Les Désarrois de l’élève Törless (1966) ★★☆☆

Le jeune Törless (Mathieu Carrière) est arraché à l’amour envahissant de sa mère (Barbara Steele) pour intégrer un lycée militaire en Autriche-Hongrie dans les premières années du siècle dernier. Ses camarades, Beinerberg et Reiting, après avoir découvert le larcin commis par un autre élève, Basini, font de lui la victime consentante de leur chantage et de leur sadisme. Törless ne prend pas une part active à ce harcèlement mais ne s’y oppose pas non plus.

Les Désarrois de l’élève Törless, publié en 1906, est le premier roman de l’écrivain autrichien Robert Musil. On y trouve déjà la tension qui parcourra toute son œuvre entre d’un côté la science et la rationalité, de l’autre les sentiments et l’irrationnel.

On vit a posteriori dans ce roman une anticipation du fascisme et de ses ressorts, le jeune Törless manifestant la même passivité face à la violence de ses camarades que la bourgeoisie libérale de Weimar face aux excès des SA nazies.

Les Désarrois de l’élève Törless s’inscrit dans un genre bien identifié : le film de pensionnat – à ne pas confondre avec son cousin : le film qui se déroule dans une maison de redressement. On pense aux Disparus de Saint-Agil, à La Cage aux Rossignols (dont le remake, Les Choristes, connut un étonnant succès en 2004), à Jeunes Filles en uniforme (qui révéla Romy Schneider), à If…, à Au revoir les enfants, au Cercle des poètes disparus… Le genre connut sans doute son expression la plus achevée dans la saga des Harry Potter. Il y aurait un article voire un livre à écrire sur ce microcosme, coupé du monde extérieur, où coexistent deux lois, celle des adultes, organisée selon la sévère routine des cours, des repas, des couchers et celle des lycéens eux-mêmes avec leur code d’honneur et leur hiérarchie non-dite, et à la façon dont le cinéma l’a filmé.

Volker Schlöndorff n’a pas trente ans quand il en tourne l’adaptation en 1966. C’est son premier film, le début d’une longue carrière encore inachevée (à quatre-vingt ans passés, Schlöndorff continue à tourner), qui remporta très (trop ?) tôt son plus grand succès avec Le Tambour en 1978.

La bande-annonce

La Passagère (1963) ★★☆☆

Sur le paquebot transatlantique qui la ramène en Europe, Liza, une femme allemande, accompagnée de son mari américain Walter, croit reconnaître parmi les passagères Marta, détenue à Auschwitz. Cette brutale rencontre l’oblige à confesser à son mari la vérité qu’il ignore : Liza n’était pas détenue à Auschwitz, comme elle le lui avait prétendu, mais surveillante SS.

La Passagère est un film étonnant qui est ressorti dans quelques salles parisiennes près de soixante ans après sa projection à Cannes en mai 1964 et sa sortie en France. C’est l’adaptation d’un récit radiophonique autobiographique La Passagère de la cabine 45 enregistré en 1959 par Zofia Posmysz, une écrivaine et scénariste polonaise détenue au camp de concentration d’Auschwitz, puis de Ravensbrück.
C’est la dernière réalisation d’Andrzej Munk qui est mort dans un accident de voiture pendant le tournage en 1961. Son ami Witold Lesiewicz a choisi de ne pas terminer le film, mais de le présenter quasiment en l’état, dans une durée réduite d’une heure à peine. Les scènes sur le transatlantique sont uniquement composées de photos commentées par une voix off.

La Passagère est un jalon méconnu de l’historiographie de la Shoah dont on a coutume de dire, à tort, qu’elle était longtemps demeurée inconnue sinon tue après 1945. Nuit et Brouillard de Resnais en 1956 avait levé un tabou. Mais les années 60 et 70, avant le téléfilm Holocauste en 1977, Le Choix de Sophie en 1982 et surtout Shoah en 1985, le documentaire-choc de Claude Lanzmann, ne s’étaient guère emparées du sujet, certains cinéastes pointant du doigt, à tort ou à raison, « l’abjection » – le mot est de Rivette dans sa critique de Kapò de Pontecorvo en 1962 – à le filmer.

