Le Coup de l’escalier (1959) ★★☆☆

Dave Burke (Ed Bigley), un ancien policier corrompu, cherche deux acolytes pour braquer une banque dans le nord de l’Etat de New York. Il convainc Earle Slater (Robert Ryan), un ancien soldat, et Johnny Ingram (Harry Belafonte), un chanteur noir criblé de dettes. Mais la rivalité entre les deux hommes compromet vite la réussite du hold-up.

Le Coup de l’escalier est l’œuvre de Robert Wise, un des réalisateurs les plus étonnants de Hollywood. Il tourne d’abord des films de série B, d’horreur, de science-fiction, un western et même un péplum (avec Brigitte Bardot !) avant d’accéder tardivement à la célébrité avec West Side Story en 1961 et La Mélodie du bonheur en 1965 qui seront l’un et l’autre couverts d’Oscars. Il n’avait guère joué de rôle dans Le Coup de l’escalier, sorti quelques années plus tôt, un film de studio dont l’initiative revenait à Harry Belafonte alors au sommet de sa gloire.

Dans son Dictionnaire du cinéma, Jacques Lourcelles a consacré quelques lignes à ce film noir méconnu, dont le sujet est moins l’organisation d’un hold-up (Quand la ville dort est son modèle indépassable) que le racisme viscéral de l’un de ses protagonistes. Il parle d’un film sur l’échec, d’une « élégie glaciale », d’une « pavane pour l’agonie de trois losers, de trois has-been saisis dans un univers urbain qui les encercle et les asphyxie ».
C’est l’inconvénient de lire d’autres critiques avant d’écrire la sienne : que peut-on rajouter à celles qui ont déjà tout dit ?

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Tristana (1970) ★★★☆

Dans l’Espagne des Années Vingt, Tristana (Catherine Deneuve) est une jeune pianiste recueillie par son oncle à la mort de sa mère. Vieux sexagénaire libidineux, Don Lope (Fernado Rey) professe des idées avant-gardistes sur le mariage et l’Église et exerce sur sa nièce une emprise étouffante au point de faire d’elle sa maîtresse. La jeune Tristana parvient à lui échapper avec Horacio (Franco Nero), un peintre  sans talent, qui l’emmène vivre à Madrid. Mais, deux ans plus tard, atteinte d’une tumeur au genou qui conduira à son amputation, elle revient vivre auprès de Don Lope et finira par l’épouser.

Tristana est, avec Viridiana, un des rares films tournés par Buñuel en Espagne. Le moindre des paradoxes du plus grand réalisateur espagnol ne fut pas en effet d’avoir quasi-exclusivement tourné hors de son pays : au Mexique, puis en France. Tristana est l’adaptation du roman éponyme de Benito Pérez Galdós écrit à la fin du dix-neuvième siècle. Buñuel avait déjà porté à l’écran deux romans de cet auteur espagnol naturaliste, Nazarin en 1959 et Viridiana en 1961. Buñuel y a en effet trouvé un thème qu’on retrouve dans plusieurs de ses films à commencer par El ou Belle de jour : la toxicité du désir masculin qui enferme son objet dans un amour possessif et jaloux, opposée à la perversité du désir féminin qui parvient à renverser cette domination à son avantage.

Car, si Don Lope est un personnage abject, qui non seulement abuse de la fragilité de la jeune Tristana mais en plus se paie de mots en se faisant passer pour un libre penseur affranchi de la morale étriquée de son temps, Tristana n’est pas une oie blanche et encore moins une victime. La seconde partie du film, à partir de son retour à Tolède et de son amputation, voit les caractères se renverser. Don Lope devient de plus en plus doux alors qu’au contraire Tristana, de plus en plus amère et dure, achève logiquement son parcours par un crime qui ne figurait pas dans le roman de Pérez Galdós.

Autre différence avec le roman, le fétichisme avec lequel Bunuel entoure la terrible amputation de son héroïne. Ce coup du sort asservit moins Tristana à son tuteur qu’il ne la pare d’un érotisme aussi morbide que fascinant, comme le montre la célèbre scène du balcon où elle se dénude sous les yeux médusés du jeune Saturno ou celle, non moins célèbre, où elle interprète une étude de Chopin. La légende voudrait que Hitchcock – qui ne s’en laisser remontrer à personne en matière de fétichisme – ait nourri une fascination particulière pour cette scène dont il connaissait par cœur le découpage.

