Morocco/Cœurs brûlés ★★★☆

Sur le bateau qui l’amène au Maroc, Amy Jolly (Marlene Dietrich), artiste de cabaret, fait la connaissance de La Bessière (Adolphe Menjou), un riche esthète qui s’entiche d’elle. Mais la chanteuse, qui semble fuir un lourd passé, repousse ses avances et lui préfère Tom Brown (Gary Cooper), un beau légionnaire.
Tom Brown est envoyé au combat par un adjudant jaloux dont il avait séduit l’épouse. Son escouade est prise sous le feu ennemi. De lourdes pertes sont annoncées. Amy Jolly se résout à épouser La Bessière. Mais Tom Brown a survécu.

Morocco (parfois diffusé en France sous le titre Cœurs brûlés) est le deuxième des sept films tournés par von Sternberg avec « la » Dietrich, le premier à Hollywood avant même la diffusion aux États-Unis de L’Ange bleu. La Paramount avait repéré l’actrice berlinoise et l’avait mise sous contrat avec son réalisateur pour concurrencer Greta Garbo signée par MGM.

Morocco vaudra à Dietrich une nomination à l’Oscar de la meilleure actrice en 1931 et une notoriété mondiale. Utilisant tout le potentiel de sa star, Sternberg fait d’une bluette un drame antique. La « scandaleuse de Berlin » (c’est le titre du film de Billy Wilder dont elle jouera le rôle titre vingt ans plus tard) joue avec un étonnant modernisme le rôle d’une femme libre. Son numéro de cabaret est un morceau d’anthologie. En queue-de-pie et haut-de-forme, elle embrasse à pleine bouche une spectatrice (c’est dit-on le premier baiser lesbien de l’histoire du cinéma) et, renversant les stéréotypes, drague Gary Cooper, la pose alanguie, la fleur à la boutonnière.

Alors que le cinéma parlant en est à peine à ses balbutiements, Morocco utilise les dialogues et le son avec une étonnante maîtrise. Mais ce qui frappe peut-être le plus aujourd’hui, c’est l’utilisation des décors. L’action de Morocco est censée se dérouler au Maroc. Un Maroc reconstitué en carton pâte sous le soleil de Californie. Une reconstitution qui d’ailleurs n’a pas la prétention de leurrer le spectateur. Mais ce Maghreb fantasmé, où l’on aperçoit en arrière-plan l’ombre d’un minaret, la silhouette d’un chameau, une moukère voilée, inspirera aussi bien le cinéma américain (Casablanca) que français (La Bandera, Pépé le Moko, La Maison du Maltais…).

Le Jour où la terre s’arrêta ★★★☆

Une mystérieuse soucoupe volante se pose dans le centre de Washington. Deux créatures en sortent devant une foule nombreuse et un cordon de police. Klaatu, un extra-terrestre, déclare venir en paix ; mais, lorsqu’il tire de sa veste un cadeau pour ses hôtes, un soldat nerveux tire et le blesse. Gort, un géant qui l’accompagne, réplique en désarmant d’un rayon laser hyperpuissant les militaires présents.
Klaatu est amené dans un hôpital. Aux officiels de la Maison-Blanche venus à son chevet, il déclare avoir un message à adresser à tous les chefs d’État de la planète. Mais on lui répond qu’une telle réunion n’est pas possible.
Klaatu décide alors de se fondre dans la population. Il s’installe dans une pension de famille. Ses voisins : une jeune veuve de guerre et son fils.

J’avais vu Le Jour… au début des années 80 en VHS chez ma grande sœur, probablement en version doublée, à une époque où le snobisme de la VOSTF ne m’avait pas encore contaminé. J’en avais gardé un souvenir enthousiaste.
Qu’en penserais-je trente ans plus tard, l’innocence de mes jeunes années en moins, le visionnage d’une bonne centaine de films de SF aux effets spéciaux autrement sophistiqués en plus ?

