Les Invisibles ★★☆☆

Dans le Nord de la France, L’Envol est un centre d’accueil de jour. Grâce à quelques assistantes sociales et quelques bénévoles dévouées, des femmes à la rue peuvent y trouver un havre provisoire : de quoi se doucher et se restaurer, un peu de chaleur…
Mais, les services départementaux, qui reprochent à L’Envol de ne pas réussir à réinsérer ces femmes, le menacent de fermeture administrative. Pour ne pas les abandonner à leur sort, alors que les solutions alternatives font défaut, Manu (Corinne Masiero), Audrey (Audrey Lamy), Hélène (Noémie Lvovsky) et Angélique (Déborah Lukumuena) vont tout faire pour leur trouver un travail. Au risque de flirter avec les marges de la légalité…

Les Invisibles aurait pu être un documentaire. Il est tiré d’une enquête sociologique de Claire Lajeunie qui documente les épreuves subies par les femmes à la rue : violence, agressions sexuelles, insalubrité… Il en a d’ailleurs l’apparence pendant ses premières scènes qui montrent la foule bigarrée qui se presse au petit matin devant les portes de L’Envol avant leur ouverture. Mais bien vite, apparaissent les visages de comédiennes bien connues qui font basculer Les Invisibles du côté du feel good movie.

Louis-Jean Petit avait réalisé Discount dans la même veine : l’histoire bienveillante d’employés d’un magasin de grande distribution qui détournent les produits périmés ou sur le point de l’être pour les donner aux plus nécessiteux. J’avais dit le plus grand bien de ce film-là. Pourquoi être plus réservé à l’égard de ce film-ci qui en reprend pourtant les mêmes recettes éprouvées?

La première raison tient au scénario faiblard. Bien sûr, on ne regarde pas sa montre. Mais, pour autant, une fois que l’histoire est posée comme je l’ai résumée au premier paragraphe de cette critique, elle se déroule paresseusement, sans tension ni surprise. Le film aurait pu durer un quart d’heure de plus ou un quart de moins (en soustrayant quelques scènes inutiles sur la vie amoureuse des travailleurs sociaux ou de leurs proches destinées à nous montrer qu’eux aussi sont des gens comme les autres). Son épilogue ne verse pas dans l’angélisme – à la différence du Grand Bain dont c’était le principal défaut – mais avec suffisamment de délicatesse pour éviter de nous plomber le moral – comme avait le cran de le faire Une affaire de famille.

La deuxième raison tient à l’accumulation récente de films similaires. Le cinéma français, auquel on reproche à bon droit sa superficialité, cherche à s’ancrer dans le terrain social. Mais du coup, on a l’impression que les scénaristes se sont répartis les grands sujets de notre temps pour construire des films qui en cherchent à interpeler notre cœur autant que notre esprit. Après les greffes d’organe, la délinquance juvénile et l’accouchement sous X, voici les femmes à la rue en attendant peut-être demain la GPA. Qu’on ne se méprenne pas ! Je ne dis pas que Réparer les vivants, Shéhérazade ou Pupille – dont j’ai dit ici tout le bien que j’en pensais – ne sont pas de bons films, mais je dis que le systématisme avec lequel les sujets de société nourrissent, les uns après les autres, le cinéma français risque au bout du compte de s’épuiser.

La troisième raison est politique. Les Invisibles est construit autour d’une – légitime – révolte. Révolte à la fois contre le sort fait aux femmes et contre l’incapacité de l’administration à y apporter les réponses pertinentes. On verse sa larme – et je la verse plus qu’à mon tour – devant la scène volontairement lugubre d’évacuation d’un camp de SDF par une compagnie de CRS. Welcome fonctionnait selon le même procédé, qui décrivait l’initiative courageuse d’un Calaisien qui apprenait à nager à un jeune Afghan rêvant de traverser la Manche. Mais je suis gêné par ma propre schizophrénie : comment pouvons-nous « en même temps » plébisciter Welcome ou Les Invisibles et, tous les cinq ans, au nom d’un principe de réalité, apporter nos suffrages à des majorités parlementaires successives qui mettent en œuvre une politique autrement moins bienveillante à l’égard des plus fragiles ?

