Slow ★★★☆

Elena, la trentaine, danseuse contemporaine, rencontre , à l’occasion d’un cours qu’elle donne à un groupe de  jeunes malentendants, Dovydas, interprète en langue des signes. Entre lui et elle, le courant passe et la séduction opère. Mais leur romance se heurte à la brutale confession de Dovydas : il est asexuel. Dovydas a beau aimer Elena, il n’a aucun désir sexuel pour elle. Elena doit avec lui inventer la grammaire d’une relation pour elle inédite, où l’amour et le désir ne se conjuguent pas nécessairement.

Slow s’empare d’un sujet à la mode, dont certaines revues grand public ont déjà fait leur une aguicheuse : l’asexualité. Soit, à rebours de la norme hétérosexuelle (encore ?) majoritaire, l’une des formes de sexualité alternatives, le A de LGBTQIA. À ce titre, Slow avait parfaitement sa place à la 30ème édition du Festival du film LGBTQIA &+++ de Paris
Chéries-Chéris en novembre dernier où il était projeté en avant-première.

À ma connaissance, le sujet n’avait pas encore été traité au cinéma et la jeune réalisatrice lituanienne Marija Kavtaradze a eu un sacré flair en s’en emparant. Elle le fait en inversant les rôles : c’est la femme ici qui est en demande sexuelle et c’est l’homme qui, à l’opposé des schémas patriarcaux, la réfrène.

Tourné à Hollywood, le film aurait raconté le lent apprivoisement de Dovydas par Lena, parsemé de quelques rebondissements, jusqu’à sa finale conversion à la norme hétérosexuelle scellée par un mariage en blanc devant leurs familles et leurs amis aussi soulagés qu’heureux. Slow a le bon goût et l’intelligence de nous éviter tous ces poncifs, jusqu’à son dénouement inattendu que je n’ai pas le droit de révéler. Pour un film sur l’asexualité, c’est un film étonnamment sexuel où l’on voit longtemps et souvent les deux amants couchés ensemble sans coucher ensemble. Ces scènes-là – qui, l’air de rien, interrogent les stéréotypes des scènes d’amour au cinéma – sont d’une étonnante sensualité.

Slow nous vient de Lituanie, un petit pays mal connu dont la production cinématographique est pourtant riche : Arūnas Žebriūnas, Šarūnas Bartas… La langue qu’on y entend y est délicieusement exotique, comme les prénoms des personnages (Dovydas !). Les deux acteurs sont remarquables : Greta Grineviciute, qui n’a pas les canons de la danseuse classique, explose de sensualité et Kęstutis Cicėnas est d’autant plus désirable qu’il se refuse.

La bande-annonce

Sam fait plus rire ★★★☆

Samantha Cowell (Rachel Sennott) est une stand-uppeuse. Elle vit en colocation avec deux de ses collègues qui se produisent chaque soir dans une salle de Toronto. Elle peine à se relever d’un trauma qui l’empêche de remonter sur scène. Quelques années plus tôt, elle a été embauchée par un père de famille pour s’occuper de sa fille, Brooke, pendant la longue hospitalisation de sa mère.

Avec son titre en forme de calembour, Sam fait plus rire (I Used to Be Funny) pourrait laisser augurer une comédie gentillette avec son héroïne en pleine crise de la page blanche qui retrouvera, une fois purgées ses angoisses, le chemin des tréteaux. Mais ce premier film canadien est autrement plus grave.

Il souffre de la comparaison avec Sorry, Baby sorti une semaine plus tôt seulement. Que ses distributeurs n’aient pas modifié la date de sa sortie est une sottise et un crime. Qui, en plein été, ira voir deux fois le même film, le premier, d’ailleurs bien mieux distribué, pouvant à bon droit se vanter de bien des qualités ?

Pourtant, le second n’en manque pas. La première est sa construction qui multiplie les flashbacks et les flashforwards sans pour autant égarer le spectateur. Cette construction est plus audacieuse que celle, beaucoup plus linéaire et planplan de Sorry, Baby. La deuxième est le brouillard qui entoure le traumatisme subi par l’héroïne, là où celui subi par celle de Sorry, Baby se laissait deviner beaucoup plus facilement. La troisième est la révélation Rachel Sennott, son naturel, son humour, son charme.

