Le bonheur des uns… ☆☆☆☆

Léa (Bérénice Béjo), vendeuse dans un magasin de prêt-à-porter, est mariée à Marc (Vincent Cassel) qui réalise une belle carrière dans l’aluminium. Elle a une passion secrète, l’écriture, et met la dernière main à son premier livre qu’une prestigieuse maison d’édition va publier.
Léa est restée très proche de Karine (Florence Foresti), une amie d’école, et a appris à connaître son mari Francis (François Damiens).
Les deux couples sont très liés. Mais leur belle complicité va se fissurer avec la soudaine célébrité que les livres de Léa lui donnent.

Il existe un sous-genre cinématographique dont je ne comprends pas la raison d’être : le théâtre filmé. Le théâtre, s’il a sur le cinéma l’avantage de permettre aux spectateurs d’être en contact direct avec les acteurs, a par rapport à lui un handicap structurel : son immobilité. Alors que le cinéma peut, en quelques instants, par la magie du montage, nous faire visiter toutes sortes d’endroits, le théâtre n’offre pas une telle palette aussi imaginative et rythmée que soient la mise en scène et la succession des décors. Attention ! je ne suis pas en train de dire que le cinéma est supérieur au théâtre, mais de m’interroger sur l’intérêt d’utiliser dans un film les mêmes codes qu’au théâtre.

Daniel Cohen avait écrit L’Île flottante pour le théâtre. Il ne l’a jamais monté mais a écrit sur cette base un film qu’il réalise et dans lequel il joue un petit rôle – celui du patron borné de la boutique du centre Beaugrenelle où Léa travaille. Il confie les rôles principaux à quatre acteurs plus ou moins célèbres qui n’avaient quasiment jamais joué ensemble et, espérant surfer sur le succès il y a quelques années du Prénom, boucle une comédie française ni drôle ni intelligente.

Au théâtre, elle aurait compté quatre ou cinq actes tous construits selon le même schéma : un dîner entre les deux couples les montrant à chaque étape de leur relation lentement minée par le succès grandissant de Léa. Puisqu’on est au cinéma, le montage est plus dynamique et les décors moins monotones : le film commence certes par une longue scène au restaurant – où les atermoiements de Léa à choisir son dessert éclairent le titre de la pièce – et se poursuit successivement chez Karine et Francis, chez Léa et Marc, dans la boutique où Léa travaille, sur le lieu de travail de Marc, etc.

Puisque la pièce est censée faire rire, le casting compte deux acteurs connus pour leur humour. Hélas, ni Florence Foresti, en amie jalouse, ni François Damiens, en mari aimant « mais un peu con », ne parviennent à être drôles. Le scénario les condamne à incarner des caricatures sans nuances ni évolutions. C’est le cas aussi de Vincent Cassel dans un rôle à contre-emploi de mari jaloux et pas très fu-fute et de Bérénice Béjo dont l’inébranlable bienveillance devient à la longue horripilante.

Il n’y a décidément rien à sauver dans cette comédie française d’un autre âge qui louche plus du côté d’Au théâtre ce soir que de celui de Tchekov que le réalisateur a le culot de citer dans son dossier de presse.

La bande-annonce

La Daronne ★☆☆☆

Patience Portefeux (Isabelle Huppert) n’a pas eu beaucoup de chance dans sa vie. Après la mort de son mari, elle a dû élever seule ses deux filles. Elle doit aujourd’hui s’occuper de sa mère vieillissante. Patience est interprète franco-arabe à la Brigade des Stups ; elle est aussi l’amante de son commandant (Hippolyte Girardot). Elle passe ses jours et ses nuits en garde à vue ou, le casque collé aux oreilles, à traduire des écoutes téléphoniques.
Sa vie va changer lorsqu’elle découvre que le fils de l’aide-soignante qui s’occupe de sa mère est impliqué dans le transport d’une cargaison de cannabis. Elle réussit à le protéger mais se retrouve avec la cargaison sur les bras. Ne sachant qu’en faire, elle décide de l’écouler sur le marché. Du jour au lendemain, la prudente Patience devient dealeuse. La brigade des Stups à ses trousses lui a trouvé un surnom : la daronne.