La bande-annonce

Forgiven ☆☆☆☆

Au sortir de l’apartheid, le président Mandela a chargé l’archevêque Desmond Tutu (Forest Whitaker) de présider la Commission Vérité et Réconciliation. Son principe : obtenir des criminels leur confession sincère en échange de leur amnistie.
Le courageux homme d’Église rencontre sur sa route Piet Blomfeld (Eric Bana), un criminel avéré, condamné à perpétuité, qui nourrit une haine atavique pour les Noirs et ne montre aucun signe de remords pour les crimes qu’il a commis.

L’Afrique du sud de l’apartheid a été dénoncée au cinéma dans des films souvent marquants : Cry Freedom (1987), Un monde à part (1988), Une saison blanche et sèche (1989)… L’Afrique du sud post-apartheid a continué à intéresser Hollywood : ainsi de Invictus de Clint Eastwood qui raconte comment le président Mandela a profité de l’organisation de la Coupe du monde de rugby en 1995 pour réconcilier la nation arc-en-ciel. L’organisation des audiences de la Comité Vérité et Réconciliation (TRC selon son acronyme anglais) a aussi retenu l’attention : Red Dust (2004) avec Hilary Swank et Chiwetel Ejiofor et Country of My Skull (2005) avec Juliette Binoche et Samuel Jackson bizarrement sortis l’un et l’autre directement dans les bacs malgré la renommée de leurs acteurs.

Il en a fallu de peu que Forgiven ne connaisse le même sort, faute de distributeur en France. C’est finalement Saje Distribution, une société bizarrement spécialisée dans les films et les documentaires religieux, qui en a racheté les droits. On comprend vite pourquoi : Forgiven est un film sur la sainteté et la rédemption. Sainteté de Desmond Tutu, le prix Nobel de la paix qui, malgré un cancer, a consacré sa vie à cicatriser les plaies toujours ouvertes de l’apartheid dans une démarche audacieuse de justice transitionnelle. Rédemption de Piet Blomfeld, un Afrikaner raciste et criminel, figure du Mal absolu, qui crache sa haine à la face du saint homme venu le sauver.

Le problème de Forgiven est son manque de suspens. On sait qu’on aura droit à la reconstitution déchirante des circonstances de l’assassinat de Mpho Morobe, cette jeune femme noire dont la mère se bat pour la mémoire. On sait qu’on aura droit à la rédemption christique de Mark Blomfeld, dont la noirceur de l’âme, qu’explique une enfance traumatisante, s’éclairera au contact de Mgr Tutu.

Tout cela est un peu trop cousu de fil blanc – ou noir. Et on se demande où est passé le réalisateur prometteur de Mission et de La Déchirure qui se perd depuis trente ans dans des films sans intérêt.

La bande-annonce

L’Ange ★☆☆☆

Carlitos cache une âme démoniaque derrière un visage d’ange. Fils unique, choyé par ses parents qui se désespèrent de son indolence, il n’a qu’un seul loisir et un seul talent : s’introduire dans les riches demeures de Buenos Aires et y voler bijoux et biens de valeurs pour en faire cadeau autour de lui.
Au lycée technique, il fait la connaissance de Ramon, dont le père, repris de justice, a tôt fait de comprendre le bénéfice qu’il pourrait tirer des dons de Carlitos.

Projeté à Cannes à la sélection Un certain regard, L’Ange est entièrement construit autour de son personnage principal : un adolescent sociopathe. Carlitos a pour lui sa beauté angélique (on pense au héros de Théorème). Sa sexualité est profondément ambigüe et son physique androgyne attire à lui aussi bien les hommes que les femmes.