Sa forme inaboutie donne à La Passagère un goût étrange. Les passages sur le bateau ressemblent à un roman-photo, comme on n’en voit plus depuis des années. Les scènes dans le camp, dont certaines ont été tournées à l’intérieur même du camp d’Auschwitz, sont en même temps artificieuses – les lumières sont surexposées – et poignantes – on y voit des femmes nues et battues, des prisonnières malnutries travaillant dans la boue et le froid, des cohortes d’enfants, serrées de près par des nazis et leurs chiens, pénétrer dans les chambres à gaz dans les ouvertures desquelles deux SS glissent des galettes de Zyklon-B…

Son sujet l’est tout autant. On se demande si Liza, cette gardienne SS aux traits durs, est un monstre de cruauté ou si c’est à elle que Marta doit la vie sauve. Le couple formé par la gardienne et sa prisonnière annonce celui, malaisant, formé par Charlotte Rampling et Dirk Bogarde dans Portier de nuit en 1974. Paradoxalement, la forme inachevée de La Passagère garde à ce personnage une opacité que le film, mené à bien aurait eu le tort de lever.

La bande-annonce

Pat Garrett et Billy le Kid (1973) ★★☆☆

Pat Garrett (James Coburn) et Billy le Kid (Kris Kristofferson) ont longtemps été hors-la-loi. Mais Pat Garrett a décidé de se ranger. Il se voit confier la tâche d’arrêter son ancien ami, qui reste sourd à ses avertissements. Une première fois, Billy est appréhendé. La veille de sa pendaison, il réussit à s’évader. Mais Pat Garrett sait qu’il devra mener sa tâche à bien.

Pat Garrett et Billy le Kid est un western crépusculaire entouré d’une légende dorée. Il la doit beaucoup à son réalisateur, alcoolique et violent, réputé pour ses outrances (un jour où les rushes lui avaient déplu, il urina sur l’écran) et le conflit ouvert qui l’opposa à MGM qui lui refusa le final cut (il fallut attendre 1988 pour que la version originale du film ressorte, qui commence notamment par un flashforward en noir et blanc que la version de 1973 n’incluait pas).
Elle le doit également à la présence, aussi rare qu’anecdotique de Bob Dylan au générique. Non seulement il composa la bande originale – avec la célèbre chanson Knockin’ on Heaven’s Door – mais il y tient un rôle secondaire important, celui d’Alias, le bras droit de Pat.

Comme souvent chez Peckinpah, le film est violent, loin des codes manichéens de l’âge d’or du western. Pat Garrett et Billy le Kid sont deux personnages au fond très proches qui auraient pu endosser des rôles différents si les hasards de la vie en avaient décidé autrement. L’un a choisi de défendre la Loi ; l’autre s’entête à la violer. Il aurait pu en aller autrement.
Le problème de ce western, comme souvent de ceux qui furent tournés dans les 70ies, est qu’à force de déconstruire un genre canonisé, il n’en laisse plus rien, frustrant les amoureux de westerns tout sn échouant à convaincre les autres.

La bande-annonce

Profession : reporter (1975) ★★★☆

David Locke (Jack Nicholson) est grand reporter pour la télévision. Mais las de sa vie, il décide de disparaître en prenant l’identité de David Robertson, le voisin de chambre brutalement décédé d’un arrêt cardiaque de l’hôtel qu’il occupe dans une bourgade isolée du Tchad.
Robertson se révèle être un marchand d’armes qui approvisionne un mouvement rebelle. Pour ce motif, Locke/Robertson est poursuivi par la police tchadienne. Nancy, la femme de Locke, qui veut éclaircir les circonstances du décès de son mari, est aussi à ses trousses. De Munich à Almeria, en passant par Barcelone où il fait la connaissance d’une jeune femme anonyme (Maria Schneider), Locke/Robertson doit fuir.

Profession : reporter marque un point d’orgue dans la carrière d’Antonioni, quinze ans après L’Avventura, cinq ans après Zabriskie Point. Le film est enseigné dans toutes les écoles de cinéma pour le plan-séquence qui le conclut. D’une durée de sept minutes, il part de la chambre où Locke/Robertson a enfin trouvé le repos et, dans un lent travelling avant, en franchit la fenêtre pour rassembler dans un long mouvement circulaire tous les protagonistes de l’histoire avant de revenir sur son héros.

