Rose ★★☆☆

Rose Goldberg (Françoise Fabian) a toujours vécu dans l’ombre de son mari. Elle a consacré sa vie à l’éducation de ses trois enfants. À soixante-dix huit ans, à la mort de son mari, elle se cherche une raison de vivre, elle qui s’est toujours oubliée au profit des autres.

Ces temps ci, au cinéma, qu’on regarde The Father, Falling ou Tout s’est bien passé, les septuagénaires étaient des vieillards cacochymes, frappés d’une maladie dégénérative. Rose Goldberg n’a pas de tels soucis. Elle a encore sa tête et ses jambes. Mais c’est le cœur qui flanche quand son mari disparaît.

Rose raconte un vrai phénomène de société : le veuvage qui touche, on le sait, plus souvent les femmes, dont l’espérance de vie est plus élevée que celle des hommes. D’ailleurs la salle où je l’ai vu était remplie de femmes d’un certain âge (je n’oserais, sauf à passer pour un goujat, préciser lequel) cramponnées à leur sac à main.

Rose déroule une partition sans surprise. À la première phase de sidération, d’abattement que traverse la veuve pas vraiment joyeuse, succède une seconde, plus gaie, qui la voit se reprendre en main, décider de s’assumer voire de se donner le plaisir qu’elle s’était toujours refusé : un verre d’alcool, une virée en voiture, un flirt….
Une belle brochette de seconds rôles accompagnent Françoise Fabian, impériale dans le rôle-titre. Ses enfants l’entourent de leur affection envahissante, dans des dîners de famille joyeux et bruyants. On les voit tour à tour, chacun dans leurs scènes, qui dévient le film de son cours mais qui sont suffisamment attachantes pour qu’on le leur pardonne : le fils aîné (Grégory Montel) est devenu un grand chirurgien ; la fille (Aure Atika toujours parfaite) ne se remet pas de son divorce ; le fils cadet (Damien Chapelle) vit aux crochets de sa mère.

Rose réjouira toutes les spectatrices qui y verront un modèle pour inspirer le dernier tiers (quart ?) de leur vie. Quant aux autres….

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La Panthère des neiges ★☆☆☆

L’écrivain Sylvain Tesson a accompagné le photographe animalier Vincent Munier sur les hauts plateaux tibétains pour y traquer la panthère des neiges. Il en a ramené un livre couronné en 2019 par le Prix Renaudot et un film éponyme.

Déjà, il y a quelques années, son journal de voyage Dans les forêts de Sibérie avait été transposé à l’écran. Le parti retenu était celui d’en faire une fiction et de confier son rôle à un acteur professionnel, Raphaël Personnaz. Ici, le parti est différent : il s’agit d’un documentaire où les deux explorateurs sont filmés de front (par une camerawoman, Marie Amiguet, silencieuse et invisible, dont l’identité n’apparaît guère qu’au générique).
Le dispositif soulève d’ailleurs quelques interrogations : quelles sont les scènes qui ont été captées telles quelles ? Quelles sont celles que la réalisatrice a dû demander aux deux hommes de rejouer pour elle ?

Le livre de Sylvain Tesson a eu un grand succès. il ne fait guère de doute que ses lecteurs seront les premiers attirés et séduits par ce film qui, sans surprise, lui ressemble. Il donne d’abord à voir des paysages majestueux, que la seule lecture du livre laissait imaginer. Il montre ensuite deux hommes unis dans un même idéal sympathique : celui d’une communion intime avec la nature dont ils observent la vie sauvage grâce à de longs affûts silencieux. Il est enfin efficacement construit autour d’un suspense que, hélas, son affiche divulgâche : réussira-t-on ou pas à débusquer la mystérieuse panthère des neiges et à en ramener l’image ? Oui nous répond d’ores et déjà l’affiche

La Panthère des neiges est toutefois handicapée par deux défauts à mes yeux rédhibitoires.
Le premier est le bavardage assourdissant et paradoxal de ses protagonistes pourtant censés nous faire partager le silence des hauts plateaux tibétains. On les aurait aimés plus réservés, d’autant que les aphorismes qu’ils enchaînent sont autant de perles qu’ils enfilent.
Le second, plus inquiétant, est l’idéologie qui se devine derrière cette passion revendiquée pour la faune sauvage. Une idéologie volontiers conservatrice sinon rétrograde qui postule que tout était mieux avant, que la nature était parfaite et que l’intervention de l’homme en a perturbé l’équilibre et altéré la beauté. Une idéologie hors sol qui filme longuement les plateaux tibétains sans dire un mot de la région dans laquelle on se trouve ni de la répression coloniale que l’occupant chinois y mène.

