Green Border ★★☆☆

Une famille de réfugiés syriens quitte à l’automne 2021 son pays en guerre pour rejoindre la Suède. Elle a décidé de passer par la Biélorussie et par la frontière polonaise pour rentrer illégalement dans l’espace Schengen. Elle n’imagine pas les difficultés qu’elle va rencontrer sur son chemin.

La Podlachie, à la frontière de la Pologne et de la Biélorussie, est devenue un des points d’entrée en Europe, a priori moins périlleux que la traversée maritime de la Méditerranée depuis la Libye ou la Turquie. L’immigration est une arme politique pour Alexandre Loukachenko, le président Biélorusse, qui l’utilise comme moyen de pression sur la Pologne. La frontière « verte » serpente dans d’immenses forêts glacées mais n’a rien de pastoral.

Tout Green Border est contenu dans son affiche, l’image choc d’un enfant en anorak séparé d’un garde-frontière lourdement armé par une haie de barbelés. À l’arrière plan, à peine visible, deux femmes à genoux enlacent des bébés emmitouflés. Cet instantané ne peut que nous émouvoir et nous révolter : aucune frontière, aucune force policière ne saurait être opposée à la pureté de l’enfance et à son désir légitime d’une vie meilleure.

Toujours aussi engagée à soixante-quinze ans bien sonnés, qu’il s’agisse de dénoncer le stalinisme, le communisme ou aujourd’hui l’égoïsme de nos sociétés européennes sourdes à la misère du monde, Agnieszka Holland livre un film militant. Avec une redoutable efficacité, elle y montre le sort réservé aux immigrés qui deviennent, à la frontière de la Pologne et de la Biélorussie, les victimes d’un cruel jeu de dupes. Les Biélorusses, qui leur ont fait miroiter une entrée sans risques dans l’Union européenne, facilitent leur passage en Pologne non sans les avoir dûment rackettés ; quant aux Polonais, en violation de la Convention de Genève sur le droit d’asile et des règlements Schengen, ils refusent d’enregistrer les demandes d’asile de ces indésirables et les refoulent en Biélorussie.

Green Border ne se focalise pas sur le sort de cette seule famille attachante, du père, de la mère, de leurs trois enfants et du grand-père paternel, bientôt rejoints par une femme afghane à laquelle ils ont fait une place dans le minibus qui les a conduits à la frontière. Green Border utilise trois autres focales. La première est celle d’un garde-frontières d’une vingtaine d’années, dont la femme attend leur premier enfant, qui est en train de construire avec son beau-père la maison qui accueillera bientôt son foyer, et qui découvre avec un mélange de résignation et d’effroi la nature du travail qu’il est censé accomplir à la frontière. La deuxième est un groupe d’activistes polonais qui jouent au chat et à la souris avec les garde-frontières pour apporter de l’aide aux immigrés qui ont réussi à passer entre les mailles du filet. La troisième est Julia, une psychologue d’une cinquantaine d’années, récemment installée dans la région, qui répondra à l’appel à l’aide qu’elle entend et décidera de s’engager au service des réfugiés.

Green Border est rigoureusement documenté et nous ouvre les yeux sur une situation scandaleuse et alarmante. Il faut lui reconnaître cette vertu. En particulier, dans ses derniers plans, Green Border souligne combien la disponibilité de la Pologne à ouvrir ses frontières au flot de réfugiés ukrainiens en février 2022 contraste jusqu’à la caricature avec le racisme opposé aux réfugiés extra-européens jusqu’alors. Les caniches des réfugiés ukrainiens, nous dit-il, ont été mieux traités que les enfants des réfugiés syriens !

Mais Green Border n’échappe pas au piège du manichéisme. Les réfugiés sont des malheureux ballottés d’un côté et de l’autre de la frontière, victimes impuissantes d’une hypocrisie politique qui les dépasse. Les gardes-frontières sont des brutes épaisses, racistes et criminelles. Les activistes n’écoutent que leur cœur et leur courage pour donner corps au devoir de fraternité. Même Julia, la psychologue, qui aurait pu être le personnage le plus intéressant du film, se transforme en pasionaria monolithique.

Green Border a fait polémique en Pologne l’automne dernier, s’attirant les foudres du ministre de la justice. Depuis lors, le PiS, ce parti conservateur qui flirtait avec l’extrême-droite, a perdu les élections et quitté le pouvoir, remplacé par une coalition centriste dont on peut espérer qu’elle accueille plus dignement les demandeurs d’asile qui frapperont aux portes de son territoire.

La bande-annonce

La Bête ☆☆☆☆

En 2044, dans un monde dominé par l’intelligence artificielle, Gabrielle (Léa Seydoux) doit, pour trouver un emploi, se purger des traumatismes qui ont marqué ses vies antérieures. En 1910, elle était une pianiste renommée, mariée à un industriel fabricant de poupées. En 2014, jeune modèle fraîchement débarquée à Los Angeles, elle avait la garde d’une immense villa hollywoodienne. À ces deux époques, sa route a croisé celle de Louis (George McKay) pour lequel elle a ressenti une grande attraction. Mais le pressentiment funèbre d’une catastrophe imminente – la crue de la Seine en 1910, le « Big One » en 2014 – a chaque fois hypothéqué leur relation.

C’est la seconde fois, à quelques mois de distance, que le court roman de Henry James, La Bête dans la jungle, est porté à l’écran. Bertrand Bonello n’a décidément pas de chance avec ses sujets : la même mésaventure lui était arrivée avec son Saint Laurent. Mais il faut reconnaître à sa Bête plus de souffle, plus d’ambition qu’à l’oubliable Bête dans la Jungle de Patric Chiha avec Anaïs Demoustier et Tom Mercier, tout comme son Saint Laurent dépassait de la tête et des épaules le plus plat Yves Saint Laurent avec Pierre Niney.