Comme dans tout le cinéma d’Antonioni, Profession : reporter – bizarrement traduit en anglais The Passenger alors que son titre italien est bien Professione : reporter) est un drame de l’incommunicabilité et de l’identité. Son héros est à ce point dégoûté de sa propre existence qu’il décide de l’abandonner pour en prendre une autre. Mais ce stratagème rencontre vite ses limites. Locke (le choix du nom du célèbre philosophe anglais de la liberté ne doit bien sûr rien au hasard) découvre vite à ses propres dépens qu’on ne peut jamais se fuir totalement : on est rattrapé par sa propre histoire, comme Locke est rattrapé par sa femme, et l’on doit porter l’histoire de celui dont on a usurpé la vie.

La vénération qu’on voue à Antonioni est si respectueuse (j’en parlais déjà dans mes critiques très mitigées du Désert rouge et du Cri) que c’est du bout des lèvres que je m’autorise toutefois une note dissidente sur ce film unanimement porté aux nues. Je trouve que le choix de Jack Nicholson dans le rôle principal est malheureux. La star hollywoodienne – qui accumulait les nominations aux Oscars pour Easy Rider, Five Easy Pieces et Chinatown avant de tourner quelques mois plus tard Vol au-dessus d’un nid de coucou – a le sourcil trop sardonique, l’œil qui frise trop, l’ironie trop à fleur de peau, pour se cooler dans un personnage si mélancoliquement antonionien.

La bande-annonce

L’Enfance d’Ivan (1962) / Le Sacrifice (1986) ☆☆☆☆

Tarkovski fait partie de ces immenses cinéastes qui, avec Bergman, Dreyer, Antonioni et Bresson, plongent dans une vénération admirative tous les cinéphiles du monde entier. L’évocation de son seul nom suffit à les faire se pâmer et à remplir les salles des ciné-clubs.

Je serais bien prétentieux de leur donner tort. Que vaut mon opinion face à celle, autrement mieux renseignée, de dizaines sinon de centaines d’amoureux du septième art qui, à longueur de critiques ou de thèses ont disséqué ces filmographies et en ont souligné la richesse et la profondeur ? Si la morgue des poseurs, qui érigent parfois en chef d’œuvre un enfilement d’inanités, est insupportable, les railleries des démagogues qui font profession d’anti-intellectualisme et se rient des œuvres qu’ils ne font pas l’effort de chercher à comprendre, sont plus méprisables encore.

S’agissant de Tarkovski, lit-on, son cinéma, qui emprunte à la fois à la pensée orthodoxe slave et au panthéisme et qui convoque des symboles tant chrétiens que païens, aspire à l’universalité. Il baigne dans le mysticisme. Il décrit l’Homme dans toute sa grandeur et dans toute sa lâcheté, naviguant souvent aux frontières de la folie et du génie, hanté par la peur de la mort et par le fol désir de vivre et de créer. Son cinéma entretient un lien particulier avec la Terre et les forces telluriques – l’eau, l’air, le feu. La première scène de L’Enfance d’Ivan ainsi que la dernière du Sacrifice montrent un enfant au pied d’un arbre.

Mon propos n’est pas de contester ces analyses élogieuses. Il est piteusement de faire le constat de ma lamentable incompréhension. J’ai visionné studieusement, au fil de ma formation cinéphilique tous les films de Tarkovski, à commencer par les deux plus connus : Andreï Roublev et Solaris. J’ai vu Stalker l’an dernier – et ai essayé d’en comprendre le sens en allant lire le livre des frères Strougatski dont il était tiré… et dont il s’est copieusement affranchi. Je n’ai d’ailleurs pas réussi à en écrire la critique.

Pour parachever ma formation, j’a visionné coup sur coup son tout premier film,  L’Enfance d’Ivan, tourné en 1962, un film de commande de la Mosfilm sur la Grande Guerre patriotique où il réussit à se dégager de la pesante idéologie soviétique alors de rigueur, et son tout dernier, Le Sacrifice, tourné en 1986, l’année de sa mort à Paris d’un cancer du poumon, tourné sur l’île de Fårö en Suède à l’invitation d’Ingmar Bergman dont l’ombre portée envahit tout le film au point qu’on pourrait presque sans faire de contresens lui en attribuer la paternité.

