meilleure interprétation a rouvert le sempiternel débat de la légitimité de très jeunes acteurs (l’héroïne de Ponette primée à cinq ans à Venise, Tatum O’Neal, Oscar du meilleur second rôle à dix ans) à être récompensés – y joue le rôle de ce petit garçon qui se pose des questions informulées : suis-je un garçon ? une fille ? pourquoi la réponse à cette question qui semble si évidente à mon grand frère ou à ma grande sœur, n’est-elle pas évidente pour moi ? en grandissant, la réponse viendra-t-elle ?

Si ces questions étaient verbalisées, le film serait d’une lourdeur éléphantesque. Dieu merci, rien n’est exprimé clairement. Tout passe par des sous-entendus, du hors champ, comme cette scène dans un magasin d’habillement où la tante de Coco achète à ses neveux et nièces des tenues pour le baptême de son nouveau-né. Quand la scène commence en filmant la mère de Coco qui intervient brutalement pour faire cesser une altercation avec une vendeuse, on ne sait pas ce qui vient de se passer : Coco a-t-il refusé de porter le costume masculin que sa tante avait choisi pour lui ? a-t-il voulu de force essayer une robe au risque de l’endommager ?

Le refus de tout militantisme se conjugue aussi à celui de tout manichéisme. La confusion des genres dont est victime Coco ne se heurte pas à un mur d’hostilités. La tentation pourtant a dû être grande de tourner une scène où le jeune Coco se serait retrouvé en bute à une ricaneuse transphobie, à cause de ses cheveux longs ou de son goût pour les accessoires féminins. Mais – et là encore il faut saluer la rigueur de la réalisatrice basque espagnole dont c’est le premier long métrage – 20 000 espèces d’abeilles ne contient aucune de ces scènes aux effets faciles. Son mérite est d’autant plus grand que sa réalisatrice s’est inspirée d’un fait divers dramatique : le suicide d’un garçon basque transgenre de seize ans qui s’était vu refuser un traitement hormonal.
SI certes, le mal être de Coco passe mal chez sa grand-mère, une femme confite en religion, sa mère et sa grand-tante ne veulent que son bien. Et les enfants de son âge, à commencer par son frère aîné, dont la réaction est étonnante, sont les plus tolérants.

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Madame de Sévigné ★★☆☆

Madame de Sévigné fut une observatrice acérée de la vie à la Cour de Louis XIV. Sa correspondance, qui n’avait pas vocation à être rendue publique, en porte le témoignage et acquit très vite une célébrité méritée.

L’attachement qu’elle porta à sa fille fut longtemps mis à son crédit. Il rompait avec la froideur sinon le détachement avec lequel les enfants, notamment dans la haute noblesse, étaient élevés à l’époque, soit que leur mortalité très forte interdît qu’on s’y attachât, soit qu’une abondante domesticité en assumât l’essentiel de l’éducation. Un féminisme avant-gardiste sinon anachronique soulignait combien Marie de Sévigné était attachée à l’indépendance et à l’épanouissement de sa fille.

Mais une relecture plus récente a dévoilé une mère plus possessive qu’aimante qui ne supporte pas l’éloignement de sa fille et sa dépendance à son mari, le comte de Grignan, qu’elle accuse de tous les maux.

C’est à cette peinture d’une mère toxique que s’attache le film d’Isabelle Brocard, qui en a co-écrit le scénario. Karin Viard, qui nous épargne les tics et les tocs dans lesquels elle s’est parfois laissé enfermer, y interprète une femme d’une intelligence, d’une sensibilité, mais aussi d’une détermination hors du commun. Rien ne lui résiste, sinon peut-être cette fille à laquelle une mère trop aimante voue un trop-plein d’amour. Le personnage de Françoise, comtesse de Grignan, interprétée par Ana Girardot, m’a semblé plus complexe que celui, monomaniaque, de sa mère : si Françoise manque de tomber dans la folie, est-ce de la faute de sa mère ? ou bien présentait-elle elle-même un terrain propice ?