D’une durée écrasante de près de deux heures trente, La Bête est dominée par la star Léa Seydoux sur laquelle les avis s’opposent. Certains lui reprochent sa généalogie, comme si elle était coupable d’être la petite-fille de son grand-père et lui devait sa célébrité. Autre reproche, plus pertinent celui-ci : la platitude de son jeu. Ses admirateurs renversent ce reproche-là et soutiennent au contraire que c’est sa capacité à résister à la caméra, à ne rien lui donner qui fait sa grandeur, à l’instar d’une Deneuve.
À ses côtés, George MacKay (1917, Captain Fantastic) a la lourde tâche de remplacer Gaspard Ulliel au pied levé, acteur fétiche de Bonello, à la mémoire duquel le film est dédié, qui devait interpréter le rôle de Louis avant que sa mort subite, en janvier 2022, ne l’en empêche. Il doit être assez pénible pour l’acteur anglais qui, dit-on, a appris le français pour les besoins du rôle, d’être sans cesse renvoyé à ce statut de suppléant.

Le scénario de La Bête est sacrément ambitieux. Le court roman de Henry James, comme son adaptation par Patric Chiha, racontait une seule histoire : celle d’un homme et d’une femme qui n’avaient pas vécu ensemble la grande histoire d’amour qui leur était promise par peur de l’imminence d’une catastrophe. Cette histoire-là, La Bête la décline au carré ou même au cube en trois histoires parallèles à trois époques différentes.

Comme toujours, Bonello crée une ambiance à la fois ouatée et élégante – on n’évoque pas assez son travail sur le son. Elle est la marque d’un grand réalisateur dont il serait malhonnête de nier l’immense talent. Pour autant, très subjectivement, je dois confesser, depuis L’Apollonide (2011) et même depuis Le Pornographe (2001), une grande résistance sinon une franche aversion à son cinéma. Je n’y comprends pas grand’chose, à supposer qu’il y ait quelques chose à y comprendre. Plus grave car Bonello je crois est moins un cinéaste de la réflexion que de la perception : il ne me touche pas.

À aucun moment, je n’ai ressenti d’empathie pour Gabrielle dans ce film, sinon peut-être dans les scènes de home invasion, excellement filmées, qui se plaisent à nous vriller les nerfs. À aucun moment, le couple qu’elle forme, ou essaie de former, avec Louis ne m’a semblé crédible. Pire, le film m’a été une épreuve qui m’a donné un seul plaisir : le soulagement de son terme après deux heures trente pénibles.

La bande-annonce

Daaaaaali ! ★★☆☆

Une jeune journaliste (Anaïs Demoustier), aidée par un producteur sans vergogne (Romain Duris), essaie par tous les moyens de réaliser une interview avec Salvador Dali. Mais l’artiste, fantasque et égocentrique, lui rend la tâche bien ardue.

Quentin Dupieux est de retour pour un nouveau film, aussi désopilant que les précédents, quoique tenu, la célébrité venant, à être de plus en plus mainstream. Il retrouve deux de ses actrices fétiches, Anais Demoustier et Agnès Hurstel, et rallie à lui des nouveaux venus qui forment la crème de la crème du cinéma français contemporain et dont la présence au générique témoigne de son aura grandissante.

En filmant Dali, Dupieux joue sur du velours sans vraiment se risquer hors de sa zone de confort. Ce réalisateur, dont le cinéma loufoque aime à jouer avec les frontières de l’absurde, se frotte à un artiste qui lui ressemble, surréaliste, excentrique et volontiers provocateur.

Le résultat est sans surprise, surtout si l’on a vu la bande-annonce diffusée ad nauseam durant tout le mois de janvier. Il ne décevra pas les thuriféraires de Dupieux. Il ménagera son lot de gags surréalistes, tel cet interminable couloir d’hôtel qu’emprunte Dali pour rejoindre son intervieweuse.

Pour des motifs obscurs, Dupieux a choisi de faire jouer Dali par six acteurs différents : Edouard Baer, Jonathan Cohen, Gilles Lellouche, Pio Marmaï, Boris Gillot ainsi que Didier Flamand qui joue Dali vieux, le bonnet de nuit rouge vissé sur la tête. Le rôle les a obligés à se grimer avec la célèbre moustache en croc de l’artiste, à rouler outrageusement les r et à aaaaaaaallonger les voyelles. Le problème est qu’à ce petit jeu-là, on en vient vite à faire des comparaisons. Elles ne sont guère flatteuses pour Gilles Lellouche, manifestement très mal à l’aise dans l’exercice et dont le rôle a quasiment été coupé au montage, et pour Pio Marmaï. Edouard Baer s’en sort beaucoup mieux. Mais c’est Jonathan Cohen qui l’emporte haut la main.

Comme les précédents films de Dupieux, Daaaaaali ! n’a pas vraiment de scénario. Il ne faut pas escompter y apprendre quoi que ce soit sur la vie de Dali. Son pitch est le prétexte à une concaténation de gags, absurdes autant que drôles, qui s’organisent dans une narration qui, comme les films de Buñuel, fait la part belle aux rêves, aux assoupissements et aux brusques réveils.
Le comique de répétition est le principal ingrédient du film. Le problème de cette forme d’humour est son dosage. Dupieux a une fois encore l’élégance de faire tenir son film en moins de quatre-vingt minutes. Mais, comme la géniale petite phrase musicale signée de Thomas Bangalter (ex-duettiste de DaftPunk), utilisée jusqu’à l’overdose, il faut savoir ne pas abuser des bonnes choses…

[P.S. : Une amie me soutient mordicus qu’Isabelle Huppert est la marraine d’Anais Demoustier. Vrai ou faux ?]

La bande-annonce