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Le diable n’existe pas ★★☆☆

Le diable n’existe pas est un film composé de quatre histoires distinctes, organisées chacune autour d’un coup de théâtre qui les rend difficiles à présenter ou à résumer.
La première suit la journée ordinaire d’un homme sans histoires, mari prévenant d’une femme qu’il va chercher à son travail, père aimant d’une fillette qu’il raccompagne de l’école, fils respectueux d’une mère grabataire à qui il rend visite chaque jour.
La deuxième se déroule quasiment en temps réel dans la chambrée de conscrits affectés au service de l’exécution des peines. Elle a pour héros l’un d’eux qui doit, à l’aube, prêter la main à une exécution capitale et s’y refuse.
La troisième a pour héros un conscrit – peut-être l’un de ceux de la chambrée de la deuxième histoire – qui profite de sa permission pour demander la main de sa fiancée à ses parents.
La dernière voit enfin le retour d’une jeune Iranienne élevée en Allemagne chez un couple d’amis de son père qui vont lui révéler un lourd secret.

Le diable n’existe pas a reçu l’Ours d’Or au festival de Berlin début 2020. Sa sortie en France a été plusieurs fois repoussée à cause du Covid. Elle a aussi été compliquée par la sortie simultanée de plusieurs films iraniens au sujet similaire : La Loi de Téhéran en juillet, Le Pardon en octobre…. en attendant Un héros, le dernier film d’Asghar Farhadi la semaine prochaine. Nul doute qu’on risque la saturation face à ces films qui évoquent ad nauseam la situation irrespirable des Iraniens sous la coupe des mollahs. Nul doute aussi qu’on se laisse à chaque fois emporter par leur âpreté, par les dilemmes moraux qu’ils mettent en scène et par la musique si douce de la langue perse qu’ils donnent à entendre.

Ce sont ces sentiments paradoxaux et contradictoires que j’ai ressentis devant Le diable n’existe pas. Bien sûr, j’ai été frappé par son sujet, la peine de mort. Qui ne le serait pas ? Et j’ai applaudi à la façon de l’aborder, non pas du point de vue des condamnés, qu’on ne voit jamais, mais celui des bourreaux (m’est revenu le souvenir troublant de Apprentice ce film singapourien passé inaperçu dont le héros était un gardien de prison dans le couloir de la mort). J’ai cherché, sans succès, des liens entre les quatre épisodes, me demandant par exemple si le héros du quatrième et si celui du deuxième n’étaient pas les mêmes, filmés à trente ans d’écart, avant de comprendre que c’était historiquement impossible.

Mais hélas, alors que la gravité du sujet et l’intelligence de son traitement auraient dû automatiquement m’emporter,  sans oublier l’avis éclairé de plusieurs amis qui avaient déjà vu le film et m’en avaient dit le plus grand bien, je me suis retrouvé, à mon grand désarroi, sur le bord du chemin, paradoxalement étranger à ce film et à son sujet trop éloignés de moi. Je le regrette profondément car je crois que Le diable n’existe pas est un film nécessaire. J’irai d’ailleurs sans faute dès demain voir Un héros pour me rattraper.

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Une femme du monde ★★★☆

Marie (Laure Calamy) se prostitue à Strasbourg. Son fils Adrien est en échec scolaire. Sa seule planche de salut serait de l’inscrire dans une école privée de cuisine. Mais la scolarité n’y est pas gratuite. Marie réussira-t-elle à rassembler la somme qu’on lui demande pour donner à son fils un avenir ?

Le plus vieux métier du monde inspire de longue date le cinéma, depuis Mizoguchi (La Rue de la Honte), Fellini (Les Nuits de Cabiria), Pasolini (Mamma Roma) sans oublier Godard (Vivre sa vie), Bunuel (Belle de jour) ou Almodovar (Tout sur ma mère).