Carlitos est dépourvu de tout repère moral. Pour lui, le bien et le mal ne font pas sens. Initié au maniement des armes à feu par le père de Ramon, il ne se sépare plus de deux colts qu’il utilise avec un humour presque cartoonesque. Les morts s’accumulent autour de lui durant des braquages de plus en plus meurtriers.

Il y a trois ans, nous venait déjà d’Argentine, avec El Clan, l’histoire d’une bande de meurtriers sans scrupule pratiquant enlèvements et extorsions sous l’apparence rassurante d’une famille ordinaire.

Cette profonde immoralité n’est pas sans rappeler American Psycho de Bret Easton Ellis sinon Crime et Châtiment. Elle produit, au fil du film, un effet de lassitude. On se demande où le réalisateur veut nous amener, ce qu’il veut nous (dé)montrer. La conclusion ne lève pas l’ambiguïté. L’ordre et la morale semblent sur le point d’être restaurés. Du coup, le sens de ce film s’obscurcit plus encore : dénonciation moraliste de la déviance ? ou portrait complaisant d’un adolescent criminel ?

La bande-annonce

Border ★★★☆

Tina travaille aux douanes suédoises. Son odorat surdéveloppé fait d’elle une redoutable policière ; mais sa laideur la maintient en marge de la société. Un jour elle est confrontée à Vore, un homme qui lui ressemble sur bien des points.

Border a pour héros deux trolls. S’agit-il d’internautes désobligeants ou de créatures de J.R.R. Tolkien ? Point du tout. Tina et Vore vivent parmi nous dans une modernité qui n’a rien de mythologique ni de dystopique. Adoptée dans son enfance par deux humains, Tina ne savait rien de ses origines jusqu’à l’arrivée de Vore. Lui assume au contraire sa différence et vit volontairement en marge de l’humanité. Le travail de Tina la conduit à enquêter sur des trafics pédophiles auxquels la haine des humains a peut-être conduit Vore à prêter la main.

Border est un film étonnant. Son réalisateur, un Danois d’origine iranienne, s’était fait connaître avec un premier film projeté à la Berlinale en 2016 mais resté inédit en France. Son second a gagné le prix de la section Un certain regard au dernier festival de Cannes. Il le mérite haut la main tant il est original.

Comme La Mouche de David Cronenberg, Dans ma peau de Marina de Van ou Grave de Julia Ducournau, Border participe d’un genre qu’on pourrait qualifier d’horreur réaliste. Il s’agit de films d’épouvante qui ne font pas peur, de films fantastiques ancrés dans notre quotidien le plus banal.

Comme Grave – sans doute l’une des meilleures surprises de l’année 2017 – Border interroge les frontières de l’humanité et de l’animalité. C’est évidemment ainsi qu’il faut comprendre son titre : Gräns en V.O. bizarrement traduit Border en français (pourquoi diable les distributeurs français ont-ils choisi ce titre anglais ?). Comme l’héroïne de Grave, Tina découvre sa différence et, comme elle, s’interroge sur ce qu’elle doit en faire : l’accepter ? la refouler ? La réponse donnée à ces questions existentielles n’est jamais manichéenne. Elle stimule notre intelligence et touche notre cœur. Que demander de plus ?

La bande-annonce

Asako I&II ★☆☆☆

Asako, une jeune Japonaise timide à peine sortie de l’adolescence, rencontre dans une galerie d’art Baku, un garçon au charme ténébreux. Elle en tombe instantanément amoureuse. Mais, trompant sa confiance, Baku la quitte sans un mot d’explication après quelques semaines de vie commune.
Dévastée de chagrin, Asako part refaire sa vie à Tokyo. Elle y travaille dans un café. Quelques années plus tard, elle fait la connaissance de Ryohei qui entretient avec Baku une ressemblance troublante.