J’ai aimé l’élégance de ce film, sa langue, ses costumes, ses décors. J’ai aimé Noémie Lvovsky qui se fait décidément une spécialité à apparaître pendant quelques scènes dans des seconds rôles toujours marquants (Jeanne du Barry, La Grande Magie, Youssef Salem a du succès…). Mais j’ai trouvé que, une fois posés le couple mère-fille et la tension qui l’anime, aussi intéressant soit-il, le film n’avait plus grand-chose à dire et faisait du surplace.

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Dune, deuxième partie ★★★☆

Seuls survivants du clan des Atréides, après le raid victorieux des Harkonnen sur Arrakeen, la capitale de la planète Arrakis, Paul (Timothée Chalamet) et Jessica sa mère (Rebecca Ferguson) se sont réfugiés chez les Fremen, un peuple qui habite la partie méridionale, désertique et inhospitalière, de la planète. Ils y préparent leur revanche.

Il aura fallu attendre plus de deux ans la sortie de cette deuxième partie, au risque d’oublier les détails méandreux de la première. Mais le jeu en valait la chandelle. Si son scénario est peut-être moins subtil que celui du précédent opus, Dune, deuxième partie – que des esprits malicieux mais logiques proposent de rebaptiser « de deux » – est un spectacle époustouflant. Il serait criminel de le voir autrement qu’au cinéma et en Dolby Stereo. Les décors majestueux, les costumes stylés, la musique symphonique de Hans Zimmer (qui relève la gageure de signer la BOF de centaines de films sans être ni tout à fait le même ni tout à fait un autre), la durée écrasante de près de trois heures… tout concourt à faire de ce space opera épique un moment de cinéma inoubliable.

Ce qui frappe surtout, pendant le film, et quelques heures après, si on se donne le temps d’y réfléchir, est la richesse des thèmes brassés par le livre de Frank Herbert, dont la moindre des qualités de Denis Villeneuve est de lui être très fidèle. Des étudiants en cinéma après des générations d’étudiants en littérature en feront, espérons-le, leur miel et consacreront leurs mémoires à :

  • « Une lecture géopolitique de Dune : empire, colonisation et lutte de libération nationale » : la lutte des Fremen contre les Harkkonen qui ont fait main basse sur leur planète et, derrière eux, contre l’Empereur qui a armé leurs bras, peut se lire comme une métaphore des guerres de libération menées au Vietnam ou en Afghanistan.
  • « L’orientalisme de Dune » : la religion pratiquée par les Fremen n’est pas sans présenter bien des points commun avec l’Islam, tout comme leur mode de vie dans le désert pourrait rappeler celui des tribus nomades de la péninsule arabique aux temps du Prophète. Les Fremen vivent dans l’espérance du retour du Mahdi, cette figure à la fois religieuse et politique de l’Islam qui inspira des soulèvements nationalistes, par exemple au Soudan à la fin du XIXème siècle. Les Fedaykin, ces guerriers Fremen, évoquent irrésistiblement les feddayin palestiniens, qui se battent contre Israël pour la souveraineté de leur pays. La mise en avant de cette identité là, voire sa glorification, sont étonnantes dans l’Amérique post-11 septembre et surprennent de la part d’une Amérique trumpiste ouvertement pro-israélienne.
  • « Paul Atréides, Messie ou Prophète ? » : Ce sujet-là, non sans lien avec le précédent, interroge la dimension religieuse du héros de Dune. A la fois Mahomet et Moïse, il guide son peuple hors du désert vers la terre promise, ce « paradis vert » auquel rêve Stilgar (Javier Bardem), le chef Fremen. Possède-t-il une dimension christique ? se sacrifiera-t-il pour son peuple ? La troisième partie du film et la fin du roman le révèleront. Un parallèle peut aussi être esquissé avec Anakin Skylwalker, le héros de la sage Star Wars, dont on connaît [attention spoiler] la généalogie troublée.
  • « Les femmes dans Dune » : il y aurait une étude à consacrer au Bene Gesserit, cet ordre féminin, semblable à un ordre maçonnique, qui, à côté du pouvoir séculier monopolisé par les hommes [Dune est un patriarcat viriliste de la pire des espèces dont on peut malicieusement se demander s’il subira les flèches des wokistes], exerce une influence souterraine sur l’ordre des choses. Il est dirigé par Gaius Helen Mohiam interprétée avec la glaçante majesté qu’on lui connaît par Charlotte Rampling. Dame Jessica, la mère de Paul Atréides, en fait partie, ainsi que deux personnages qui font leur apparition dans cet opus : la princesse Irulan (Florence Pugh) à laquelle son père l’Empereur a promis de lui succéder, et Margot Fenning (Léa Seydoux).