Plus près de nous, le cinéma français contemporain a décrit dans une veine naturaliste la réalité de la prostitution, sa violence, sa précarité. Je pense à l’extraordinaire Party Girl (2013) qui avait pour cadre le lumpenprolétariat d’un Grand Est sans soleil, à Sauvage, un film quasi-documentaire sur les tapins masculins, à Filles de joie auquel j’avais reproché de présenter le bordel comme un lieu joyeux, épanouissant, où ses trois héroïnes pansaient les plaies qu’un quotidien brutal leur infligeait.

Une femme du monde s’inscrit dans cette veine et le fait avec une extraordinaire réussite. Le film est juste de bout en bout qui documente le quotidien d’une femme indépendante qui essaie de conserver sa dignité dans l’exercice d’un métier réprouvé. Le scénario, d’une grande simplicité, est la course d’obstacles que Marie doit franchir pour réunir la somme que l’école privée de son fils exige. Face à elle, toutes les portes se ferment les unes après les autres. Sans autre alternative, elle en est réduite à franchir la frontière et aller travailler dans un club allemand, avec des filles plus jeunes qu’elle et une mère maquerelle intraitable.

Une femme du monde repose sur les épaules de Laure Calamy. Elle est de chaque plan. Elle y est formidable. On a fait grand cas de son interprétation dans Antoinette dans les Cévennes qui lui a valu le César 2021 de la meilleure actrice mais qui m’avait inspiré quelques réserves, à rebours des critiques et des spectateurs unanimes. Ici, plus encore que dans les sentiers cévenols, son tonus et son bagout font mouche. On la voit tomber sept fois et se relever huit, jusqu’au plan final juste parfait.

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Madres Paralelas ★★★☆

Deux femmes, Janis (Penélope Cruz) et Ana (Milena Smit), se rencontrent à la maternité et vont devenir « mères parallèles ». Elles sont l’une et l’autre tombées enceintes par accident, la première, photographe professionnelle dans la quarantaine, après avoir eu une liaison avec un homme marié qui va l’aider à exhumer les restes de son arrière-grand-père exécuté aux premières heures de la Guerre d’Espagne, la seconde, encore mineure, victime d’un viol en réunion. Janis et Ana accouchent de deux fillettes. Elle se séparent à la sortie de la maternité en se promettant de se revoir. Le destin les réunira plus vite que prévu.

J’ai vu avec une dizaine de jours de retard le dernier film de Pedro Almodóvar, sorti depuis le 1er décembre. La faute aux critiques très mitigées que j’en entendais ici ou là – et aussi à la qualité d’une programmation incroyablement riche (West Side Story, Les Choses humaines, La Fièvre de Petrov….)

J’ai trouvé ces critiques bien sévères. Elles comparaient souvent Madres Paralelas aux précédents films de Almodóvar qu’elles mettaient sur un piédestal : Douleur et gloire (2019), Julieta (2016). Ces deux films-là m’avaient justement, au contraire de leur accueil enthousiaste, laissé de marbre : deux étoiles à Douleur et Gloire, une seule à Julieta. Aussi par comparaison, Madres Paralelas m’a-t-il beaucoup plus convaincu.

Si l’on arrête un instant ce petit jeu comparatiste et qu’on essaie d’apprécier isolément Madres Paralelas, quels sont ses qualités et ses défauts ? Au premier des rangs des qualités, je placerais l’incroyable maîtrise de la réalisation. Madres Paralelas déroule, sans se presser, une histoire simple centrée sur un personnage principal confrontée à un triple événement : une maternité tardive, une révélation dévastatrice et la mémoire d’un passé qui ne passe pas. J’ai pensé à Eastwood et à son classicisme tranquille, réalisant que Almodóvar , l’enfant terrible de la movida espagnole avait dépassé les soixante-dix ans. À leur âge, à leur niveau de notoriété, les deux maestros n’ont plus rien à prouver et n’encombrent plus leur cinéma d’effets compliqués, de flashbacks, de flashforwards, de twists…. Et c’est très bien ainsi.
Autre qualité toujours aussi enthousiasmante à chaque film de Almodovar : ses intérieurs follement joyeux et colorés, même s’ils ressemblent plus à des décors de revues de mode qu’à de vrais appartement où on vit, qui rendent ses films reconnaissables au premier coup d’oeil.