J’ai mis trois étoiles à Sorry, Baby. Je n’ose pas en mettre quatre à Sam fait plus rire. Il est loin d’être le meilleur film de l’année. Il n’en a d’ailleurs pas la prétention. Mais je veux me faire l’avocat de ce film remarquable pénalisé par une date de sortie calamiteuse et une programmation en salles bien timide.

La bande-annonce

Touch ★★★☆

Sentant venir sa fin prochaine, Kristofer quitte son pays, l’Islande pour l’Angleterre. Il remonte l’histoire de sa vie et se rend à Londres où, cinquante ans plus tôt, jeune étudiant, il travailla dans un restaurant japonais et y tomba amoureux de la fille du propriétaire.

Il ne faut pas se fier à l’affiche, horriblement kitsch, au titre (dont je n’ai pas compris le sens), ni même au pitch sirupeux de ce film. Touch n’est pas une RomCom en cuisine. C’est au contraire un film d’une grande délicatesse qui joue sur une corde qui me fait fondre : la nostalgie des amours passées.

Il est construit à partir de flash-backs entre le présent, les premiers mois de l’année 2020, une époque que nous avons tous en mémoire car c’est celle où le monde entier s’est confiné pour se protéger du Covid, et le passé, la fin des sixties dans un quartier populaire de Londres soigneusement reconstitué.
Il met en scène un vieil Islandais, Kristofer, dont le médecin vient de diagnostiquer une maladie neurodégénérative. Kristofer revient sur les lieux où, cinquante ans plus tôt, il a vécu une idylle. Son voyage se transforme en quête et en enquête sur les traces de Miko, cette jeune femme qui le marqua pour la vie et qui a mystérieusement disparu.

On me dira que Touch est bien mielleux et prévisible. Ce ne sera pas faux, même si, en ce qui me concerne, je n’avais pas anticipé les bifurcations prises par le scénario. J’ai trouvé les deux protagonistes si beaux, si jeunes, si touchants que j’ai aveuglément adhéré à la romance qui les rapproche, au risque d’y perdre tout sens critique.

La bande-annonce

Sorry, Baby ★★★☆

Agnes (Eva Victor) accueille pendant quelques jours chez elle dans le Massachussetts sa meilleure amie Lydie qui est partie vivre à New York, s’y est mariée et lui annonce qu’elle attend un enfant. Agnes et Lydie ont passé leur doctorat en littérature anglaise ensemble dans la faculté où Agnes vient d’être titularisée. Quelques années plus tôt, la jeune femme y a vécu un traumatisme dont elle partage avec Lydie le secret et dont elle peine à se relever.

Produit par A24, la société américaine tellement tendance, Sorry, Baby a été projeté à Sundance en janvier, y a remporté le prix du meilleur scénario avant de clôturer la dernière Quinzaine des cinéastes à Cannes. Sorry Baby révèle une réalisatrice et une actrice née en 1994, venue du web où ses vidéos sont devenues virales. Elle m’a rappelé par sa taille, sa silhouette dégingandée et le thème de son film, Greta Gerwig et son personnage dans Frances A.

Sorry, Baby est organisé selon une construction intelligente en cinq chapitres. Le premier et le dernier, qui enserrent le récit, se déroulent au présent, à quelques mois d’intervalle à peine pour laisser le temps à Lydie d’accoucher. Les trois autres se succèdent dans le passé depuis cet événement fondateur qu’on a tôt fait de deviner. Cette structure  est parfaitement adaptée au sujet du film : la reconstruction post-traumatique.

Sorry, Baby vaut surtout par son actrice principale. Elle est atypique, perchée en haut de son 1m80, sans le moindre maquillage ni le moindre bijou. Son agression l’a traumatisée mais elle ne s’y réduit pas et ne verse jamais dans la misanthropie. Au contraire, elle saisit les mains qui lui sont tendues : celles de sa meilleure amie avec laquelle les liens noués à l’université ne se sont jamais distendus, celles d’un inconnu avec qui elle partage un sandwich sur un parking désaffecté, celles de son voisin dont la maladresse et la gentillesse la touchent.