Je le répète : je serais bien cuistre d’oser dire que ces films sont ennuyeux, interminables, prétentieux et inutilement intellectualisants. Le seul objet de ce billet égocentrique est de confesser mon incompréhension et ma honte.

La bande-annonce de L’Enfance d’Ivan
La bande-annonce du Sacrifice

Le Cheval de Turin (2011) ★★★★

La légende veut qu’en 1889, à Turin, le philosophe allemand Friedrich Nietzsche ait été ému aux larmes par le spectacle d’un cheval violemment fouetté par son cocher et que ce spectacle l’ait traumatisé si durablement qu’il se mura pendant les dix dernières années de sa vie dans le silence.
Cette anecdote est racontée en voix off au tout début du film. L’image suivante nous montre une vieille carne (peut-être s’agit-il du cheval de Turin dont la voix off vient de nous dire qu’on ignore ce qu’il en est advenu) et un cocher cheminant sur une sente battue par les vents. Le cocher rentre chez lui, une ferme isolée et misérable. Sa fille l’y attend.
Pendant les six jours que durera le film, tandis que la tempête bat aux portes de la pauvre masure et que l’obscurité semble recouvrir peu à peu le monde, le cocher et sa fille répètent les mêmes gestes quotidiens : le lever, l’eau qu’on va chercher au puits, le maigre repas pris en silence….

Le Cheval de Turin est un film intimidant d’un cinéaste dont le nom est souvent cité à côté de ceux de Carl Dreyer, d’Andrei Tarkovsky, de Lav Diaz, de Apichatphong Weerasethakul ou de Carlos Reygadas. Ces réalisateurs ont en commun d’avoir réalisé des oeuvres radicales, d’une immense exigence formelle, austères jusqu’à l’épure, d’une durée parfois trop écrasante (Death in the Land of Encantos de Lav Diaz dure neuf heures et Le Tango de Satan de Béla Tarr en dure sept et demi).
Face à ces oeuvres extrêmes, deux réactions paroxystiques se rencontrent qui sont l’une comme l’autre sujettes à caution. La première est l’enthousiasme outré aux relents snobs et germanopratins. La seconde est le procès en supercherie qui verse dans l’excès inverse : l’anti-intellectualisme démagogue et populiste.

Bien conscient de ces deux écueils, je m’étais soigneusement préparé à la séance programmée dans une salle du Quartier latin devant un public nombreux de cinéphiles jeunes et ravis. J’avais doublé la dose de café que je m’administre normalement pour éviter de sombrer dans un irrépressible endormissement narcoleptique. Mais cette précaution s’est avérée inutile.

Certes Le Cheval de Turin dure près de deux heures trente. À l’exclusion de son premier plan – qui suit pendant une dizaine de minutes muettes le cocher et son cheval sur le chemin qui les ramène chez eux – son action se déroule dans un lieu unique. On n’y voit guère que deux personnages, le cocher infirme et sa fille. Ils n’échangent quasiment aucune parole sinon celles, rares et sèches, indispensables à la vie quotidienne. Seules et brèves intrusions : celle d’un voisin bavard et prêcheur d’apocalypse et celle d’une bande de gitans voleurs de poules.  Le film est une longue répétition des mêmes situations, des mêmes gestes. On entend le bruit de la tempête et une phrase musicale entêtante – composée par le musicien attitré de Béla Tarr, Mihály Vig.

Aude Lancelin dans Marianne a parlé d' »expérience limite pour les nerfs du spectateur », d’un « ennui quasi intolérable », et Laurent Pécha dans Écran large de « torture cinématographique ». Je les comprends volontiers et compatis à leur douleur.