La Daronne est l’adaptation d’un polar de Hannelore Cayre, une avocate convertie à l’écriture dont la renommée ne cesse de grandir.

Mais La Daronne est avant tout un film de Zaza. « Zaza » ? Le mot, passablement irrespectueux, n’est pas de mon invention. J’ai appris qu’il désignait Isabelle Huppert depuis le Elle de Paul Verhoeven qui a donné à sa longue et prolifique carrière un nouveau tour : celui d’une pétroleuse borderline, d’une bourgeoise disruptive, d’une cougar gentiment toquée. Elle a multiplié les rôles de ce genre ces dernières années : prostituée vénéneuse chez Benoît Jacquot (Eva), meurtrière psychopathe chez Neil Jordan (Greta), libertine toxique chez Eva Ionesco (Une jeunesse dorée), enseignante schizophrène chez Serge Bozon (Madame Hyde)…

Je ne l’ai aimée dans aucun de ces films. Pire : je n’ai aimé aucun de ces films. Comme j’ai déjà eu l’occasion de l’écrire, je trouve son jeu très pauvre, ses moues répétitives, sa voix haut perchée horripilante.

Pourquoi dès lors m’être infligé cette Daronne ? La couleur en était pourtant clairement annoncée par son affiche : plus « Zaza » tu meurs ! Comme dans ses films précédents, Isabelle Huppert écrase ses personnages, les étouffe, les empêche d’exister. Patience Portefeux annonçait pourtant, avec un tel patronyme, un personnage hors du commun. Mais ce personnage disparaît derrière son interprète. Il y a tromperie sur la marchandise : La Daronne nous promet une interprète franco-arabe, une femme tiraillée entre sa mère et son travail, une caïd en herbe…. on ne voit qu’Isabelle Huppert !

La bande-annonce

Adolescentes ★★★☆

Pendant cinq ans, le documentariste Sébastien Lifshitz a suivi Emma et Anaïs, deux adolescentes de Brive-la-Gaillarde. De la quatrième à la terminale, il a filmé leurs vies, en cours avec leurs camarades, chez elles avec leurs parents, pendant leurs loisirs…

Depuis que sa sortie avait été annoncée le 25 mars, j’attendais avec une sourde impatience Adolescentes. Pour deux raisons.

La première est la grande estime dans laquelle je tiens Sébastien Lifshitz, sans doute l’un des plus grands documentaristes français contemporains. J’avais été durablement impressionné par Les Invisibles, en 2012, qui décrivait la vie ordinaire de couples homosexuels, en démontrant, à rebours des outrances incendiaires des opposants au mariage pour tous, que les gays n’étaient ni des monstres dénaturés ni des pervers partouzeurs.

La seconde est la ressemblance entre le dispositif de Adolescentes et celui de Boyhood, l’un de mes films préférés de la dernière décennie, qui lui aussi faisait le pari risqué de suivre, pendant douze ans, les membres d’une même famille.

Le défi est relevé haut la main. Des cinq cents heures de rushes qu’il a tournées, Sébastien Lifshitz a réussi à tirer un documentaire de deux heures qui va à l’essentiel. On y suit l’évolution de Emma et Anaïs et on en devient même si proche que, comme les membres de sa propre famille, on ne les voit plus vieillir.

Anaïs vient d’un milieu très modeste. Sa mère, obèse et dépressive, enchaîne les hospitalisations. C’est à elle qu’incombe la charge de l’éducation de ses plus jeunes frères. L’adolescente en surpoids n’a pas de bons résultats scolaires et doit être orientée en seconde vers un bac professionnel. Mais cela ne l’empêche pas de garder contre vents et marées une joie de vivre communicative.
Emma au contraire est plus renfermée. Elle est issue d’un milieu beaucoup plus privilégié. Sa mère, très présente, trop peut-être, veille avec un soin jaloux à ses devoirs et à son orientation. Volontiers boudeuse, l’adolescente est en conflit permanent avec elle.