Eve Victor ne se contente pas de raconter une histoire. Elle le fait selon une grammaire mûrement réfléchie. Grâce à son scénario destructuré, on l’a dit. Grâce aussi à l’attention qu’elle porte au cadrage. Son héroïne est toujours filmée dans l’embrasure d’une porte, à travers une fenêtre, comme si son corps immense était entravé dans un cadre qui la limite.

Sorry, Baby est un film doux et amer à la fois, touchant sans être mielleux. Une réussite.

La bande-annonce

Dìdi ★★★☆

Nous sommes à Fremont, en Californie, près de San Francisco en 2008, à l’époque où naissaient Facebook et les réseaux sociaux.
Christopher a treize ans. Ses amis l’ont surnommé Wang-Wang ; sa mère qui l’élève seule avec sa grand-mère l’appelle plus affectueusement Dìdi. Sa sœur aînée, avec laquelle il ne cesse de se chamailler, s’apprête à faire son entrée à l’université. Son père, absent, travaille au loin à Taïwan.

Nous vient des Etats-Unis, auréolé du prix du public du festival de Sundance 2024, ce premier film, qu’on imagine volontiers en tout ou en partie autobiographique, signé par un jeune réalisateur taïwano-américain né en 1994 à Fremont.

Dìdi peut se lire à trois niveaux.

C’est d’abord un film sur la pré-adolescence, la sortie de l’enfance. On a beau en avoir vu des dizaines, depuis Les Quatre Cents Coups et La Boum, on se laisse toujours prendre à leur charme. Leurs héros y vivent avec une intensité folle leurs premières fois : premier élan amoureux, premiers interdits transgressés, premières tentatives souvent maladroites de passer pour plus grand qu’on n’est auprès de ses aînés (une phrase dont Lacan ferait son miel)… Qui a eu un jour quatorze ans et a fumé sa première cigarette en cachette de ses parents ou a embrassé un Stéphane ou une Stéphanie pendant un cours d’EPS ne pourra qu’être ému.e par la « nervosité » de Dìdi à côté de la si jolie Viviane.

C’est ensuite un film sur le choc des cultures. C’est d’ailleurs ce qui en fait a priori le sel et l’intérêt. Dìdi n’est pas seulement l’histoire mille fois racontée d’un pré-ado dans une banlieue américaine anomique mais celle d’un pré-ado sino-américain qui doit jongler entre deux cultures. Ce genre de films-là, qui raconte l’histoire d’une intégration pas toujours facile d’une minorité dans une terre d’immigration, n’est pas nouveau non plus, en France (Dans la cuisine des Nguyen, Tout simplement noir…) ou aux Etats-Unis (la série Fresh Off the Boat qui raconte la vie d’une famille taïwanaise en Floride). Il est aussi politiquement correct en diable.

Mais Dìdi comporte un troisième niveau de lecture. C’est l’histoire d’une relation mère-fils et frère-sœur profondément émouvante. Le jeune Christopher mène la vie dure à sa mère et à sa sœur. Mais on sent bien que l’animosité qu’il manifeste à leur égard est la manière maladroite pour lui de leur exprimer son amour. On me dira que cette relation a déjà, elle aussi, été filmée, qu’elle est aussi très bisounours. Ce n’est pas faux. Mais Dìdi le fait avec une justesse qui m’a infiniment ému.

La bande-annonce

In the Summers ★★★☆

Vicente a deux filles. Leur mère a obtenu leur garde et les élève en Californie. Mais chaque été, Violeta et Eva prennent l’avion pour le Nouveau-Mexique et viennent passer quelques semaines de vacances chez leur père.

In the Summers est le premier film, tourné sans stars, d’une réalisatrice américano-colombienne qui a puisé dans ses souvenirs d’enfance. Sa bande-annonce m’avait laissé craindre le pire : l’incontournable rédemption d’un père qui réussira à combattre les démons qui le rongent pour retrouver l’amour de ses filles qu’il aime si fort.

Mais, primé à Deauville et à Sundance, In the Summers est autrement plus subtil que le pathos gluant que je m’étais inventé.