Le principal défaut du film, à mes yeux, est le mélange pas très réussi entre les deux histoires qu’il tisse. D’un côté, cette histoire de femmes qui rappelle tant d’autres qu’Almodovar nous a déjà racontées avec le talent qu’on sait. De l’autre, dans un registre politique dont il est moins familier, celle d’un pays confronté à sa douloureuse histoire.
Peut-être Madres Paralelas aurait-il pu se contenter de traiter seulement ce premier thème. Le scénario en était suffisamment riche, avec ses rebondissements inattendus, et le jeu des deux actrices suffisamment bien dirigées pour tenir la salle en haleine.
Peut-être le second sujet, d’une toute autre gravité et d’une toute autre ambition, aurait-il mérité à lui seul un seul film. Ce sera peut-être le prochain. À soixante-douze ans à peine, Almodóvar fait figure de jeune homme à côté d’Eastwood.

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La Pièce rapportée ★★☆☆

Paul Château-Tétard (Philippe Katerine) est un héritier fin de race que sa mère, Adélaïde (Josiane Balasko), paralysée depuis un accident de chasse, désespère de marier. Il finit par jeter son dévolu sur Ava (Anaïs Demoustier), une jeune fille ingénue qu’il a croisée dans le métro. Mais la bru déplaît à sa perfide belle-mère qui recrute un détective privé pour l’espionner tandis qu’Ava, qui s’est vite lassée des gamineries de son nouveau mari, s’éprend pour un bel inconnu (William Lebghil).

Avec quelques jeunes réalisateurs de sa génération, Guillaume Brac, Justine Triet, Sébastien Betbeder, Thomas Salvador, Antonin Peretjatko fait souffler un vent nouveau dans le cinéma français. Cette Nouvelle Nouvelle Vague tourne des films joyeusement burlesques et savoureusement politiques. Inspiré d’une courte nouvelle de la dramaturge Noëlle Renaude publiée dans les 80ies, Il faut un héritier, La Pièce rapportée est un vaudeville assumé. Un genre volontiers désuet, usé jusqu’à la corde par le théâtre de boulevard, dont Antonin Peretjatko outre à dessein les conventions.

Sa bande-annonce m’avait fait frétiller d’excitation. J’en avais même fait la publicité sur ma page FB, ce qui ne m’arrive pas souvent, m’attirant quelques commentaires amusés d’amis qui raillaient ma frivolité.
Force m’est de reconnaître qu’ils n’avaient pas entièrement tort. La Pièce rapportée est en effet une farce loufoque dont le charme ne dépasse guère celui qu’exhale sa bande-annonce. Anaïs Demoustier, pour laquelle j’ai les yeux de Chimène, y est irrésistible dans un rôle qui lui va comme un gant, celui de la ravissante ingénue – dont un esprit chagrin pourrait redouter qu’elle ne finisse rapidement par s’y huppertiser. Philippe Katerine ravira tous les fans de… Philippe Katerine que la diction languissante enthousiasme. Quant à Josiane Balasko, qui nous fait plus ou moins rire depuis presque cinquante ans, elle prend un plaisir communicatif à outrer le personnage d’une vieille douairière acariâtre.

Le scénario a beau ménager quelques rebondissements, offrir quelques scènes rigolotes (l’une d’elle a pour principal protagoniste une contrebasse, l’autre un bouledogue trop gourmand) et avoir la concision bienvenue d’1h26, qui évite au spectateur de regarder sa montre, La Pièce rapportée n’a pas suffisamment d’épaisseur pour dépasser le stade de la charmante badinerie.

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West Side Story ★★★☆

En 1958 à New York deux clans rivaux, les Jets et les Sharks, se disputent quelques blocs d’immeubles voués à la destruction. Tony a fondé les Jets avec so ami Riff ; mais un an en prison après une bagarre qui a mal tourné l’a éloigné de la bande. Maria est la jeune sœur de Bernardo, le bouillonnant leader des Sharks qui rassemblent les jeunes Portoricains du quartier.
Tandis que la tension monte entre les deux bandes, qui menacent de s’affronter dans un combat sanglant, Tony et Maria se rencontrent et s’enflamment l’un pour l’autre. Pourront-ils s’aimer en dépit de leurs différences ?