Pour autant, Le Cheval de Turin restera une des expériences les plus envoûtantes et les plus intelligentes qu’il m’ait été donné de vivre au cinéma.
La raison en est double. La première est purement formelle. Si, en effet, l’histoire du Cheval de Turin est un long ressassement, la caméra de Béla Tarr jamais ne se répète. Ces scènes quotidiennes dont la répétition pourrait menacer d’épuiser la patience du spectateur sont à chaque fois filmées différemment. Ainsi du repas pris face à face par ces deux commensaux muets qui déchirent à mains nues, au risque de s’y brûler, une patate tout juste sortie du four. Ainsi du puits où la fille se rend chaque matin au réveil pour y prendre deux seaux d’eau malgré le blizzard qui la coupe en deux.

La seconde tient au sujet même du film. Il ne se dévoile que lentement. Son interprétation reste d’ailleurs ouverte. Cette interprétation n’est que la mienne : Le Cheval de Turin est une Genèse à l’envers, une histoire qui se déroule sur six journées et raconte progressivement l’extinction de toute vie. Son dernier quart d’heure est tétanisant. C’est une scène mythique et une expérience métaphysique dont je ne vois guère d’égale que dans le dénouement de 2001, Odyssée de l’espace.

La bande-annonce

Le Violent (1950) ★★☆☆

Dixon Steele (Humphrey Bogart) est un célèbre scénariste hollywoodien en panne d’inspiration. Il est suspecté d’avoir tué l’employée d’un restaurant revenue un soir chez lui à son bras pour l’aider à écrire l’adaptation d’un livre médiocre qu’il n’avait pas eu le courage de lire. Mais le témoignage d’une voisine, Laurel Gray (Gloria Grahame), le disculpe. Bientôt se noue une idylle avec elle, qui lui redonne le goût de l’écriture. Mais Dixon cache un fond anxieux et paranoïaque qui resurgit à chaque occasion et hypothèque le bonheur du jeune couple.

Le Violent est un chef d’œuvre oublié, éclipsé par Boulevard du crépuscule de Billy Wilder et All About Eve de Joseph Mankiewicz qui sortirent la même année et traitaient d’un sujet à la mode à l’époque : les coulisses de Hollywood. Il a pour héros, ou plutôt comme anti-héros, un scénariste interprété par Humphrey Bogart qui était alors au sommet de sa gloire et qui accepta pourtant le rôle antipathique d’un homme pathologiquement jaloux et violent.

Le film est l’adaptation d’un polar de Dorothy Hughes, une auteure à succès elle aussi reléguée dans l’oubli, In a Lonely Place, traduit en français sous plusieurs titres, Tuer ma solitude, Un homme dans la brume et même Le Violent. Nicholas Ray, qui n’avait pas encore tourné Johnny Guitare (1954) ni surtout La Fureur de vivre (1955) mit dit-on beaucoup de lui-même dans le personnage de Dixon Steele, lui aussi rongé par ses démons intérieurs. Il confia le rôle de Laurel à Gloria Grahame qu’il avait épousée deux ans plus tôt et dont il était en train de divorcer (elle avait été surprise en fâcheuse posture avec le premier fils de Ray, qui avait alors treize ans à peine).

Le Violent n’est pas un polar. L’enquête sur le meurtre de Mildred Atkinson n’en constitue pas le sujet essentiel. C’est une description quasi-clinique de la pathologie de Dixon : une anxiété incontrôlable qui l’entraîne aux pires excès. On parlerait aujourd’hui de masculinité toxique et on ne lui consacrerait certainement pas un film.

La bande-annonce

Il Bidone (1955) ★★☆☆

Une bande d’amis romains vit d’arnaques qu’ils commettent sur le dos des paysans crédules du Latium en se faisant passer pour des hommes d’Église ou des fonctionnaires. Leur rouerie trompe les plus pauvres mais pas l’aristocratie de la pègre qui les considère comme des moins que rien et leur manifeste son mépris. Augusto, le plus âgé de la bande, rattrapé par son passé familial, est lassé de ces escroqueries à la petite semaine et songe à se ranger.

Est ressorti le mois dernier en salles ce film méconnu du Fellini de la première époque, celui de La Strada (sorti un an plus tôt) des Vitelloni et des Nuits de Cabiria. Influencé par le néo-réalisme des réalisateurs auprès desquels il s’est formé, Fellini filme en noir et blanc, dans une forme encore très classique, le petit peuple italien. Ses films n’ont pas encore la magie et la fantaisie de ses chefs d’œuvre ultérieurs où s’affirmera sa patte. C’est cinq ans plus tard avec La Dolce Vita que commence la transition qui l’amènera à Huit et demi, probablement son film le plus emblématique, et à Amarcord, son film le plus personnel.