Adolescentes raconte l’amitié de ses deux jeunes filles, réunies au collège par les hasards de la carte scolaire, mais lentement séparées au lycée par leurs études. Perce derrière ce double portrait une ambition sociologique : filmer cette France qu’on ne dit plus « profonde » mais « périphérique » depuis que le géographe Christophe Guilluy en a popularisé l’expression. D’ailleurs Sébastien Lifshitz désireux de s’éloigner de l’archétype qui fait coïncider adolescence et banlieue, dit avoir choisi sciemment de poser sa caméra en Corrèze dans une ville de province « un peu neutre et dormante » (les habitants de Brive-la-Gaillarde apprécieront !)

Quelle image de la France périphérique et de sa jeunesse Adolescentes renvoie-t-il ? On y touche du doigt la part toujours prépondérante des déterminants sociaux – Anaïs suivra des études d’infirmière alors qu’Emma veut intégrer une école de cinéma – corrigée par les dispositifs publics – Anaïs bénéficie d’un contrat « jeune majeur » du conseil départemental lui permettant de quitter sa famille et de s’installer dans un appartement dès ses dix-huit ans. Si les deux adolescentes sont sensibles au monde qui les entoure – Lifshitz filme leurs réactions aux attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan et à l’élection d’Emmanuel Macron (hostile pour l’une, dont on comprend en tremblant que sa préférence allait à Marine Le Pen, indifférente pour l’autre) – elles vivent les mêmes épreuves que les adolescentes de leurs âges : la relation à la mère (les pères sont dans les deux familles étrangement effacés sinon absents), les premiers flirts, l’éveil pudique à la sexualité…

Qu’on ait seize ans ou le triple, qu’on habite Paris ou la province, on sera ému par Adolescentes, par le portrait de ses deux attachantes héroïnes et par l’image qu’il nous renvoie d’une certaine jeunesse contemporaine.

La bande-annonce

Antigone ★★★☆

Antigone, jeune Kabyle dont les parents ont été tués en Algérie pendant la décennie noire, est réfugiée au Canada avec sa grand-mère. Si sa sœur et elle vivent une enfance sans problème, ses deux frères ont versé dans la délinquance. Lors d’une interpellation, l’aîné, est tué par la police ; le cadet, est incarcéré et menacé d’expulsion. Choisissant d’écouter son cœur, Antigone décide de violer la loi des hommes en organisant l’évasion de Polynice.

Couronné par cinq prix aux Oscars canadiens (dont celui du meilleur film et de la meilleure actrice), Antigone transpose dans le Canada contemporain la pièce de Sophocle, comme Anouilh l’avait déjà fait dans la France de l’Occupation. Sophie Deraspe en a gardé les prénoms des principaux protagonistes d’une élégance hors du temps : Etéocle, Polynice, Ismène, Hémon…. Manque à l’appel Créon, le roi de Thèbes qui chez Sophocle prononce la condamnation à mort d’Antigone : cette figure de l’autorité prend successivement chez Sophie Deraspe les traits du policier qui interroge Antigone, de la juge devant laquelle elle comparait, de l’éducatrice qui l’accueille en centre fermé.

Surtout, Sophie Deraspe reste fidèle à la figure intemporelle d’Antigone. On le sait depuis le lycée, elle présente deux caractéristiques. Le premier est le plus connu : Antigone se rebelle contre la loi des hommes (l’ordre inique de  laisser sans sépulture le corps de son frère défunt) au nom de principes qu’elle estime supérieurs (le respect dû aux morts). Par solidarité familiale, la moderne Antigone de Sophie Deraspe se rebelle contre la condamnation qui pèse sur Polynice son frère – la déportation en Algérie – l’estimant disproportionnée par rapport au crime commis – l’agression sur le policier qui venait d’abattre Etéocle – quand bien même Polynice avait déjà de lourds antécédents criminels.