J’ai eu la chance de voir Tristana au Louxor dans le dixième arrondissement, avec en bonus la conférence très informée de Fabienne Duszynski. Chaque dimanche depuis le 12 mars, elle y analyse un film de Buñuel. Hélas, le cycle s’achève demain avec Le Charme discret de la bourgeoisie. Aurais-je vu Tristana sans ces commentaires éclairés, j’en aurais compris la moitié et l’aurais d’autant moins apprécié. Mais, Buñuel fait partie de ces artistes dont j’apprécie d’autant plus les œuvres que je me les suis fait expliquer.

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Jeanne Dielman ☆☆☆☆

Jeanne Dielman a été élu l’an passé par la prestigieuse revue professionnelle Sight & Sound meilleur film de tous les temps, juste devant Vertigo et Citizen Kane. Auréolé de ce prestigieux trophée, il ressort dans quelques salles d’art et d’essai et y attire un public nombreux, de cinéphiles et de curieux masochistes. C’est que le film est précédé d’une pesante réputation : il dure 3h21 et dissèque la morne répétition des gestes quotidiens d’une jeune veuve sans histoires qui vit seule avec son fils, dans un appartement bourgeois de Bruxelles.

Jeanne Dielman n’a rien volé de sa réputation. C’est un film radical.

Par son sujet : l’aliénation d’une femme condamnée à répéter chaque jour les mille et un gestes déshumanisants d’un quotidien sans âme. Rien ne nous en est épargné, du lever jusqu’au coucher, filmé quasiment en temps réel, l’espace de trois journées, pour en montrer la longueur et l’ennui. On voit tour à tour la préparation des repas, le lent épluchage des pommes de terre ou la confection d’escalopes panées, les repas proprement dits, pris sans un mot avec Sylvain, cet adolescent taiseux qui ressemble déjà tant à un petit vieux racorni qui jamais n’esquisse un geste pour aider sa mère ni même pour lui manifester la moindre tendresse, la vaisselle dans la cuisine exiguë, les rares courses à l’extérieur, l’accueil chaque après-midi (à l’insu de Sylvain ?) d’un homme différent qui paie Jeanne pour la brève et sordide étreinte qui se déroule, porte close, dans sa chambre, sur une serviette posée sur son couvre-lit qu’elle remplace méticuleusement après chaque usage….

Par son traitement : Jeanne Dielman a beau avoir été tourné par une réalisatrice de vingt-cinq ans à peine, il témoigne d’une maîtrise étonnante du cadrage et de la mise en scène, avec un soin tout particulier apporté au son (la rue dont on entend le bourdonnement, les claquements des talons de Jeanne sur le parquet qu’elle arpente dans tous les sens à longueur de journée) et à la lumière (que Jeanne allume et éteint chaque fois qu’elle passe d’une pièce à l’autre). Quant aux dialogues, c’est bien simple, il n’y en a  quasiment pas, les rares paroles échangées l’étant sur un ton bressonien, volontairement plat, dénué de tout affect – ainsi de la lecture à son fils par Jeanne de la lettre qu’elle reçoit de sa sœur expatriée au Canada grâce à laquelle le spectateur apprend quelques bribes de l’histoire familiale.

Et le sujet et son traitement, il faut en convenir, se nourrissent l’un de l’autre. Un film plus court n’aurait pas fait autant ressentir au spectateur exténué l’écrasant ennui qui régit la vie de Jeanne et la conduit à la folie. Il faut la regarder, dans un interminable plan fixe, éplucher pendant cinq minutes des pommes de terre pour comprendre son état et plus encore pour le ressentir.

Pour autant, aussi impressionnant que soit ce film, il fait partie de ceux qu’on est plus content d’avoir vus que d’être en train de regarder. Comme l’écrit Jacques Morice dans sa critique évidemment extatique, « Il fut à sa sortie le film des fauteuils qui claquent ». Difficile en effet, même quand on en est prévenu, de supporter ce spectacle et de ne pas avoir la tentation de s’en échapper. Tel fut le cas, à la moitié du film, de l’ami que j’avais invité et qui légitimement pourrait m’en faire le reproche pour le restant de nos jours s’il n’était pas l’ami le plus indulgent et le plus altruiste que j’aie jamais eu.