Sur la forme : avec quasiment aucune indication de lieu (même si on parvient à comprendre que l’action se déroule dans une petite ville perdue du Nouveau-Mexique proche de la frontière) ni de temps, In the Summers laisse lentement se deviner son sujet : raconter une relation père-filles à travers quatre étés passés ensemble, sans rien dire des (longues) périodes qui les séparent. Lors du tout premier, Eva et Violeta sont encore des fillettes d’une dizaine d’années à peine. Lors du quatrième, elles sont devenues adultes.

Sur le fond : In the Summers est beaucoup plus ambigu qu’une happy end story. Il doit sa justesse à son personnage principal interprété par René Pérez Joglar alias Residente, rappeur portoricain connu sur la scène musicale, qui se révèle un acteur étonnant. Dès la première scène, au soin maniaque qu’il prend à rapetasser sa maison pour y recevoir ses filles, on perçoit son anxiété, son souci de bien faire, sa peur que ses addictions à l’alcool et à la drogue ne reprennent le dessus. On ne dira rien de plus sur la façon dont sa relation avec ses filles évolue d’un été à l’autre, sachant qu’on en a déjà peut-être trop dit en évoquant l’absence de happy end. Disons simplement que le film réussit à nous surprendre en évitant les rebondissements les plus convenus.

Dépourvu de tout pathos et de toute complaisance, In the summers surprend par l’originalité de sa construction et par la justesse de son ton.

La bande-annonce

Islands ★★★☆

Tom (Sam Riley) est prof de tennis dans un club de vacances aux Canaries. Il tape la balle avec quelques touristes, s’alcoolise en douce, fréquente la boîte de nuit locale et fait parfois des heures sup dans le lit d’une de ses élèves. Cette routine délétère est brisée par l’arrivée d’un jeune couple de riches Anglais au bord de la rupture. Séduit par Anne (Stacey Martin), Tom leur sert de guide sur l’île jusqu’au soir où Dave (Jack Farthing), son époux, disparaît mystérieusement. La police mène l’enquête et suspecte Anne.

Islands est un film d’un réalisateur allemand tourné en Espagne avec des acteurs anglais. Parce que son héros est un joueur de tennis (et que Sam Riley, massif et élancé, en a  parfaitement la silhouette), parce qu’il se déroule sous un soleil insolent, parce qu’il baigne dans une sensualité lourde, il m’a fait penser au récent Challengers avec ses trois acteurs jeunes, sportifs et triolistes. Mais Islands regarde ailleurs, du côté des polars élégants de Patricia Highsmith et de leur adaptation par René Clément (Plein Soleil) ou Anthony Manghella (Le Talentueux Mr Ripley) voire des films de Hitchcock et de ses mystérieuses héroïnes blond platine que rappelle Stacey Martin.

La bande-annonce de Islands, qui dévoile une grande partie de son histoire, comme mon résumé s’est autorisé à le faire, laisse à penser qu’il s’agit d’un vulgaire thriller balnéaire. Mais Islands est plus dense que cela. La disparition de Dave et l’enquête menée par la police n’en constituent pas le cœur. Le sujet est ailleurs, ce qui explique la fin à tiroirs de ce film qui dépasse les deux heures : c’est Tom qui en est le seul héros et la vie qu’il mène, semblable à celle du crooner de Rimini de Ulrich Seidl ou de l’hôtesse de l’air interprétée par Adèle Exarchopoulos dans Rien à foutre. Dans un lieu paradisiaque, éphémèrement traversé par des touristes de passage, c’est une coquille vide qui s’est absentée du monde pour fuir on ne sait quoi et qui se laisse lentement mourir.

La bande-annonce

L’Accident de piano ★★★☆

Après un mystérieux accident de piano, Magali Moreau, une célèbre influenceuse (Adèle Exarchopoulos), accompagnée de son secrétaire (Jérôme Commandeur), se réfugie dans un chalet au cœur des Alpes pour récupérer de ses blessures. Un fan (Karim Leklou) a tôt de fait de la reconnaître et de la harceler. Une journaliste (Sandrine Kiberlain) a vent d’un lourd secret et menace de l’éventer si Magali n’accepte pas une interview exclusive.

Quentin Dupieux est de retour, un an tout rond après Le Deuxième Acte qui avait fait l’ouverture de Cannes et dont le culot transgressif m’avait bluffé, dix-huit mois après Daaaaaalí ! et deux ans après Yannick qui, sans m’enthousiasmer autant, étaient déjà sacrément bluffants.