À mon grand étonnement, je ne me suis pas ennuyé une seule seconde. Je me suis laissé prendre à cette histoire d’une grande fluidité, réalisée sans temps mort par Robert Wise – qui n’était pas encore l’un des plus grands réalisateurs d’Hollywood avec West Side Story et La Mélodie du bonheur. Elle contient quelques scènes d’anthologie qui m’avaient durablement marqué : l’atterrissage bien sûr de la soucoupe volante, que j’ai raconté en préambule, la rencontre de Klaatu et du professeur Barnhardt qu’il aide à résoudre les équations les plus compliquées (le genre de prodige dont j’étais friand), la panne générale d’électricité que Klaatu organise pour démontrer au monde ses super-pouvoirs (et qui donne son titre au film)…

Le Jour… est un film qui se prête à une lecture à plusieurs niveaux. Et il n’est pas sûr que du haut de mes douze ans, je les aie tous compris. Le premier est bien sûr politique. En pleine guerre froide, en pleine hystérie maccarthyste, Le Jour… est un plaidoyer pacifiste et un réquisitoire antinucléaire. Étonnant que ses auteurs ne se soient pas retrouvés sur la liste noire du sénateur du Wisconsin. Dès 1951, six ans à peine après Hiroshima, la crainte de voir les deux Super Grands s’entretuer et entraîner la planète entière à sa perte dans leur combat fratricide est popularisée. Robert Wise se fait le porte-voix de tous les opposants à l’arme atomique en mettant dans la bouche d’un extra-terrestre un message typiquement hobbesien : « Pour mettre un terme à ce combat sans issue, pour rompre avec la menace de votre destruction, remettez votre sécurité entre les mains d’une autorité supérieure qui vous garantira la paix ».

Il est une autre dimension, que je n’avais pas comprise et que j’ai découverte à la lecture de la notice de Wikipedia consacrée au film : l’allégorie christique. Klaatu vient sur terre avec un message de paix et d’amour. Il prend le nom de « Mr. Carpenter » (charpentier). Incompris des hommes – qui lui tirent dessus – il est tué, ressuscite grâce aux soins de Groot et repart dans les cieux après nous avoir transmis son évangile.

Le Jour… a fait l’objet d’un remake en 2008 avec Keanu Reeves. Il a la réputation d’être calamiteux. Je ne l’ai pas vu et n’ai aucune curiosité de le voir. Je préfère l’original en noir et blanc et son parfum de madeleine.

La bande-annonce

Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma ☆☆☆☆

Tandis que le producteur Jean Almeyreda (Jean-Pierre Mocky) s’échine à renflouer sa société, le réalisateur Gaspard Bazin (Jean-Pierre Léaud) fait passer des auditions. Entre eux, Eurydice (Marie Valéra), la femme de Almeyreda et l’actrice de Bazin.

En 1986, quelques mois avant sa privatisation, TF1 diffusait en prime-time le samedi soir ce téléfilm de Godard. Il a été projeté au dernier festival de Locarno l’été dernier et est sorti en salles en octobre 2017.

Je n’ai jamais été un grand godardien. Soigne ta droite est d’ailleurs le seul film dont je sois sorti de la projection en cours de séance. C’était en 1988 dans une petite salle à Toulon, fermée depuis belle lurette. Il y a prescription. Bien sûr, j’ai aimé les films du Godard de la première époque : À bout de souffle, Le Mépris… Mais à partir de Alphaville et de Pierrot le fou, Godard m’égare. Et dans les années 1970, il me perd définitivement.

Je comprends son désir d’aller au-delà des formes convenues du cinéma tel qu’on le pratiquait alors. Michel Hazanavicius a réussi avec beaucoup d’intelligence à capter ce tournant-là dans Le Redoutable. Mais je ne comprends pas ce qu’il a fait de ce désir et les formes vers lesquelles sa quête l’a entraîné.

Alors, bien sûr, je continue à aller voir les films de Godard, par révérence due à son écrasante réputation. J’ai vu Adieu au langage en 2014. Je me suis copieusement barbé. J’irai voir Le Livre d’image le mois prochain. Je me barberai probablement.

Je trouve les films de Godard artificiels, prétentieux, vains et creux. J’y entrevois aussi quelques références qui hélas me dépassent (Almeyreda est le pseudonyme du père de Jean Vigo, Bazin le patronyme d’un célèbre critique de cinéma des années 50). J’y découvre parfois quelques fulgurances. Par exemple dans Grandeur et décadence… un essai d’une criante vérité avec une actrice anonyme qui hurle son chagrin face à la caméra. N’allez pas, comme moi, perdre votre temps à chercher cette séquence dans le film. Regardez la bande-annonce : elle y est.