J’écris cette critique sous le coup de la colère que m’a inspirée hier soir, jusqu’à tard dans la nuit, cet interminable martyre. Je regretterai probablement dans quelques mois ce coup de gueule pavlovien. Peut-être même attribuerai-je alors à Jeanne Dielman les quatre étoiles que la critique lui décerne unanimement. Mais, pour l’instant, je vis le contrecoup d’une expérience exténuante que je ne souhaite à personne, et surtout pas à mon meilleur ami !

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El (1953) ★★☆☆

Francesco Galvan est un richissime propriétaire terrien. Encore célibataire quoique dans la force de l’âge, il rencontre à l’office du Jeudi Saint la belle Gloria Milalta. Qu’elle soit déjà fiancée à un ami de longue date de Francesco, le jeune ingénieur Raul Conde, n’empêchera pas Francesco de faire la cour à Gloria et de lui demander sa main.
Quelques mois plus tard, Raul retrouve par hasard Gloria. Elle est dévastée. Elle raconte comment Francesco, dévoré par une jalousie maladive, a ruiné son mariage.

Luis Bunuel, on le sait, a vécu une quinzaine d’années en exil au Mexique. Il y réalisa quelques uns de ses chefs d’oeuvre : Los Olvidados, La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz, NazarinEl – sorti en France à l’époque sous le titre Tourments – n’est pas le plus connu. Il vient de ressortir en salles dans une version restaurée.

C’est un film d’un grand classicisme qui n’a ni le génie ni les outrances du reste de la filmographie du surprenant réalisateur espagnol. Il ressemble aux films noirs qui se tournaient à la fin des années 40 à Hollywood. On y retrouve les mêmes personnages si élégants, les mêmes décors luxueux. On y retrouve aussi l’intérêt si vif de Hollywood pour la psychanalyse qui caractérise les films de Lang ou de Hitchcock. Adapté d’un court récit de Mercedes Pinto qui s’était fait expulser de l’Espagne phalangiste pour avoir revendiqué le droit au divorce pour les femmes victimes de maris violents, El constitue une analyse presque clinique d’un cas d’école de paranoïa. D’ailleurs Jacques Lacan l’évoquera dans son séminaire de Sainte-Anne.

On y voit la malheureuse Gloria devenir la victime des lubies de plus en plus délirantes de l’infernal Francesco. Tout nourrit sa paranoïa, du souvenir de Raul, l’ancien fiancé de Gloria, à la rencontre inopinée, durant leur voyage de noces, d’un ancien ami de Gloria. Pour la punir de fautes imaginaires, il menace de la jeter du haut du clocher d’une église (la scène annonce celle qui clôt Vertigo  sorti cinq ans plus tard), lui tire dessus avec des balles à blanc. S’imaginant la risée des croyants qui assistent à une messe, Francesco saute à la gorge de l’officiant et manque l’étrangler. Il sera finalement soigné et finira ses jours dans un couvent. Mais l’ultime scène, qui le voit serpenter dangereusement dans le jardin, comme il le faisait jadis en proie à une crise, laisse planer le doute : est-il ou non guéri de sa paranoïa ?

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Les Mutants de l’espace (2001) ★☆☆☆

Un astronaute, lâché dans l’espace par un savant fou, en revient vingt ans plus tard. Il n’est pas seul

Résumer d’une (courte) phrase, ou de deux, les délires cartoonesques de Bill Plympton n’a pas grand sens. D’autant que les scénarios de ses films comptent moins que ses scènes toutes plus paroxystiques les unes que les autres.

Ressortent en salles deux films d’animation, vieux de plus de vingt ans, et qui pourtant n’ont pas pris une ride : L’Impitoyable Lune de miel (1998) et Les Mutants de l’espace (2001). Au premier coup d’œil on reconnaît la patte unique du vieux cartooniste de Portland, Oregon : situations loufoques, couleurs pop, corps hypersexués, perspectives déformées, rythme d’enfer….

Le grand souffle d’air frais que fait souffler Bill Plympton est ébouriffant. Pendant les premières minutes du film, on est scotché à son fauteuil et on se demande où diable on vient d’atterrir. Mais, l’effet de surprise ne dure qu’un temps. Bientôt, on se mithridatise aux outrances à répétition. Le charme n’opère plus. On finirait presque par s’ennuyer.