Quentin Dupieux se heurte désormais à un défi. L’effet de surprise ne joue plus. Pire : son cinéma, basé sur la transgression, semble condamné à une impossible surenchère. Le risque pour lui est de sombrer dans le grand n’importe quoi. On pouvait d’ailleurs craindre avec Mandibules ou Fumer fait tousser que Quentin Dupieux y ait cédé.

Mais Dupieux réussit avec L’Accident de piano à nous surprendre, à nous faire grincer des dents et à nous faire réfléchir.

La surprise, elle vient de l’interpétation déjantée d’Adèle Exarchopoulos. On l’avait, et moi plus souvent qu’à mon tour, rangée au nombre des bimbos de service, trop sexy pour être tout à fait honnête, pas assez intelligente pour assumer des rôles plus exigeants. Ce qu’elle ose ici, dans ce rôle absolument haïssable, est sidérant. Elle a réussi à s’inventer un rictus impayable, mi hyène mi humain.

Les dents grincent devant un film dont le scénario ne recule devant aucune outrance. La misanthropie atteint des sommets. Dupieux use de la liberté que sa célébrité lui a donnée. Il s’autorise des développements qu’aucun producteur ne soutiendrait chez un réalisateur moins connu. À ce titre, pour une fois, Dupieux clôt son propos – il nous avait frustrés avec des films ultra brefs et des fins bâclées – avec des choix scénaristiques chaque fois plus radicaux que les précédents

Et nos cerveaux sont stimulés dans un film moins absurde que les précédents. Dupieux prend depuis Yannick un tour plus politique en interrogeant la question de la célébrité et en dénonçant notre culture superficielle du paraître. Magali, nous dit-on, est devenue mondialement célèbre en tournant des séquences vidéo d’une rare bêtise. Sa célébrité, loin de la responsabiliser, l’a aigrie et a aggravé son égoïsme et sa rancœur. Ses fans, incarnés par Karim Leklou et son petit frère, sont au moins aussi bêtes et aussi veules qu’elle.

Rien n’échappe à cette purge radicale. On rit beaucoup devant L’Accident de piano. On ne rit pas de gaîté de cœur. C’est un rire amer, grinçant. Mais qui a dit que le cinéma devait faire du bien ?

La bande-annonce

Fragments d’un parcours amoureux ★★★☆

Chloé Barreau est née en 1976. Elle a documenté ses relations amoureuses, conservant photos, lettres et vidéos. Elle a demandé à douze de ses ex, homme ou femme, de raconter leur histoire.

Fragments d’un parcours amoureux est un documentaire profondément original et extrêmement séduisant. Sa réalisatrice y réussit en même temps à être narcissique et modeste.

Sans doute pourrait-on lui reprocher son germanopratisme ou, pour être plus exact, son quartier-latinisme : Chloé Barreau a grandi dans le Quartier Latin, en a fréquenté les meilleurs établissements (Henri-IV, Fénelon, la Sorbonne) avant de s’expatrier en Italie. Parmi ses ex, on compte plusieurs personnalités connues : l’actrice Anna Mouglalis, l’écrivaine Anne Berest, la réalisatrice Rebecca Zlotowski…

Sans doute pourrait-on aussi lui reprocher d’être furieusement dans l’air du temps, avec la bisexualité polyamoureuse de son héroïne et l’empathie si kawai dont ses ex font preuve envers elle.

On ne se sait pas trop si son titre, allusion à peine masquée à l’essai de Roland Barthes, doit être mis à son actif ou à son passif, qui en rajoute, si besoin en était, dans l’élitisme de son propos.

Pour autant, il faut reconnaître à Chloé Barreau un sacré culot pour avoir conçu ce dispositif original, qui alterne donc des interviews face caméra avec des bouts d’archives. Comme une roue dont le moyeu resterait invisible, la réalisatrice est à la fois absente et présente.

Elle n’apparaît quasiment pas à l’écran, sinon dans le coin d’une photographie ou comme destinatrice d’une lettre. Ce n’est pas elle qui a mené les interviews de ces ex, mais une tierce personne, la journaliste Astrid Desmousseaux. Quand on l’évoque, c’est à la troisième personne qu’on parle d’elle. Elle s’est même interdit de répondre aux reproches, pas toujours aimables, qui lui sont adressés. C’est à un procès in abstentia qu’on assiste, qui confine parfois à l’éloge funèbre et nous fait nous demander, si on ne s’est pas renseigné auparavant, si sa principale protagoniste n’est pas décédée.