Il Bidone est encore englué dans le moralisme un peu pesant du néo-réalisme. Augusto, Raoul et Roberto sont trois escrocs sans foi ni loi qui abusent de la crédulité des plus faibles mais sont écrasés sous la botte des plus forts. Mais le cynisme de ces crapules rencontre bientôt ses limites : Augusto, vieillissant, qui vient de renouer avec sa fille à peine sortie de l’adolescence et aimerait lui renvoyer une bonne image, n’a pas le cœur de dépouiller ce paysan que ses compères viennent de berner, dont la bonté d’âme de la fille paralytique l’émeut jusqu’au tréfonds.

Il Bidone m’a rappelé les situations, les personnages et le grain du Voleur de bicyclette, le chef d’œuvre indépassable de De Sica, qui arracherait des sanglots aux pierres. Mais en dépit du tombereau d’éloges déversés sur lui par Rivette, Mauriac ou Bazin à sa sortie en 1956, j’avoue le rouge au front avec toute l’humilité requise face à des avis aussi éminents, m’être beaucoup ennuyé face à cette démonstration un peu laborieuse des voies de la rédemption.

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La Grande Bouffe (1973) ★★☆☆

Ugo est restaurateur, Marcello pilote de ligne sur Alitalia, Michel présentateur de télévision et Philippe magistrat. Ces quatre hommes décident au beau milieu de l’hiver de s’enfermer dans une villa pour un « séminaire gastronomique ». Mais très vite, leur projet se révèle : ces quinquagénaires, las de la vie, ont décidé de manger jusqu’à ce que mort s’ensuive. En bon libertin, incapable de vivre sans femmes, Marcello convainc ses amis d’accueillir trois prostituées. Andréa, une maîtresse d’école, qui avait accompagné ses élèves visiter le tilleul de Boileau au fond du jardin de la propriété, décide de rester avec les quatre hommes.

Il n’est pas besoin d’être un historien du cinéma pour connaître le scandale provoqué par La Grande Bouffe à sa sortie en 1973.  » Honte pour les producteurs […], honte pour les comédiens qui ont accepté de se vautrer en fouinant du groin […] dans pareille boue qui n’en finira pas de coller à leur peau. Honte pour mon pays, la France, qui a accepté d’envoyer cette chose à Cannes afin de représenter nos couleurs […]. Honte, enfin, pour notre époque dont la faiblesse tolère, finance, encourage, dévore et déglutit pareilles pâtées d’excrément« , écrivit Jean Cau dans Paris Match. Sur les ondes d’Europe 1, François Chalais déclara : « Le Festival a connu sa journée la plus dégradante et la France sa plus sinistre humiliation« . Quant à Claude-Marie Trémois, elle exprima en ces mots son dégoût dans Télérama, qu’on imaginait moins bégueule : « Ce qu’on blasphème ici, c’est l’homme, le partage fraternel du pain et la notion même de fête. Ce qu’on sacralise, c’est l’excrément« .

Cinquante ans plus tard, La Grande Bouffe ressort en salles. Ces quatre acteurs – qui approchaient la cinquantaine – sont tous morts, ce qui nous donne un sacré coup de vieux. Andréa Ferréol, dont on peine à croire qu’elle avait vingt-six ans à peine, est en revanche toujours de ce monde. Je me suis demandé pourquoi leurs véritables prénoms avaient été gardés : Marcello, Michel, Philippe, Ugo et Andréa. Qu’est-ce qu’apporte ce procédé, plutôt inhabituel, au film ?

Il en faut beaucoup de nos jours pour choquer le bourgeois qui en a déjà vu beaucoup, des vertes et des pas mûres. On peine rétrospectivement à comprendre le scandale provoqué par la sortie de La Grande Bouffe à Cannes. Quel en était la cause ? Sa critique en creux de notre société de consommation ? Sa scatologie ? La profanation de la nourriture ? Son cynisme sans appel ?
En tous cas, une de ses dimensions n’a pas fait scandale à l’époque et susciterait des cris d’orfraie aujourd’hui : la façon dont les femmes sont traitées, cantonnées à deux rôles exclusifs, celui de la maman et celui de la putain.