Le second n’est pas moins important : Antigone incarne une jeunesse fougueuse en rupture avec les adultes qui font peser sur elle leur joug. Cette rébellion se joue ici via les réseaux sociaux qui instruisent, hors de la cour de justice, son procès en taguant le visage de l’adolescente, en reproduisant son cri (« Mon cœur m’a dit de sauver mon frère »), dans des tons rouge qui sont en passe, depuis La Casa de Papel, de symboliser à eux seuls l’insoumission à l’ordre social établi.

La décennie noire algérienne, les guerres de gangs à Québec, la politique migratoire canadienne, la protection judiciaire des mineurs, la contestation sociale via les réseaux sociaux : cette Antigone brasse bien des sujets. Et on aurait pu lui reprocher d’en brasser trop.

Mais pourtant la barque ne croule pas sous leur poids. Antigone réussit à être à la fois d’un élégant classicisme et d’une brûlante actualité. La cause en est en partie involontaire : cette diction québécoise si particulière, à la fois lente et rapide, classique et moderne, cette façon de tordre la langue française, de l’essorer, de la réinventer.

Et enfin il y a l’actrice principale, ses yeux clairs immenses, sa force et sa fragilité combinées. Elle s’appelle Nahéma Ricci. D’origine franco-tunisienne, elle est née à Montréal. J’attends déjà son prochain film.

La bande-annonce

Police ★★★☆

Aristide (Omar Sy), Virginie (Virginie Effira) et Erik (Gergory Gadebois) travaillent au commissariat de police du douzième arrondissement. Chacun a ses blessures secrètes qu’il cache tant bien que mal : Aristide est sujet à des troubles post-traumatiques, Virginie, dont le mariage bat de l’aile, est tombée enceinte d’Aristide, Erik, alcoolique repenti, est sur le point de se séparer de sa femme.
Un soir les trois collègues sont missionnés pour escorter à Roissy un Tadjik en situation irrégulière sous le coup d’une mesure d’éloignement. À la lecture de son dossier, Virginie découvre que le renvoi de cet étranger dans son pays signera probablement son arrêt de mort. Sa conscience se rebelle.

Anne Fontaine n’est pas très connue ; mais elle est pourtant l’une des réalisatrices françaises les plus accomplies. Elle tourne depuis une trentaine d’années des films qui immanquablement me touchent. Je me souviens l’avoir découverte à la fin des années quatre-vingt-dix avec Nettoyage à sec où un couple provincial, propriétaire d’un pressing, voyait son train-train bouleversé par l’arrivée d’un séduisant inconnu (qu’est diable devenu Stanislas Mehrar qui avait obtenu pour ce rôle le César du meilleur espoir masculin ?). Je me souviens aussi de Nathalie où Emmanuelle Béart interprétait une stripteaseuse moins sulfureuse qu’elle n’en avait l’air et de Perfect Mothers, une adaptation toute en nuances d’une nouvelle de Doris Lessing.

Anne Fontaine a fait tourner tout ce que le cinéma français compte de stars : Fanny Ardant, Daniel Auteuil, Miou-Miou, Fabrice Lucchini, Isabelle Huppert, Charles Berling, Benoît Poelvoorde, Audrey Tautou, Vincent Macaigne… Dans Police, elle réunit trois des meilleurs. Omar Sy, qui tutoie au panthéon des personnalités préférées des Français l’abbé Pierre et Jean-Jacques Goldman, y déploie son irrésistible sourire et son charme fou. Virginie Effira – qui est, de mon point de vue très subjectif, la meilleure actrice française du moment mais qui n’a peut-être pas encore trouvé LE rôle qui ferait d’elle une star – y est comme d’habitude parfaite. C’est peut-être Gregory Gadebois qui est le plus étonnant, creusant de film en film un sillon à la Raimu de bloc d’humanité bougonne et fragile.