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Sois belle et tais-toi ! (1977) ★★☆☆

Sois belle et tais-toi ! est construit à partir de vingt-trois interviews données à Delphine Seyrig par des actrices françaises et américaines en 1976 et 1977. Elles témoignent du sexisme dont elles sont victimes dans leur métier, de l’omnipotence des hommes à tous les postes d’influence (réalisateurs, producteurs, agents…), de la pauvreté et du formatage des rôles « de mère ou de putain » qui leur sont proposés, du jeunisme qui les condamne, passé un certain âge, à l’invisibilité…

La grande actrice Delphine Seyrig fut une féministe engagée. Elle signa le manifeste des 343 et organisa dans son appartement la première IVG réalisée en France avec la méthode Karman (sujet du film Annie colère). À la tête du collectif des Insoumuses, elle tourne des vidéos féministes. Sois belle et tais-toi ! est l’une d’entre elles, qui n’avait pas vocation à sortir en salles et n’y sortit d’ailleurs que tardivement en 1981 et brièvement. Fort de l’actualité que MeToo lui redonne, il est ressorti dans quelques salles parisiennes le mois dernier. La projection à laquelle j’ai assisté a été suivie d’un débat haut en couleurs.

Deux voix antagonistes s’y sont fait entendre. La première salue l’actualité toujours brûlante du procès instruit par ce documentaire avant-gardiste. Elle dénonce les inégalités dont souffrent toujours les femmes dans le milieu du cinéma, mentionne les révélations d’abus sexuels qui l’ont entaché (dont Sois belle et tais-toi ! ne parle pourtant pas).
La seconde rend également hommage à cette oeuvre pionnière mais insiste plutôt sur les progrès réalisés, mettant en avant, même si elles restent minoritaires les réalisatrices qui ont réussi, non sans mal, à se faire un nom, et surtout la place accrue que les films, même s’ils restent tournés par des hommes, donnent aux femmes. Certes en effet, on peut légitimement regretter que les cinq films nommés aux derniers César du meilleur film aient tous été réalisés par des hommes ; mais il faut avoir l’honnêteté de saluer qu’ils faisaient quasiment tous la part belle aux femmes (La Nuit du 12, En corps, L’Innocent, Les Amandiers…).
L’une voit le verre à moitié vide, l’autre à moitié plein…

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Tendres passions (1983) ★★☆☆

Tendres Passions raconte tout au long de leurs vies pleines de vicissitudes l’amour d’une mère et de sa fille. Jeune veuve, Aurora Greenway (Shirley MacLaine) s’est vouée à l’éducation de sa fille unique, Emma (Debra Winger), qui quitte Houston et le nid familial pour se marier et suivre son mari, professeur d’université, dans l’Iowa puis dans le Nebraska. Elle y a trois enfants mais son mariage, fragilisé par les infidélités de son mari puis les siennes, bat vite de l’aile. Aurora en revanche trouve l’amour auprès de son voisin, un astronaute retraité (Jack Nicholson).

Tendres Passions est un film qui a connu une drôle d’histoire. C’est l’adaptation d’un roman de Larry McMurtry, un romancier américain qui a beaucoup travaillé avec le cinéma (La Dernière Séance, un film mythique de Bogdanovich, est adapté d’un de ses romans, tout comme Le Secret de Brokeback Mountain). Le scénario avait beaucoup circulé à Hollywood avant que Paramount ne s’en empare et ne confie sa réalisation à James L. Brooks, un producteur dont c’était le premier passage derrière la caméra – et qui lui valut l’Oscar du meilleur réalisateur ! Le rôle joué par Jack Nicholson avait été proposé à Burt Reynolds, celui de Debra Winger à Jodie Foster, qui y avait renoncé pour sagement poursuivre ses études.

Le film remporta aux États-Unis un succès inattendu et une pluie d’Oscars, notamment pour Shirley McLane (meilleure actrice) et Jack Nicholson (meilleur acteur dans un second rôle). En revanche, Debra Winger était injustement oubliée. À sa sortie en France, quelques mois plus tard, il fut démoli par la critique et snobé par le public.

Car Tendres Passions est un film déconcertant, une saga familiale censée se dérouler sur une vingtaine d’années mais durant lesquelles les personnages ne prennent pas une ride, qui essaie de maintenir la balance entre la comédie, voire le vaudeville (la scène de la première nuit entre Aurora et son voisin) et le mélodrame (la fin tire-larmes d’Emma).