On ne saurait achever cette critique fort sentencieuse sans dire un mot d’un sujet qui, si, par construction il ne figure pas dans le livre, pourrait lui aussi donner la matière d’une étude à part entière : Timothée Chalamet. Le choix de cette star pour interpréter le rôle titre dit beaucoup de notre époque. Dans le film honni de David Lynch, le rôle était tenu par Kyle McLachlan. Pour interpréter ce nouveau Messie, ce chef de guerre, on imagine plus volontiers une montagne de muscles qu’un adolescent fluet. Timothée Chalamet, sa silhouette gracile, ses cheveux frisés, son charme androgyne, étonne et détonne. Il n’est guère crédible dans le combat qui l’oppose au baron Fey-Rautha Harkonnen. Quant au couple qu’il est censé former avec Chani (Zendaya), c’est sans doute le chaînon le plus faible du film.

La bande-annonce

Une vie ★★☆☆

Jeune courtier à la City de Londres, Nicholas Winton se rendit à Prague à l’hiver 1938. Il y découvrit avec horreur le dénuement dans lequel y vivaient les réfugiés fuyant les persécutions nazies. Il mobilisa toute son énergie à travers le Comité britannique pour les réfugiés de Tchécoslovaquie (BCRC) pour organiser le départ vers l’Angleterre de plusieurs centaines d’enfants. Son héroïsme désintéressé resta longtemps ignoré jusqu’à sa révélation lors d’une émission télévisée en 1988 qui rassembla les enfants qu’il avait sauvés d’une mort certaine.

L’émotion spontanée ressentie en regardant l’émission télévisée de 1988 qui réunit les enfants des convois organisés en 1939 au départ de Prague par Nicholas Winton et leur bienfaiteur est si grande qu’on comprend aisément qu’elle ait suscité l’envie d’en faire un film. Mais hélas, cette entreprise, aussi noble soit-elle, fait long feu.

Elle essaie de mêler deux temporalités. D’un côté, une reconstitution en carton-pâte de la Tchécoslovaquie sur le point d’être envahie par l’Allemagne où un jeune Nicholas Winton, traumatisé par ce qu’il découvre dans les camps de réfugiés, se démène comme un beau diable pour mettre à l’abri des enfants, notamment juifs, dont nous savons – mais dont les contemporains ne savaient pas – la mort certaine à laquelle ils sont promis s’ils ne s’échappent pas à temps. De l’autre, en 1988, un Nicholas Winton vieillissant auquel la star du quatrième âge Anthony Hopkins prête ses traits, qui semble déchiré par le remords d’avoir laissé derrière lui des victimes innocentes.

Le titre se voudrait polysémique ; mais il ne l’est qu’à moitié. Une vie renvoie peut-être à celle de Nicholas Winton, dont en fait on n’apprend pas grand chose entre 1938 et 1988. Une vie renvoie plus certainement à l’adage juif plein de sagesse selon lequel : « qui sauve une vie sauve l’humanité ».

Pas certain d’avoir comme lui montré le même entêtement à sauver ces enfants, on craint d’être bien mesquin en objectant que Nicholas Winton n’a pas risqué grand-chose en menant à bien son entreprise. Qu’il n’ait pas pris de risque physique n’enlève rien à l’admiration que son obstination mérite. Aussi mesquin sans doute serait-il de regretter que tout le mérite de cette action collective lui revienne à lui seul, ses compagnons au Comité britannique étant tous disparus cinquante ans après les faits.