Anne Fontaine choisit d’adapter un roman de Hugo Boris publié en 2016, salué par la critique et le public. Elle lui est d’une fidélité scrupuleuse jusque dans la police (sic) du titre et dans le prénom des personnages. Le film comprend trois parties. La première est polyphonique et nous fait découvrir les trois ou quatre protagonistes principaux – on n’apprendra pas grand chose du réfugié tadjik. La deuxième se concentre sur sa reconduite à l’aéroport de Roissy. Sa troisième, dont on peut s’interroger sur l’utilité, suit les quatre personnages après cette nuit riche en rebondissements.

Comme l’avait fait le film homonyme Polisse, couvert de prix en 2011, le film d’Anne Fontaine veut nous faire découvrir le quotidien d’une brigade parisienne. Son sujet résonne avec une actualité brûlante qui voit se confronter deux opinions irréconciliables : celle qui dénonce des violences policières incompatibles avec nos libertés, celle au contraire qui voit dans l’action des forces de l’ordre un rempart nécessaire face à l’inexorable « ensauvagement » de nos sociétés.

À la différence de Polisse qui présentait une galerie de personnages et une multitude de situations, Police se focalise sur un seul événement : la reconduite à la frontière d’un demandeur d’asile débouté. La façon dont les faits nous sont présentés biaise le dilemme. Sauf à avoir un cœur de pierre, on prendra immédiatement fait et cause pour le malheureux Tadjik et, avec Virginie Effira, on s’insurgera contre l’inhumanité de la décision inique prise à son encontre. Cette réaction spontanée et affective – que j’ai eu moi aussi – fait un peu vite litière à la fois de notre droit positif qui définit les règles d’éligibilité au statut de réfugié et de nos tribunaux qui en contrôlent, au cas par cas, la juste application.

La bande-annonce

Ema ★★★☆

Ema (Mariana Di Girolamo) est une jeune danseuse. Elle vit en couple avec Gaston (Gael Garcia Bernal), un chorégraphe plus âgé qu’elle. À cause de l’infertilité de Gaston, le couple a décidé d’adopter. Mais l’adoption s’est mal passée. Polo, le petit Colombien de dix ans qui leur a été confié, s’est révélé violent et a manqué tuer la sœur cadette d’Ema si bien que Ema et Gaston se vont vus contraints de le rendre au service de l’adoption.
Le couple se remet mal de cet échec.

Après avoir surpassé ses aînés, cinéastes de l’exil, Alejandro Jodorowsky, Raul Ruiz et Patrizio Guzman, Pablo Larrain est devenu le cinéaste chilien le plus connu au monde. Ses films ont longtemps scruté l’histoire de son pays, en particulier les plaies mal cicatrisées de la dictature militaire (Tony Manero, Santiago 73, post mortem, No, El Club, Neruda). Après un détour par Hollywood où il a brossé un portrait de la première dame américaine au lendemain de la mort de JFK (Jackie avec Natalie Portman dans le rôle titre), l’enfant prodige revient au pays.

Ema est a priori dépourvu de la charge historique qui lestait ses films précédents. Son action se déroule dans le Chili contemporain, à Valparaiso, loin de la dictature militaire, de ses complices silencieux, de ses prêtres pédophiles. Il n’en est pas pour autant insignifiant, livrant un portrait particulièrement aiguisé des millenials chiliens. Ema incarne cette génération, paradoxalement rebelle et intégrée, individualiste et militante, gender fluid et maternelle.

Ema est danseuse. Elle fait partie de la troupe que dirige Gaston et on comprend que leur rencontre s’est faite ici. Mais il y a entre les danseurs et leur chorégraphe un fossé générationnel. Si Emma et ses partenaires déversent leur trop plein d’énergie dans le reggaeton, Gaston voudrait les canaliser vers des chorégraphies plus abouties. En tous cas, comme le laissait espérer la bande-annonce, Ema n’est pas avare en scènes de danse d’une furieuse vitalité filmées en extérieur sur les toits de Valparaiso. Les afficionados du Théâtre de la Ville – j’en suis – y trouveront leur compte.