La critique du West Side Story de Spielberg ne peut être qu’un processus en deux étapes.

Première étape obligée : revenir à l’original, au film de 1961 de Robert Wise adapté de la comédie musicale éponyme montée quatre ans plus tôt à Broadway par Jerome Robbins. De l’avis général, c’est un chef d’oeuvre du genre. De mon avis personnel – et volontiers subjectif – c’est le meilleur film de tous les temps (ex aequo avec La La Land). Bien entendu ce jugement peut-être excessif est ouvert au débat contradictoire. Si la comédie musicale, son artificialité vous donne des boutons, si Les Parapluies de Cherbourg ne vous arrache aucun sanglot et La La Land des ricanements moqueurs, alors peut-être ne partagerez vous pas mon enthousiasme.
Mais si la comédie musicale est un genre qui vous touche, alors il est difficile de ne pas considérer que le West Side Story de Robert Wise en est l’achèvement le plus parfait. Pour trois raisons au moins. Pour la géniale adaptation du Roméo et Juliette de Shakespeare – qui, lui aussi, peut légitimement candidater à la médaille d’or dans sa catégorie. Pour l’incroyable richesse de la musique de Leonard Bernstein. Pour l’extraordinaire acuité et pour l’intelligence avec laquelle cette oeuvre qui est tout sauf frivole évoque quelques grands problèmes de l’époque : le racisme (qui frappait surtout la communauté afro-américaine), la délinquance juvénile (le titre Gee, Officer Krupke en examine en 3’30 » les apories avec autant d’intelligence que le ferait une thèse de sciences politiques de 500 pages), l’immigration portoricaine (la chanson America, rapidement devenue un tube, expose avec humour ses contradictions, entre nostalgie du retour et difficile assimilation) , la gentrification de New York….

Cette première étape franchie, et le constat étant dressé de l’absolue fidélité de Spielberg au modèle de 1961, dont il reproduit quasiment à l’identique, avec une fidélité fétichiste, la quasi-totalité des ingrédients, l’histoire, le lieu, l’intrigue, les personnages, les décors, les costumes et la musique, reste à examiner la seconde, la plus délicate : pourquoi diable Steven Spielberg est-il allé filmer ce remake ?

C’est la question que se posent tous les spectateurs, avant, pendant ou après le film. C’est la question que tous les critiques se posent. Et c’est la question à laquelle, hélas, le visionnage de West Side Story ne permet pas de répondre.

Que Steven Spielberg soit l’un des plus grands réalisateurs contemporains ne fait aucun doute. Il faut une sacrée dose de snobisme pour considérer que Les Dents de la mer, E.T., Les Aventuriers de l’arche perdue, Jurassic Park ou La Liste de Schindler soient de mauvais films. Il faut une sacrée malhonnêteté intellectuelle pour affirmer que leur succès n’était pas mérité et qu’ils n’ont pas résonné avec l’air du temps.

Sa reconstitution fidèle du film de Robert Wise, le soin apporté aux décors et aux costumes, le brio ébouriffant de sa virevoltante caméra, la beauté saisissante des chorégraphies de Justin Peck (qu’il s’agisse du mambo millimétré au gymnase, de la ville en liesse de America ou de la grâce féline des danseurs de Cool) ne pourront faire que l’unanimité.

Mais on en revient toujours à la même question : pourquoi ? A-t-il voulu actualiser l’oeuvre ? la transposer à l’époque contemporaine ? Pas du tout. On guette des clins d’oeil à l’Amérique de Donald Trump, au racisme qui continue à la diviser, à #MeToo …. Rien. Le West Side Story de Spielberg ne nous dit rien de l’Amérique des années 2020 ; c’est un monument nostalgique à la gloire de l’Amérique de la fin des années 50, celle de son adolescence (Spielberg est né en 1946). Comme le Rosebud de Citizen Kane, West Side Story est un souvenir régressif, celui d’une époque mythifiée, que le réalisateur septuagénaire, couvert de gloires, regrette.