La bande-annonce

Le Crime de Monsieur Lange ★★★☆

Amédée Lange et Valentine se réfugient dans un hôtel à la frontière belge. Monsieur Lange est recherché pour meurtre. Valentine se propose de raconter aux clients de l’hôtel son histoire pour les laisser apprécier sa culpabilité.

Le Crime de Monsieur Lange commence comme un film noir. Mais il continue bientôt sur le mode de la fable politique.

Comme King Vidor, Jean Renoir filme un microcosme. On n’est pas dans une ferme collective comme dans Notre pain quotidien, mais dans un immeuble parisien. Au rez-de-chaussée une blanchisserie dirigée d’une main ferme par Valentine (Odelle Florelle qui avait joué une émouvante Fantine dans Les Misérables de Raymond Bernard et qui mourut en 1974 dans la misère à La Roche-sur-Yon – je me demande ce qui est le pire : mourir dans la misère ou à la Roche-sur-Yon ?). À l’étage une salle de presse où sévit l’infâme Paul Batala (Jules Berry au sommet de son art) qui se joue de la crédulité de ses employés, hommes et femmes, pour les abuser. Batala met enceinte une des employées de Valentine. Il usurpe à Amédée Lange (René Lefevre, jeune premier prometteur… qui ne tint pas ses promesses) ses textes pour les publier. Pourchassé par ses créanciers, Batala déménage à la cloche de bois et disparaît dans un accident de chemin de fer.

Comme King Vidor, Jean Renoir filme, un an avant le Front populaire, une expérience collectiviste : les employés de Batala se constituent en coopérative et transforment, à force d’abnégation et de bonne humeur, une entreprise en redressement en florissant commerce. Mais hélas, comme on pouvait le craindre, Batala n’est pas mort et revient, le soir de Noël, déguisé en abbé, faire chanter Lange et Valentine.

Le Crime de Monsieur Lange réunit deux monstres sacrés du cinéma : Jean Renoir à la réalisation – qui va signer ses deux chefs d’œuvre La grande illusion et La Règle du jeu – et Jacques Prévert au scénario. Leur collaboration fait merveille. Les textes de Prévert sont aussi truculents que poétiques (on entend un « Embrassez moi » qui annonce Le Quai des brumes). La caméra de Renoir virevolte : on étudie dans toutes les écoles de cinéma le panoramique à 180° utilisé pour filmer la scène du crime. Mais c’est peut-être les scènes de groupe qui sont les plus réussies. Les comédiens étaient unis dans une complicité qui n’était pas que de façade. La plupart faisait partie du Groupe Octobre, une association agit-prop et libertaire proche du Parti communiste. Ensemble, ils ne tournaient pas seulement un film ; ils réalisaient un idéal.

La Marque du tueur ★☆☆☆

Le réalisateur Seijun Suzuki vient de mourir. Une rétrospective lui est consacrée. Ce cinéaste japonais méconnu, auteur d’une quarantaine de films jamais sortis en France, a influencé Jim Jarmusch – dont le Ghostdog serait inspiré de La Marque du tueur – et Quentin Tarantino.

Il est vrai qu’on retrouve dans son œuvre tout à la fois la noirceur et l’humour potache d’un Tarantino. La Marque du tueur est sans doute son film le plus marquant, le dernier qu’il ait réalisé pour les studios Nikkatsu avant d’en être renvoyé au motif que son film aurait été « incompréhensible » et « invendable ».

Je ne suis pas loin de partager le point de vue du PDG de la Nikkatsu. J’ai moi aussi trouvé totalement incompréhensible ce film, qui raconte avec un humour distancié et une violence stylisée, l’histoire d’un yakuza en rupture de bans (l’étonnant Jo Shishido, l’acteur fétiche de Suzuki, aux bajoues de hamster sous ibuprofène).

Est-il nécessaire de comprendre une œuvre d’art pour l’apprécier ? On dirait un sujet de bac de philo. La réponse est nuancée – sinon ça ne ferait pas un bon sujet de bac. On peut être ému par une peinture, une sculpture, une composition musicale, sans la comprendre. S’agissant d’un film ou d’un livre, l’émotion esthétique seule se suffit plus difficilement à elle-même. J’avoue être un peut trop intello – et pas assez esthète – pour goûter aux films sans queue ni tête, sans colonne vertébrale, qui, à force de désinvolture dans leur construction et leur montage, donnent parfois l’impression de se ficher du spectateur. C’est le cas de certains Godard – dont Alphaville qui aurait inspiré Suzuki. C’est aussi le cas de cette Marque du tueur.