Le voir près de quarante ans plus tard est une sacrée expérience qui nous replonge dans les 80ies dès les premières images et les premières mesures de la célèbre musique de Michael Gore. Tout y semble démodé, depuis les coiffures de Debra Winger jusqu’aux shorts de bain de Jack Nicholson et à l’intérieur surchargé de la chambre à coucher de Shirley McLane. On peut être allergique à ce kitsch suranné ou au contraire apprécier cette madeleine tendrement nostalgique.

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On murmure dans la ville (1951) ★★☆☆

Le docteur Noah Praetorius (Cary Grant) semble mener une vie réussie. Il enseigne à l’université à des étudiants qui le vénèrent et dirige une clinique en faisant du respect des malades sa priorité. Mais certains de ses confrères le jalousent pour son succès, à commencer par le professeur Ellwell qui a décidé de creuser dans son passé pour le discréditer. Pour toucher le docteur Praetorius, Ellwell va s’en prendre au mystérieux Shunderson qui ne quitte jamais Praetorius d’une semelle.

Ecoles Cinéma Club consacre une rétrospective à Joseph Mankiewicz, immense réalisateur américain, parfois occulté par la gloire des Hawks, Lubitsch, Capra, Lang… L’occasion de voir ou de revoir ses chefs d’oeuvre : Eve, La Comtesse aux pieds nus, Soudain l’été dernier… L’occasion aussi de découvrir d’autres films moins connus. L’Affaire Cicéron (un bijou), Quelque part dans la nuit et On murmure dans la ville sont, pour moi, de ceux là.

Le résumé que je viens de faire de ce dernier film est trompeur. On pourrait, à le lire, penser qu’il s’agit d’un film dramatique centré sur la révélation du passé mystérieux du docteur Praetorius. Mais il n’en est rien. On murmure… est un film léger au scénario loufoque (l’histoire de monsieur Shunderson est tordante), une screwball comedy comme on en réalisait à Hollywood depuis une quinzaine d’années – et comme la mode d’ailleurs allait lentement en disparaître.

Cary Grant y est époustouflant de charme et de drôlerie. Toute l’action gravite autour de lui, dont le personnage à force de perfection, finit par perdre toute crédibilité. Pour lui donner la réplique, la Twentieh Century Fox a recruté l’une de ses jeunes starlettes, Jeanne Crain, qui est tombée depuis dans les oubliettes de l’histoire du cinéma.

On murmure… se termine par un simulacre de procès – qui fait écho aux auditions au Sénat menées par Joseph McCarthy dans le cadre de la « chasse aux sorcières ». Bien évidemment, l’issue en sera heureuse car, répétons-le, on est dans la comédie loufoque et pas dans le drame. Cette légèreté, cette pétillance n’ont pas pris une ride. Pour autant, On murmure… suscite de ma part les mêmes réserves que La Dame du vendredi de Hawks. Réserves sans doute très subjectives et très conjoncturelles d’un hiver maussade. Et réserves que j’ai honte d’avouer tant ces films là ont légitimement acquis une place vénérée dans le panthéon du cinéma.

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La Dame du vendredi (1940) ★★☆☆

Journaliste brillante, formée à la dure par le rédacteur en chef  du Morning Post, Walter Burns (Cary Grant), qu’elle a épousé avant de s’en séparer, Hildy Johnson (Rosalind Russell) a décidé de quitter le métier pour se marier à un modeste employé de bureau d’Albany. Apprenant la nouvelle, Walter Burns, qui brûle de reconquérir son ancienne épouse, cherche à la retenir en lui demandant de couvrir les dernières heures d’un condamné à mort dont il est persuadé de l’innocence. Hildy, que la passion du journalisme n’a jamais quittée, accepte cette mission et va se retrouver impliquée dans la rocambolesque évasion du prisonnier.