Le montage du film est déstructuré. Une telle construction, qui multiplie les ellipses et se joue parfois de la chronologie, exige une vigilance de chaque instant et manque nous égarer. J’ai dit il y a quelques jours combien elle m’avait irrité dans le film japonais L’Infirmière.
Mais, ici, cette construction, qui ne m’a jamais laissé sur le bord de la route, est à la service d’un projet cohérent : coller au bouillonnement intérieur d’Ema, déchirée par la perte de son fils et révoltée par la passivité de son compagnon. Surtout, cette construction kaléidoscopique s’éclaire à la fin du film. On comprend alors que le vrai sujet de Ema n’est pas le chaos intérieur de son héroïne, filmé sans queue ni tête, mais la machination qu’elle a méticuleusement ourdie dont chaque élément du puzzle vient savamment s’agencer.

Peu importe que la machination soit machiavélique et peu crédible, on sort de la salle doublement soufflé : soufflé par la folle énergie d’Ema, soufflé par sa froide détermination.

La bande-annonce

Poissonsexe ★★☆☆

Dans un futur proche, la pollution a vidé les océans de sa population. Il n’y a plus de poissons et une seule baleine qui s’approche des côtes françaises et menace de s’y échouer.
Daniel (Gustave Kervern) est ichtyologue titulaire d’un doctorat que personne n’a lu sur le langage des piranhas (sic). Il travaille dans un laboratoire qui cherche sans succès à éclairer les causes de la baisse de fertilité des poissons. Sa vie privée est elle aussi un champ de ruines. Sans conjoint, sans enfants, sans amis, retrouvera-t-il goût à la vie auprès de Lucie (India Hair), la serveuse qui lui sert tous les matins son café et sa viennoiserie au café où il a ses habitudes ?

Une semaine après Effacer l’historique, on retrouve Gustave Kervern, cette fois-ci de l’autre côté de la caméra. Gros nounours triste et attachant, il joue ici sous la direction d’Olivier Babinet dont le précédent film, Swagger, avait pour cadre les HLM déshumanisés d’Aulnay-sous-Bois.

La présentation que j’en ai faite ne doit pas  induire en erreur : Poissonsexe n’est pas une dystopie façon Black Mirror qui interroge l’avenir de l’humanité confronté aux défis écologiques. Si son action se déroule dans un laboratoire, s’il y est beaucoup question de la reproduction et de la fertilité des poissons, si même une curieuse salamandre y joue un rôle important, l’essentiel est ailleurs : Poissonsexe est avant tout l’histoire d’un homme un peu paumé qui va renaître à la vie.

On a vu se multiplier ces temps ci ce genre de films qui croisent deux sujets en un : une étude de mœurs dans un laboratoire où se réalisent des recherches avant-gardistes. Ce fut le cas l’automne dernier de Little Joe avec une plante capable de diffuser du bonheur ou en 2016 du Secret des banquises où Guillaume Canet étudiait l’ADN des pingouins. La recette ne convainc qu’à moitié. Sans doute l’ambiance futuriste, parfois angoissante, parfois loufoque, donne-t-elle à ces films une connotation particulière ; mais bien vite cette « ambiance » s’épuise, résumant l’histoire à sa plus simple expression, une banale histoire d’amour.

Tel est le défaut de Poissonsexe. Comme son titre, mot-valise faussement imaginatif, la fable futuriste qu’il échafaude révèle vite ses limites. Ces poissons qui disparaissent, cette baleine qui s’échoue se dévoilent vite pour ce qu’ils sont : la métaphore d’un monde houellebecquien incapable d’aimer et hanté par le spectre de sa disparition. Mais la démonstration ne va pas à son terme. Comme s’il avait été effrayé par pareille noirceur, Olivier Babinet termine son film, ainsi qu’on l’avait pressenti, par un rayon de douceur rassérénant, mais un peu trop convenu.

La bande-annonce