La bande-annonce

La petite Véra ★★☆☆

Alors que l’URSS jette ses derniers feux,  la petite Vera étouffe entre un père alcoolique et une mère dépassée, sur les bords sinistres de la mer d’Azov, dans la ville ukrainienne de Jdanov (aujourd’hui rebaptisé Marioupol). Elle y fait les quatre cents coups avec sa meilleure amie, danse, fume, sort avec des garçons. Quand elle tombe amoureuse du beau Sergueï, elle veut qu’il s’installe avec elle chez ses parents. Mais l’exiguïté des lieux et la médiocrité de ses habitants auront vite raison de ses sentiments.

La petite Véra est un film jalon dans l’histoire de l’URSS. Filmé en pleine perestroïka, il rompt avec les codes du cinéma soviétique. Il n’hésite pas à railler sur un mode ironique les failles du système communiste. Il montre pour la première fois à l’écran des scènes de sexe. Il connut un immense succès auprès de millions de Soviétiques enthousiasmés par sa liberté de ton… et par les seins de Natalya Negoda – qui fit l’année suivante la couverture du premier Playboy russe.

La petite Véra n’en a pas moins horriblement vieilli, qui porte toutes les tares du cinéma des années quatre-vingts tendance La Boum ou Flashdance : des tenues et des coiffures hideuses (regardez pour vous en convaincre la photo ci-contre), une musique à vomir, des couleurs criardes, un montage paresseux qui s’allonge inutilement bien au-delà des deux heures. D’ailleurs son succès fut éphémère. Vassili Pitchoul tourna un second film avec la même Natalya Negoda en 1989 : Oh ! qu’elle sont noires mes nuits sur la mer Noire. Et puis… plus rien … jusqu’à sa mort en 2015 d’un cancer du poumon. Quant à Natalya Negoda, elle aurait émigré aux États-Unis dans les années 90 avant de rentrer en Russie en 2007. Wikipedia nous dit qu’elle y aurait signé une pétition en faveur des Pussy Riot.

Programmé à l’occasion du quatrième festival du film russe de Paris au Christine 21, La petite Véra doit être pris pour ce qu’il est : un film qui, malgré ces défauts, témoigne de l’effondrement de l’utopie communiste.

Koyaanisqatsi ★★★☆

Koyaanisqatsi ressort cette semaine à la Filmothèque. C’est une œuvre d’anthologie, qui compte parmi les 1001 Films à voir avant de mourir. Ce documentaire, sans parole, sans voix off, tourné en 1982, à la pire époque de l’histoire du cinéma (E.T., Tron, Conan le Barbare, Tootsie, L’As des as…), n’a pas pris une ride.

De quoi s’agit-il ? Le titre du film a été volontairement choisi pour être opaque au spectateur. L’imprononçable Koyaanisqatsi désigne en langue hopi une vie déséquilibrée. Et c’est en effet des déséquilibres du monde que traite ce documentaire écologique avant l’heure, quatre ans avant Tchernobyl, six ans avant que Time élise la planète « homme de l’année », dix ans avant le Sommet de Rio, vingt-cinq ans avant le Prix Nobel décerné à Al Gore…

Koyaanisqatsi filme la Terre – en fait limitée aux frontières des États-Unis – la beauté primitive de ses immenses espaces naturels (la Monument Valley, le parc de Haleakalā à Hawaï…), l’empreinte indélébile qu’y laisse la présence humaine (le barrage de Grand canyon, des exploitations minières à ciel ouvert, deux essais nucléaires…) et la fourmilière que constituent les grandes mégalopoles brillantes de mille feux à la nuit tombée. L’absence de tout dialogue,, de tout commentaire, de tout sous-titre laisse le spectateur face à ces images qui montrent plus qu’elles démontrent. Il ne s’agit pas d’instruire le procès à charge du progrès technologique mais de montrer « la beauté de la bête » pour reprendre les mots de Godfrey Reggio.