J’étais déjà passé à côté de Senses, le film de six heures qui avait fait connaître Ryusuke Hamaguchi en France. Je suis aussi passé à côté de Asako I & II sélectionné en compétition officielle au dernier festival de Cannes.

Pourtant Le Monde le considère comme un chef d’œuvre et Jacques Mandelbaum lui consacre une critique dithyrambique : « un film d’une richesse et d’une sensibilité rares, récit d’initiation amoureuse qui ne passerait pas tant par les ponts aux ânes de la psychologie que par les souterrains de l’inconscient et du merveilleux ». Diantre…

Sur le papier, certes, Asako I & II suscite l’intérêt. On escompte une nouvelle variation sur le thème de Vertigo. Soit une intrigue policière autour de l’identité du nouveau compagnon de Asako et/ou une réflexion sur la marque indélébile laissée par un premier amour.

Hélas rien de tout cela n’arrive. L’intrigue policière tourne court ; car le scénario n’entretient aucun suspense sur l’identité de Ryohei et ses liens éventuels avec Baku. Hamaguchi n’a pas entendu se mesurer à Hitchcock et il a bien fait.

L’histoire ne suit qu’un seul fil : celui de la romance. Et on se pince devant la naïveté avec laquelle il le fait. Certaines scènes – telle celle où les trois copines pouffent dans un canapé – ne dépareraient pas dans un épisode de Hélène et les Garçons. Qu’on ait ou pas été marqué à tout jamais par son premier amour et qu’on recherche ou pas dans chaque relation à retrouver l’émotion de ces premières étreintes, on ne sera pas un seul instant touché par les atermoiements de la trop sage Asako ni par le charme du trop lisse Ryohei/Baku.

La bande-annonce

Qui a tué Lady Winsley ? ★★☆☆

L’inspecteur Fergan arrive d’Istanbul sur la petite île de Büyükada dans la mer de Marmara. Un crime vient d’y être commis sur la personne de Lady Winsley, une romancière américaine.
Une goutte de sang a été retrouvée dans l’œil de la victime. Quelques tests d’ADN devraient suffire pour retrouver le coupable. Mais, les méthodes de l’inspecteur Fergan suscitent l’hostilité de la population qui n’entend pas lever le voile sur ses secrets.

On connaît depuis une vingtaine d’années l’œuvre de Hiner Saleem, un réalisateur kurde installé en France, abonné aux grands festivals. Vodka Lemon avait été présenté à Venise en 2003, Kilomètre Zéro à Cannes en 2005, Après la chute à Locarno en 2009. Auréolé de la présence de la sublime Golshiftheh Farahani, My Sweet Pepper Land sorti en 2013, un curieux western kurde, est à ce jour son plus grand succès.

Qui a tué Lady Winsley ? s’inscrit volontiers dans les pas d’Agatha Christie. Il s’agit en quelque sorte d’un remake turc des pastiches qu’en ont tourné, avec le succès que l’on sait auprès du public français du troisième âge, André Dussollier et Catherine Frot.

Mais pour Hiner Saleem, l’intrigue policière est secondaire. Elle est le prétexte à une description satirique de la Turquie contemporaine – dont on peut s’étonner qu’elle ait reçu le feu vert des autorités d’Ankara. Comme Nuri Bilge Ceylan, mais avec autrement plus de légèreté, Saleem fait la caricature d’une société provinciale, endogamique sinon consanguine (toute la population de l’île est plus ou moins apparentée), phallocrate et surtout violemment anti-kurde.

Car Hiner Saleem ne dérive pas de ses obsessions. L’ensemble de son œuvre évoque la question kurde, l’aspiration à l’indépendance de cette nation sans État, l’exil de son peuple dans les pays voisins ou en Europe. On aurait pu croire que ce pastiche distrayant fasse l’impasse sur le sujet. Il n’en est rien. Au risque de plomber Qui a tué Lady Winsley ?, Hiner Saleem ajoute à ce film-millefeuille une couche politique supplémentaire.

La bande-annonce