La Dame du vendredi est peut-être un des films hollywoodiens les plus mythiques. Howard Hawks adapte une pièce de théâtre de 1928 The Front Page sur la presse, la justice et la corruption de la politique dont l’action en trois actes se déroulait dans la salle de presse du tribunal de Chicago au-dessus de la potence où un condamné à mort allait être pendu. La pièce n’avait rien de drôle ; mais Hawks en transforme radicalement le sujet et l’esprit en changeant le sexe de son personnage principal, Hildy Johnson, confié sur les planches à un homme. La Dame du vendredi – traduction calamiteuse de His Girl Friday, allusion à peine voilée au Vendredi de Robinson – devient une screwball comedy loufoque à souhait, célèbre pour ses dialogues à la mitraillette.
La Dame du vendredi est aussi un film profondément féministe qui met son héroïne en valeur, dès son premier plan où on la voit traverser majestueusement la salle de presse du Post. Le rôle avait été proposé à Ginger Rogers, Claudette Colbert ou Carole Lombard. Il échut à Rosalind Russell qui n’acquit pas la célébrité de ses concurrentes mais n’en est pas moins éblouissante.

Il est sacrilège de trouver à redire à ce chef d’oeuvre de la comédie américaine. Cary Grant y est d’un charme étincelant. Les dialogues sont un feu d’artifice. Pour autant, à mon grand désarroi, j’avoue que je m’y suis un peu ennuyé. Je m’y suis ennuyé comme je m’ennuie devant La Joconde. Parce que la perfection, à un tel niveau, lasse. Parce que l’oeuvre est trop lisse, trop impeccable, trop prévisible aussi, pour provoquer chez moi une surprise, une interrogation.

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Point limite (1964) ★★★☆

En pleine guerre froide, un dysfonctionnement technique envoie un groupe de bombardiers stratégiques américains vers Moscou. Le président des Etats-Unis (Henry Fonda), son secrétaire d’Etat à la défense et toute la hiérarchie militaire tentent de convaincre les pilotes de faire demi-tour alors que la procédure leur interdit de recevoir tout contrordre verbal après que l’ordre de mission a été lancé. Faute d’y parvenir, ils contactent leurs homologues à Moscou pour les persuader de leur bonne foi et éviter un Armageddon nucléaire.

Stanley Kubrick ayant appris que l’adaptation du roman à succès de Burdick et Wheeler était en train de se tourner, il a obtenu que son producteur, Columbia, en rachète les droits, et retarde de quelques mois sa sortie, après celle de Docteur Folamour en 1964.
Ce qui frappe, en regardant aujourd’hui ce vieux film de Sidney Lumet, c’est en effet sa parenté avec celui de Stanley Kubrick. Tous les deux traitent du même sujet : l’apocalypse nucléaire et son déclenchement accidentel. Pourquoi Docteur Folamour a-t-il eu une telle postérité alors que Point Limite est tombé dans l’oubli ? On pourrait répondre parce que Kubrick est un génie tandis que Lumet n’est qu’un habile faiseur. Ce serait faire preuve de beaucoup d’indulgence pour le premier – dont j’ai toujours trouvé le Folamour trop grandguignolesque pour être tout à fait convaincant – et trop de sévérité pour le second.

Car Point Limite est un thriller sacrément efficace. Pendant près de deux heures il maintient le spectateur dans l’attente fiévreuse d’un dénouement redouté. Il entrelace deux sujets qui ont nourri l’anxiété des Etats-Unis et du bloc occidental pendant toute la Guerre froide : la peur du feu nucléaire – qui avait bien failli être ouvert deux ans plus tôt à Cuba – et la crainte que les « machines » (un terme bientôt remplacé par celui d' »ordinateurs ») ne le déclenchent par erreur. C’est encore le même sujet que traitera vingt ans plus tard WarGames, un des films préférés de mon adolescence.

La théâtralité du sujet est accentuée par le noir et blanc du film et par ses décors qui se réduisent à quatre seulement : la chambre forte où le président des États-Unis s’est enfermé avec son traducteur (un rôle interprété par le jeune Larry Hagman qui deviendra célèbre quelques années plus tard en jouant J.R. dans la série Dallas), le QG du Strategic Air Command à Omaha au Nebraska avec ses écrans monumentaux où les militaires suivent en temps réel l’avancée des bombardiers vers leurs cibles, la salle de réunion du Pentagone où la haute hiérarchie militaire et un professeur va-t-en-guerre (double du célèbre Folamour dans le film de Kubrick) entourent le secrétaire d’Etat à la Défense et enfin le cockpit du bombardier Vindicator qui dirige le groupe de six appareils en route vers Moscou.

Point Limite s’achemine inexorablement vers un épilogue glaçant. Injustement éclipsé par Docteur Folamour, il mérite sa place dans une anthologie des films américains sur la Guerre froide et l’apocalypse nucléaire.

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