Novateur par son thème, Koyaanisqatsi l’est plus encore par la façon de le traiter. Jouant sur les échelles d’espace et de temps, filmant l’infiniment grand et l’infiniment petit, utilisant à la fois le ralenti, l’avance rapide et le time lapse, Koyaanisqatsi est d’une étonnante modernité. Les œuvres qui voudront utiliser les mêmes recettes se contenteront de bégayer : Baraka (1992), Dogora (2004), La Marche de l’empereur (2005), Home (2009), Samsara (2013)…

Et surtout il y a la musique de Philip Glass. On la redécouvre à ses origines, avant qu’elle devienne ultra-célèbre et que, tarte à la crème et pont-aux-ânes, elle vienne illustrer la première scène élégiaque venue du cinéma hollywoodien. On est frappé de sa modernité. On réalise combien, à l’époque de Vangelis et John Williams, elle fut novatrice et iconoclaste. Elle est si envoûtante qu’elle en devient la vedette du film, prenant le pas sur les images pourtant sidérantes de Ron Fricke.

La bande-annonce

Notre pain quotidien ★★★☆

Frappé par la Grande Dépression, un jeune couple new-yorkais, John et Mary Sims, s’installe à la campagne pour exploiter une ferme hypothéquée. Inexpérimentés, ils sollicitent l’assistance d’inconnus de passages pour retaper leur bicoque et cultiver leurs champs. Une coopérative se crée qui fonctionne grâce à la complémentarité des talents de chacun. Mais les ennuis s’accumulent : le manque d’argent d’abord, la sécheresse ensuite.

Notre pain quotidien (1934) est un témoignage marquant sur le New Deal. L’Amérique est alors plongée dans la crise. Elle ne sait pas encore qu’elle va s’en relever grâce à la politique volontariste de Franklin D. Roosevelt. Elle est partagée entre deux sentiments complémentaires : l’angoisse de la crise et le désir ardent d’en sortir.

Ce sont ces deux sentiments qui sont au cœur du film de King Vidor. Comme John Ford dans Les Raisins de la colère, il montre que la fraternité humaine est le meilleur antidote à la crise et viendra à bout de tous les défis. S’agit-il pour autant d’un manifeste communiste comme on en fit le reproche au cinéaste ? Pas du tout. C’est moins vers les kolkhozes soviétiques que vers le messianisme des Pères fondateurs que lorgne Vidor.

Pour le laver de tout soupçon de communisme, il suffit de comparer Notre pain quotidien à Octobre, sorti six ans plus tôt. Si le second est un hommage au prolétariat révolutionnaire, le premier est tout entier centré sur les personnages : John, sa femme Mary, Chris le paysan suédois, Louie le repris de justice… La collectivité est une somme d’individualités pas une force anonyme, comme elle l’était chez Eisenstein.

Par son optimisme indéboulonnable, par son individualisme forcené, Notre pain quotidien, loin d’être un brûlot socialiste, est déjà un film profondément américain.

La bande-annonce

Remorques ★★☆☆

Le capitaine André Laurent (Jean Gabin) commande Le Cyclone, un remorqueur basé à Brest qui secourt les navires en perdition en haute mer. Sa femme Yvonne (Madeleine Renaud) lui cache la grave maladie qui la ronge. À l’occasion d’une opération de sauvetage, le capitaine Laurent rencontre Catherine (Michèle Morgan) et en tombe éperdument amoureux au point de délaisser et sa femme et son équipage.

Remorques est un grand classique du cinéma français dont l’entrée en guerre de la France en septembre 1939 et la mobilisation de Gabin (qui obtiendra une permission spéciale pour achever ce film) et de Grémillon avaient retardé de deux ans le tournage : réalisation de Jean Grémillon, dialogues de Jacques Prévert (qui avait déjà signé pour Gabin ceux de Quai des Brumes et de Le Jour se lève), scénario de André Cayatte inspiré d’un livre de Roger Vercel (qui avait décroché le Goncourt quelques années plus tôt pour Capitaine Conan). Et Gabin-Morgan le couple le plus photogénique de l’époque qui répète à l’identique la scène mythique de Quai des brumes : « T’as de beaux yeux tu sais / Embrassez moi ». On a tous vu, sans l’identifier toujours, leur photo sur la plage du Vougot à Guissény, les cheveux battus par les vents.