La bande-annonce

Les Choses humaines ★★★☆

Alexandre (Ben Attal, le fils de Charlotte Gainsbourg et de Yvan Attal, dont on passera la quasi-totalité du film à se demander s’il ressemble plus à son père ou à sa mère) a vingt-deux ans. Bachelier surdoué, polytechnicien à dix-huit ans, élève à Stanford, c’est un « héritier » bourdieusien qui a grandi dans le seizième arrondissement. Son père, Jean Farel (Pierre Arditi) est un séducteur compulsif et un célèbre animateur de télévision qui, malgré l’âge et la baisse de ses audiences, refuse de décrocher. Sa mère, Claire (Charlotte Gainsbourg), est une féministe engagée. Elle a quitté Jean pour refaire sa vie avec Adam (Mathieu Kassovitz), un professeur de lettres. Claire et Adam élèvent ensemble Mila (Suzanne Jouannet), la fille aînée d’Adam, encore mineure.
Le soir du retour d’Alexandre des Etats-Unis, Claire, Adam, Alexandre et Mila dînent ensemble. Encouragés par leurs parents respectifs, les deux jeunes gens finissent la soirée ensemble chez des amis en proche banlieue.
Le lendemain matin, la police investit brutalement le domicile d’Alexandre et le place en garde à vue. Mila vient de déposer plainte et de l’accuser de viol. Alexandre nie les faits. La vie de Mila vient d’être brisée ; celle d’Alexandre va l’être.

En 2019, déjà auréolée du succès de ses précédents romans (L’Invention de nos vies, L’Insouciance), Karine Tuil publie Les Choses humaines. Son livre emporte le prix Interallié et le prix Goncourt des jeunes lycéens. Sa lecture à l’époque m’avait laissé un sentiment mitigé. J’en avais aimé la modernité, le rythme, sa capacité à embrasser des thèmes ultra-contemporains et en faire autant de dilemmes moraux ; mais j’avais trouvé ses personnages parfois trop artificiels, ses enjeux trop lourds et son ton manquant d’élégance, de légèreté et de modestie. Et j’avais craint que le film qu’allait en tirer Yvan Attal (un acteur qu’on connaît bien et qui a déjà réalisé une demi-douzaine de films) partage les mêmes tares.

Je me trompais. Yvan Attal et sa co-scénariste Yaël Langmann délestent Les Choses humaines des intrigues secondaires qui le lestaient au risque de le faire chavirer. Ils se concentrent sur son sujet : le procès d’un viol à l’ère #MeToo.

Dans ces situations là, on dit souvent : c’est parole contre parole. La parole de l’accusé : « je ne l’ai pas touchée » contre la parole de la victime : « il m’a violée ». Le propos ici est plus subtil, plus ambigu. La matérialité des faits n’est contestée ni par l’accusé ni par la victime : il y a bien eu relation sexuelle. La question est celle du consentement. Mila était-elle consentante ? Elle clame que non. Brillamment défendu par son avocat (Benjamin Lavernhe), Alexandre se défend en disant qu’il était persuadé du contraire, que rien dans le comportement de Mila n’indiquait qu’elle ne le fût pas, qu’elle l’a suivi de son propre gré, qu’aucune violence n’a été exercée sur elle, qu’à aucun moment elle n’a, en parole ou en action, exprimé son refus, que son silence et sa gêne pouvaient légitimement être mis sur le compte de son jeune âge et de son inexpérience.

L’interprétation des faits est tellement subjective, leurs perceptions par l’accusé et par la victime, aussi contradictoires soient-elles, sont si légitimes l’une que l’autre, qu’on regrette presque que le film ne se termine pas à l’issue des plaidoiries, laissant le spectateur imaginer le sens du verdict. Un spectateur, une spectatrice qui se sent interpellé.e dans ce qu’il a de plus intime : sa sexualité et la part d’ombre qu’elle recèle – ou pas.

