Israël, le voyage interdit est un documentaire fleuve, de plus de onze heures, sorti en salles en quatre parties. Il est l’œuvre de Jean-Pierre Lledo, un documentariste français, né en Algérie en 1947 d’une mère juive et d’un père communiste venu de Catalogne. Marxiste lui aussi, athée, anti-colonialiste et pro-indépendantiste, Jean-Pierre Lledo nourrit jusqu’en 1993, date de son départ forcé d’Algérie sous la menace des islamistes, le rêve d’une Algérie multiconfessionnelle et multiethnique qu’il a raconté dans trois documentaires, Un rêve algérien, Algéries, mes fantômes et Algérie, histoires à ne pas dire, réalisés en 2003, 2004 et 2007.
Ce rêve engendrait mécaniquement un préjugé partagé dans tout le monde arabe : le rejet épidermique d’Israël et du projet sioniste, accusés d’avoir spolié les Palestiniens de leurs terres et d’y avoir instauré au mépris des résolutions de l’Onu un régime d’apartheid.
C’est ce préjugé que Jean-Pierre Lledo, accompagné de sa fille Naouel et de sa monteuse Ziva Postec (qui assista Claude Lanzmann dans le montage de Shoah), vient déconstruire en Israël, à la rencontre des Juifs et des Arabes qui y habitent. Ce lent processus prend la forme d’un long road movie à travers Israël, un pays si petit qu’on finit immanquablement par repasser souvent dans les mêmes lieux symboliques : le Mur des lamentations, la porte de Damas, le lac de Tibériade, la plage de Tel Aviv…
Jean-Pierre Lledo filme caméra à l’épaule et reste invisible, sauf à l’occasion d’une scène unique : celle où on le voit se recueillir sur la tombe de son oncle, qui quitta l’Algérie en 1961 pour venir en Israël et avec lequel le cinéaste, aveuglé par son idéologie, avait coupé tout lien, une rupture dont il se repent aujourd’hui. C’est donc surtout sa fille, Naouel, une resplendissante jeune femme d’une trentaine d’années, et sa monteuse et infatigable traductrice, dont on comprendra dans le tout dernier plan le lien qui l’unit à elle, que le réalisateur filme. Son documentaire en acquiert une dimension familiale, presqu’intime. Au bout de onze heures, bercé par la voix lente et rocailleuse du narrateur, on a presque l’impression d’être devenu le quatrième passager de cette voiture avec laquelle le trio sillonne le pays.
Israël, le voyage interdit ne se revendique pas, ainsi que son titre pourrait le laisser augurer, comme le portrait d’un pays, mais plutôt, ainsi que son sous-titre l’annonce, comme la réalisation d’un tabou : comment un marxiste anti-colonialiste peut-il se rendre dans un pays dont son idéologie nie l’existence et revendique la destruction ? qu’y découvre-t-il ?
Il y découvre un pays « exceptionnel » qui a réalisé le rêve qu’il avait nourri en Algérie et auquel il avait dû renoncer le cœur brisé : celui d’un État démocratique, multiconfessionnel et multiethnique. Jean-Pierre Lledo fait de la vie des Arabes d’Israël une description idyllique – qu’il compare à l’exil forcé des Juifs des pays arabes ou à la dhimmitude dans laquelle ils ont été réduits. Il documente soigneusement, témoignages d’archéologues ou d’historiens à l’appui, l’ancienneté de la présence juive en Terre promise, l’interdiction injuste de s’y installer ou même d’y venir en pèlerinage (ainsi à Hebron) durant la domination ottomane ou anglaise et, a contrario, aujourd’hui, la magnanimité de l’Etat d’Israël à concéder le Mont du Temple à la Jordanie
Ce constat partisan choquera les pro-Palestiniens de tous poils qui, avec des arguments souvent solides, reprocheront au contraire au sionisme ses tares historiques et ses fautes actuelles. Le procès qu’instruit Jean-Pierre Lledo manque de l’objectivité qu’on attendrait d’un documentaire équilibré sur Israël et la Palestine. Il y donne la part trop belle aux Juifs de toutes origines qui revendiquent leur droit à occuper la terre de la Bible et caricature les Arabes en suppôts de l’islamisme, obnubilés par un seul projet négationniste: l’annihilation d’Israël.
Mais Jean-Pierre Lledo a l’humilité de reconnaître sa subjectivité. C’est la limite de son projet : un documentaire de onze heures sur l’aliyah d’un homme est un peu longuet. Mais c’est aussi ce qui en fait le prix : la vérité d’un homme n’est pas moins intéressante que celle d’un pays.