Remorques s’inscrit volontiers dans une veine naturaliste – comme le cinéma de Renoir qui filmait la vie du rail dans La Bête humaine. Ici c’est la vie ô combien héroïque des sauveteurs en mer que Grémillon entend dépeindre, une activité qui perdure jusqu’à nos jours dans le port de Brest avec le remorqueur Abeille Bourbon. Mais les moyens de l’époque – qui reconstituent une tempête aux studios de Billancourt avec des maquettes dérisoires noyées dans un seau d’eau – prêtent aujourd’hui à sourire à supposer qu’elles aient semblé crédibles aux spectateurs de l’époque.

Remorques a donc vieilli. Mais il a bien vieilli. Ses artifices désuets, ses personnages mélodramatiques portent la marque d’une époque révolue. Remorques enchantera les cinéphiles qui aiment les films de cette époque. Pas sûr en revanche qu’il enthousiasme les autres.

Les Amants diaboliques ★☆☆☆

Gino Costa, un vagabond, descend d’un camion et pénètre dans une station service dans la plaine du Pô. Elle est tenue par Bragana, un vieux barbon, marié à Giovanna, une femme trop jeune pour lui. Entre Gino et Giovanna, c’est le coup de foudre. Sous prétexte de donner un coup de main à Bragana, Gino se fait embaucher. Mais dès que le mari a le dos tourné, il rejoint sa femme.
Les deux amants échafaudent des plans d’évasion. Mais Giovanna renonce à suivre Gino qui rêve de prendre la mer et quitter l’Italie. Finalement, un soir où ils reviennent tous les trois plus soûls que de raison, les deux amants optent pour l’option la plus macabre : se débarrasser de Bragana en maquillant un meurtre en accident de la route. Tandis que la police mène son enquête, Gino et Giovanna sont rongés par la culpabilité.

Les Amants diaboliques (aussi connu sous son titre original Ossessione) est un film marquant de l’histoire du cinéma. Selon certains historiens, le tout premier film de Luchino Visconti marque le début du néo-réalisme – même si d’autres le situent quelques années plus tard avec Rome ville ouverte (1945), Le Voleur de bicyclette (1947) ou Riz amer (1949). Les raisons de ces hésitations tiennent au sujet des Amants diaboliques qui est inspiré d’un roman noir américain de James M. Cain Le Facteur sonne toujours deux fois (1934).
Le roman de James M. Cain connut une extraordinaire postérité puisqu’il eut pas moins de quatre adaptations, toutes exceptionnelles. La première en France, avec Michel Simon en 1939 qu’avait vu le jeune Visconti qui y travaillait alors aux côtés de Jean Renoir. La deuxième donc en Italie en 1943, même si le livre n’est pas crédité au générique car la déclaration de guerre entre l’Italie et les États-Unis en décembre 1941 avait empêché la négociation des droits – cette sombre histoire de droits allait interdire la sortie des Amants aux États-Unis jusqu’à la mort de James M. Cain en 1977. La troisième aux États-Unis en 1946 avec Lana Turner. Et la dernière dans un remake de 1981 avec Jack Nicholson et Jessica Lange dont une scène avait fait scandale. On la devine dans la version de Visconti lorsque les deux amants se rencontrent dans la cuisine de Giovanna ; on la montre quarante plus tard dans le film de Bob Rafelson où Nicholson et Lange font furieusement l’amour sur la table au milieu de la farine et des œufs écrasés.

Les Amants diaboliques est un vrai plaisir de cinéphile. Tourné en plein fascisme, ce film qui parle d’érotisme, de meurtre et de misère sociale, étonne par sa liberté de ton. Visconti lui même aurait été étonné de n’avoir pas subi les foudres de la censure. Il aurait dit-on bénéficié de la protection de la propre fille du Duce. La tension érotique entre Clara Calamaï, l’actrice la plus célèbre des années de guerre, et Massimo Girotti est palpable. Les scènes d’extérieur, qui feront la marque du cinéma néo-réaliste, sont exceptionnelles.

Alors pourquoi une étoile seulement ? Parce que le film s’étire durant deux heures vingt. Une durée interminable pour un sujet qui aurait pu être ramassé en une heure de moins. Je me souviens déjà avoir trouvé les deux films américains bien longs (Le Facteur de 1946 dure cent-treize minutes, celui de 1981 cent-vingt). Si la rencontre des deux amants est électrique, le temps qu’ils prennent à décider de tuer le mari cocu, puis à regretter leur acte, est bien long.