On pleure abondamment devant Une vie, à commencer par sa bande-annonce en moins de deux minutes. Faut-il saluer un film pour jouer si efficacement sur ce ressort-là ? ou faut-il au contraire l’en blâmer ?

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Bob Marley: One Love ★☆☆☆

Icône de la musique reggae, apôtre du mouvement rasta, Bob Marley n’avait pas encore eu droit à son biopic. C’est chose faite sous la supervision sourcilleuse de sa veuve et de son fils qui ont veillé à ce que sa mémoire ne soit pas ternie. Le résultat est très lisse.

Le scénario d’un biopic doit arbitrer un choix délicat : raconter toute la vie de son héros, du berceau au tombeau, ou bien se focaliser sur un épisode particulièrement emblématique. On a l’impression que les nombreux scénaristes de Bob Marley ont longtemps hésité, se sont peut-être déchirés et n’ont finalement pas réussi à trancher.

Le début du film laisse penser qu’il se focalisera sur le fameux concert Smile Jamaica du 5 décembre 1976 organisé par Marley dans le but de réconcilier les factions ennemies qui déchiraient la Jamaïque de l’époque. Mais cet épisode ainsi que l’attentat deux jours plus tôt durant lequel Marley et son épouse échappent miraculeusement à la mort sont rapidement évacués pour raconter la suite de la vie du chanteur, son exil à Londres, la confection du mythique album Exodus en mars-avril 1977 (avec les tops Jamming, Three Little Birds et One Love) et la découverte du mélanome qui finalement l’emporta à trente-six ans en 1981.
L’histoire de sa vie est entrecoupée de flashbacks sur son enfance, marquée par la figure absente de son père, un blanc d’origine anglaise, et par ses débuts en musique avec son groupe, les Wailers.

Bob Marley est un produit stéréotypé et oubliable, du genre de ceux qu’on proposera pendant des années sur les vols transcontinentaux. On y entend canoniquement les principaux tubes de la star : Get up, Stand up, I Shot the Sheriff, No Woman, no Cry, Is this Love…. On y apprend quelques notions de base sur le mouvement rastafari façon « Le Rasta pour les nuls ». On y montre certes les tensions qui régnaient dans l’entourage de la star où tant d’argent si vite gagné devait susciter bien des tentations. Mais on n’y dit rien d’offensant sur l’icône. Si on y évoque à mots feutrés ses infidélités nombreuses et même ses enfants illégitimes, c’est en veillant à ne pas humilier sa veuve, qui a participé à la production de cet hommage.

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Le Successeur ★★★☆

Ellias Barnès (Marc-André Grondin) est la star montante de la haute couture parisienne. Ce jeune Québécois a coupé tous les ponts avec ses origines. Mais son passé se rappelle à lui quand on lui apprend le décès de son père. Il doit rentrer à Montréal pour organiser ses obsèques et vider sa maison. Il n’imaginait pas ce qu’il allait y découvrir.

Après Jusqu’à la garde, un drame étouffant sur les violences domestiques, couvert de prix (César 2018 du meilleur film et de la meilleure actrice pour Léa Drucker), plébiscité par le public (378.000 entrées), il a fallu attendre six ans le deuxième long métrage de Xavier Legrand. Il nous prend à contre-pied, par son sujet et plus encore par son cadre : Xavier Legrand a traversé l’Atlantique pour tourner au Canada avec des acteurs québécois, tels que Marc-André Grondin (C.R.A.Z.Y., Le Premier Jour du reste de ta vie…) et Yves Jacques (Laurence Anyway, Les Invasions barbares…), qui nous sont familiers pour les avoir vus souvent à l’écran tout en restant délicieusement exotiques avec leur accent.

Je suis allé voir Le Successeur sans en rien savoir. Et c’était fort bien ainsi. J’en dirai donc le moins possible, sinon que j’imaginais à son titre que Ellias serait amené, à la mort de son père, à prendre sa succession à la tête d’une entreprise mafieuse. Je me trompais du tout au tout.