Et pourtant bien sûr, aussi invisible soit-elle, tout tourne autour d’elle, de son romantisme exacerbé, de son attirance pour les hommes comme pour les femmes, sans considération de genre, dès lors que l’attirance est là, de son goût immodéré pour la passion amoureuse, de ses emballements aussi flamboyants que ses ruptures sont douloureuses….

Fragments fait l’autoportrait en creux de sa réalisatrice, amoureuse de l’amour et moins volage qu’il n’y paraît. Elle raconte aussi une époque et un milieu et possède, à ce titre, une valeur historique et sociologique. Elle raconte une jeunesse parisienne ultra-privilégiée, cultivée, connectée, à laquelle jamais ne se pose semble-t-il la question du travail, du salaire, de la place à trouver dans la société. Son seul loisir semble être de vivre ses amours le plus pleinement, le plus intensément possible. Elle raconte aussi une bi- ou plutôt une pan-sexualité décomplexée, débarrassée de toute stigmatisation comme de toute revendication identitaire. Elle raconte finalement surtout, comme Barthes en son temps, une nouvelle façon d’être amoureux, pas nécessairement sexualisée (on peut s’aimer sans coucher), pas nécessairement exclusive (même si les blessures d’amour naissent souvent de la découverte d’un.e concurrent.e), pas nécessairement hétéronormée.

La bande-annonce

Différente ★★★☆

Katia (Jehnny Beth) a toujours été « différente ». Mais à trente ans passés, elle n’avait toujours pas mis un mot sur cette différence avant de découvrir, à sa grande surprise, au hasard de l’enquête que le journal où elle travaille comme documentaliste lui a confiée, qu’elle coche toutes les cases de l’autisme.

Près d’un million de Français souffriraient de troubles du spectre de l’autisme (TSA), l’appellation désormais reconnue pour englober tous les troubles comportementaux, plus ou moins graves, chez l’enfant comme chez l’adulte, qui altèrent la communication et les interactions sociales. Le diagnostic en est souvent malaisé, oscillant entre le trop et le pas assez.

Lola Doillon courait le risque de réaliser un film-dossier de l’écran, un film tout entier consacré à un sujet, ici l’autisme et son diagnostic tardif. Elle ne l’évite pas tout à fait en passant par tous les passages obligés et attendus : autisme et travail, autisme et famille, autisme et relations sociales…

Lola Doillon contourne toutefois en partie cet écueil en prenant son sujet à l’envers. Différente évoque autant l’autisme que la façon de vivre une histoire d’amour compliquée, comme le montre d’ailleurs l’affiche du film. La relation entre Katia et Fred est en effet au centre du film. C’est son évolution et ses rebondissements qui font avancer l’histoire et maintiennent l’attention. Katia et Fred s’aiment passionnément ; mais la condition de Katia rend leur relation impossible. S’installe un (petit) suspense : l’amour de Fred pour Katia sera-t-il suffisamment fort pour venir à bout de ce qui y fait obstacle ?

Le film est servi par son casting. Lola Doillon n’a pas choisi des stars. Jehnny Beth, dans le rôle principal, peut donner l’impression, dans les premières scènes, de surjouer les affections de son personnage, sursautant craintivement à chaque interaction, à chaque bruit inattendu. Mais la sincérité de son jeu réussit à nous convaincre. Thibaut Evrard avait la tâche plus facile, dans le rôle du bon bougre aimant mais dépassé.

J’ai lu des critiques acides, reprochant à Différente son classicisme et son didactisme. Je les ai trouvées bien sévères. Loin des caricatures à la Rain Man, Différente donne des TSA une image autrement authentique. Et il le fait dans un film qui, sans être larmoyant, m’a profondément touché. Que demander de plus ?

PS : Différente a été tourné à Nantes et j’ai cru reconnaître le même immeuble et la même cage d’escalier que ceux qu’on voit dans L’Attachement qui y a été tourné aussi je crois

La bande-annonce