Comment La Grande Bouffe a-t-il vieilli ? Pas très bien.
Le parfum de scandale qui l’entourait à sa sortie s’est évaporé, je l’ai déjà dit.
Reste celui inimitable de ces films des années 70 qui montraient de joyeuses camaraderies hédonistes, la clope au bec, le verbe haut, où toujours immanquablement Michel Piccoli faisait figure de chef de bande : on pense à Sautet, à Buñuel, à Chabrol….

Aussi joyeuse cette bande soit-elle, elle a ici l’humour sombre sinon franchement noir. Très vite, le sens du film se dévoile. Ne reste plus qu’à réaliser sans surprise le plan annoncé. J’ai trouvé une formule dont je ne suis pas peu fier pour le résumer – avec le risque qu’elle ne soit pas inédite : La Grande Bouffe est une farce triste.

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Enquête sur la sexualité (1964) ★★★☆

Pendant l’été 1963, alors qu’il travaille aux repérages de L’Évangile selon Saint-Matthieu, Pier Paolo Pasolini tourne, avec une équipe technique réduite, un documentaire, Comizi d’Amore. Le titre original n’a pas la même signification que sa traduction française. Il s’agit moins, dans l’esprit du réalisateur engagé, d’une enquête à proprement parler que d’un échange, d’un meeting autour de la question sexuelle.

Dans l’esprit de Chronique d’un été de Jean Rouch et Edgar Morin, Pasolini tend son micro aux Italiens et aux Italiennes, jeunes et vieux, femmes et hommes, et leur pose des questions souvent très directes sur la sexualité.
Le protocole de cette enquête n’est pas très scientifique. En particulier, les interviews sont organisées dans un joyeux chahut, au vu et au su de tous, si bien que la sincérité des répondants, influencés par leurs pairs, peut être mise en doute.

Mais le résultat est doublement étonnant. D’une part, il montre l’archaïsme, le sexisme d’une large majorité des sondés qui ont encore du couple, de l’égalité des genres, du mariage (et de son opposé, le divorce qui ne sera légalisé en Italie qu’en 1970) et de la sexualité une vision très conservatrice. Certains propos, ouvertement assumés à l’époque choquent aujourd’hui voire, pour les plus homophobes, tomberaient sous le coup de la loi.
Mais d’autre part, certaines voix minoritaires s’expriment, notamment chez les jeunes et chez les femmes, qui revendiquent crânement, avec une étonnante modernité, l’égalité des sexes et le droit au plaisir.

Pasolini mène son enquête – car, de fait, il s’agit plus d’une enquête que d’une réunion – tambour battant. On le voit à l’image le micro tendu. Ses questions prennent autant de place sinon plus que les réponses des interviewés. Enquête sur la sexualité est presqu’autant l’étalage de ses idées, voire de ses préjugés, qu’un micro objectivement tendu à ses compatriotes.
En bon marxiste, Pasolini est particulièrement sensible aux différences de classe. Il a beau jeu de railler les travers et le conservatisme de la petite bourgeoisie, par exemple son attachement au modèle familial patriarcal et hétérosexuel. Mais s’agissant de la sexualité, Pasolini se heurte à un paradoxe qui le met en porte-à-faux : la grande bourgeoisie est plus libérale que les classes laborieuses, les ouvriers et plus encore les paysans qui sont prisonniers de leurs traditions et n’osent pas s’en affranchir.
Autre dichotomie que Pasolini souligne et à laquelle le spectateur français est moins préparé : la division entre le Nord de l’Italie, plus riche et plus évolué, et le Sud, notamment la Sicile, où les mentalités peinent à changer.

Enquête sur la sexualité est un miroir tendu à l’Italie des années soixante écartelée entre un conservatisme centenaire et une évolution sociologique accélérée qui allait l’emporter. Mais c’est autant sinon surtout une œuvre emblématique de Pasolini dont elle reflète les opinions parfois contradictoires, sur le divorce par exemple.

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