Le Successeur est un thriller oppressant dont l’action se déroule en l’espace de deux journées à peine. Il suit pas à pas Ellias – dont on apprendra qu’il a changé de prénom en changeant de vie et en quittant le Québec – depuis son atterrissage à Montréal jusqu’à la crémation de son père, dans chacune des démarches obligées que l’organisation de ses funérailles appelle. Les actes anodins – passer aux pompes funèbres, récupérer les clés de la voiture de son père, celles de sa maison… – qu’effectue Ellias dans le brouillard du jetlag sont brutalement interrompus par une découverte stupéfiante.

Rajouté à cela, avant que j’en dise trop, que le film se termine sur une révélation tout aussi stupéfiante, Le Successeur m’aura cloué à mon siège. Que demander de plus ?

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L’Empire ☆☆☆☆

Jony, un pêcheur du Boulonnais, élève avec l’aide de sa mère son gamin, Freddy. Il n’a pas conscience que le bambin doté de pouvoirs surnaturels est appelé à gouverner le monde et que sa présence va provoquer la bataille titanesque des forces du Bien, dirigées par la Reine (Camille Cottin), et du Mal entraînées par Belzébuth en personne (Fabrice Luchini).

Le space opera est un genre cinématographique à part entière qui a acquis avec La Guerre des étoiles ses lettres de noblesse. Le genre appelait sa caricature : Mel Brooks s’y est essayé avec plus ou moins de succès dans La Folle Histoire de l’espace. À voir l’affiche de L’Empire, le rictus et le déguisement de Luchini, le visage éthéré de Camille Cottin – méconnaissable à force d’avoir été photoshopé – les deux flics inséparables du P’tit Quinquin, les vaches et les paisibles percherons qui les entourent, on s’imagine que L’Empire s’inscrit dans le même registre parodique et burlesque.

Mais c’est mal connaître le cinéma de Bruno Dumont qui ignore le second degré. Aussi délirant que cela puisse paraître, son film est à prendre au premier degré : Tatooine serait un petit port de la Côte d’Opale, Anakin serait né dans un pavillon rurbain à la lisière des champs d’orge des Hauts-de-France, Palpatine aurait les traits de Fabrice Luchini et Joda ceux de Camille Cottin, etc.

Un tel menu excite la curiosité. Il a excité la mienne et celle des spectateurs nombreux, qui se pressaient dans la salle quasi-comble des Halles où j’ai vu hier soir L’Empire. Il faut dire que la distribution est alléchante – dont s’est retirée Adèle Haenel qui a considéré que le film, parce qu’il n’incluait que des acteurs blancs, était « raciste ». Virginie Efira et Lily-Rose Depp étaient également pressenties ; mais le report du tournage, à cause du Covid, a entraîné leur défection. Adèle Haenel a été remplacée par Anamaria Vartolomei, meilleur espoir féminin 2022 pour L’Evénement, Lily-Rose Depp par Lyna Khoudri, méconnaissable en cagole perruquée.

Le résultat est pour le moins déconcertant. L’Empire ne fait pas rire – manifestement tel n’est pas l’objectif de Bruno Dumont – alors qu’il contient tous les ingrédients pour y parvenir. Naît un décalage malaisant entre ses ingrédients parodiques et son effet plus absurde que comique. Car Bruno Dumont, dans ce film comme dans tous les précédents, ne peut se retenir de brasser des questions majuscules sur le Bien, le Mal, l’Apocalypse, l’origine et la fin du Monde, l’Amour….

Quand les lumières se rallument, les spectateurs se regardent, déconcertés devant cet Ovni (c’est le cas de le dire !) cinématographique : sidérante (ou sidérale ?) mise en abyme métaphysique ? ou parodie ratée de space opera ? Je ne suis pas certain de ma propre opinion et je n’exclus pas d’ici quelques années de parler de L’Empire avec enthousiasme. Mais sur le coup, devant le jeu volontairement bredouillant des acteurs non professionnels, devant un scénario qui s’étire interminablement avant l’Armageddon final, devant les effets spéciaux kitschs et les décalages absurdes, c’est la consternation qui l’a emporté.

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