Tout est résumé dans trois mots que Mila affirme avoir entendus et qu’Alexandre ne nie pas avoir prononcés : « Suce-moi, salope ! ». L’injonction, choquante, crue, intolérable, est-elle l’expression d’un machisme démodé, d’un patriarcat séculaire, conscient ou inconscient, qui trouve sa jouissance dans la domination et l’humiliation des femmes ? Ou est-il légitime entre deux adultes consentants qui vivent librement leur sexualité et leurs fantasmes ? Ceux et celles qui s’en offusquent sont-ils des hypocrites, des culs-serrés ou des chiennes de garde ? Ceux qui ne s’en offusquent pas sont-ils des pervers qui s’ignorent ou des traîtresses à leurs sœurs ?

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La Fièvre de Petrov ★★★☆

Petrov est fiévreux. Il aimerait bien rentrer chez lui. Mais Igor, un camarade de beuverie, l’entraîne dans le corbillard qu’il conduit. Débute une nuit de beuverie dont Petrov se réveillera pour rejoindre sa femme Petrova, qui travaille dans une bibliothèque, et son fils qu’il doit accompagner à un spectacle scolaire.

Après Leto en 2018, le film suivant de Kirill Serebrennikov était de retour à Cannes en 2021 où il a raté d’un cheveu la palme. Le réalisateur, déjà empêché de venir en 2018, était encore absent en 2021, sous le coup d’une interdiction de sortie du territoire que Vladimir Poutine a refusé de lever malgré l’intervention du ministre français des affaires étrangères. Touche à tout de génie, le dramaturge est en effet en froid avec les autorités de son pays pour les positions courageuses qu’il a prises.

Les critiques évoquent souvent au sujet de La Fièvre de Petrov Dostoïevski, sa fièvre hallucinée, son lyrisme typiquement slave, sa brutalité, son humanisme noyé dans les vapeurs de l’alcool….  D’autres références me sont venues à l’esprit. Les premières furent les monstres sacrés du cinéma russe, Tarkovski, Guerman, et leurs délires oniriques. Devant les plans séquence ébouriffants de virtuosité de La Fièvre de Petrov m’est revenu le souvenir de Il est difficile d’être un dieu, cette oeuvre monstre de plus de trois heures où Guerman nous perdait dans un scénario délirant, entre science-fiction et Moyen Âge.

Mais la référence la plus évidente, dont je ne suis surpris de n’en avoir pas lu la référence dans d’autres critiques est l’Ulysse de James Joyce. La Fièvre de Petrov partage avec lui plusieurs caractéristiques.
La première est la – fausse – unité de temps. Tout s’y passe en une journée ou presque, non sans flashbacks dans le passé plus ou moins récent de Petrov et de quelques autres protagonistes.
La seconde est le thème : celui de la déambulation urbaine à travers Dublin dans un cas, à travers Iekaterinenbourg, en Sibérie occidentale, dans l’autre. Si le Dublin de Joyce était printanier (l’action de Ulysse s’y déroule le 16 juin 1904), l’Iekaterinenbourg de Serebrennikov est lui plus sombre, filmée dans un décembre sans jour sous une neige épaisse.
La troisième, la plus importante est celle, très en vogue au début du vingtième siècle, chez Joyce, mais aussi chez Faulkner, Virginia Wolff, les surréalistes ou Durrell, du « flux de conscience » (stream of consciousness) qui autorise les coq-à-l’âne les plus déstabilisants, les allers-retours entre le rêve et la réalité. Sans transition par exemple, Petrov doit participer à un peloton d’exécution avant de se réveiller dans un trolley de ce cauchemar.

Sans doute, ce spectacle peut-il laisser hagard, comme le roman de Joyce ou les films de Tarkovski ou de Guerman. On peut se trouver dépassé, débordé par sa monstrueuse énergie, son absence de temps mort. On peut demander grâce avant la fin de ses exténuantes deux heures vingt-six. Mais on s’en retiendra grâce au jeu très malin qu’instaure le réalisateur-scénariste et dont on voit les règles se préciser lentement dans la seconde moitié du film. On réalise progressivement que s’ébauche sous nos yeux une carte mentale de la vie de Petrov, des personnages qui la composent, des liens qui se sont tissés entre eux à travers les décennies. Prêtez attention à la contrôleuse du trolley de la toute première scène ou aux aspirines périmées que le héros avale quelques instants plus tard : vous les retrouverez (peut-être) un peu plus tard au terme d’une « ronde » (Cf. Ophüls) endiablée.

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