La Vie de château, mon enfance à Versailles ★★★☆

Violette a huit ans. Ses deux parents viennent de mourir dans des circonstances dramatiques qui s’éclairciront progressivement. Elle est confiée aux soins de Régis, son oncle, agent d’entretien au château de Versailles dans le parc duquel lui est dévolu un logement de fonction insalubre. Les premiers contacts entre la nièce et son oncle sont glaciaux ; mais progressivement la pupille de la Nation et le géant bougon et sale s’apprivoisent et deviennent inséparables.

La Vie de château est d’abord un moyen-métrage qui reçoit le prix du Jury à Annecy en 2019. C’est ensuite une mini-série en six épisodes montée pour France 2 en 2024. C’est enfin un long-métrage dont la sortie a été programmée pour coïncider avec les vacances de la Toussaint. Je l’ai vu avec retard, dans une salle improbable, à un horaire impossible… et je me suis régalé !

Certes, je vous conseillerais de ne pas voir ce film seul mais plutôt d’y aller en compagnie d’un filleul, d’une petite-fille ou d’une nièce, histoire de vous donner une contenance. Histoire aussi de lui faire découvrir un petit bijou.

Un petit bijou d’humanité qui met souvent la larme à l’œil avec des recettes très simples, très efficaces et pas du tout galvaudées. La Vie de château parle surtout de famille : la famille que l’on n’a plus et qui nous manque (Violette et le deuil de ses parents), la famille qu’on a encore et qui ne nous manque pas (Régis et le vieux contentieux qui l’oppose àson père), la famille qu’on se crée (Violette et Régis, Régis et Olga)…

La Vie de château se déroule dans le Château de Versailles, dans son parc et dans ses communs. C’est un décor enchanté pour la jeune orpheline où elle se perd, au risque d’y croiser le fantôme de Louis XIV – dont vous réussirez sans doute à reconnaître la voix à nulle autre pareille. Quant à celles de Frédéric Pierrot et d’Anne Alvaro, aurez-vous besoin comme moi du générique pour les identifier ?

La bande-annonce

Dossier 137 ★★★★

Stéphanie Bertrand (Léa Drucker) travaille à l’IGPN, la « police des polices » chargée d’enquêter sur les fautes reprochées aux agents de police dans l’exercice de leurs fonctions. Le dossier 137 concerne un tir au flash-ball sur un jeune manifestant venu de Saint-Dizier à Paris participer à une manifestation des Gilets-Jaunes sur les Champs-Elysées en décembre 2018.

Dominik Moll est un réalisateur à la carrière originale. Il fait ses études à l’IDHEC (devenue la Fémis) avec Laurent Cantet et Gilles Marchand auxquels le lie une amitié indéfectible. C’est avec ce dernier qu’il co-écrit Harry, un ami qui vous veut du bien, sélectionné à Cannes et succès surprise de l’été 2000. Il lui vaut le César du meilleur réalisateur l’année suivante. Mais son film suivant, Lemming, est un bide. La carrière de Dominik Moll est au point mort. Il lui faut attendre près de vingt ans pour qu’elle prenne un nouveau départ avec La Nuit du 12 qui obtient en 2023 les Césars mérités du meilleur film et de la meilleure réalisation.

Dominik Moll utilise dans Dossier 137 les mêmes recettes que dans La Nuit du 12. Il part d’un fait « divers », un féminicide ici, une violence policière là, et mène l’enquête.

Comme La Nuit du 12, Dossier 137 est un thriller captivant. Il raconte, sans rien nous épargner de ses lenteurs procédurières, mais en en rendant très alerte la présentation grâce à un montage d’une remarquable fluidité, les étapes d’une enquête policière au long cours. C’est l’occasion d’admirer, comme dans La Nuit du 12, le lent et ingrat travail de la police, la patience et la méticulosité qu’il exige.

Comme La Nuit du 12, et peut-être plus encore que lui, Dossier 137 évoque un fait de société. Le mouvement des Gilets-Jaunes lui sert de toile de fond. Il est dessiné avec une grande finesse, sans sombrer dans la caricature. La victime est en effet originaire de Saint-Dizier et le hasard veut que la commandant de police qui mène l’enquête en soit originaire aussi et qu’elle y retourne régulièrement rendre visite à ses vieux parents qui y habitent encore. Ses allers-retours sont l’occasion, en quelques plans silencieux, de montrer cette « France périphérique » qui se sent déclassée, méprisée et marginalisée.

Les violences policières sont au centre du film. Le sujet est clivant. Certains, à l’extrême gauche du spectre, taguent « ACAB » [ACAB : All Cops are Bastards »], oubliant un peu vite l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. ». D’autres, en réaction, à l’autre extrême, affirment leur « soutien aux FDO » [FDO : Forces de l’ordre]. Pour les premiers, les forces de l’ordre sont l’instrument d’un pouvoir liberticide, usent sans proportion de leur force, au mépris de la liberté d’opinion, de manifestation et d’information. Pour les seconds, les forces de l’ordre sont le rempart fragile d’un ordre menacé dont la patience est poussée à bout par des fauteurs de troubles qui aspirent au chaos et dont les réactions légitimes aux provocations dont ils sont la cible doivent être remises dans leur contexte.

Dossier 137 réussit à rester sur le fil ténu qui risquerait de la faire basculer. Il souligne le rôle nécessaire de la police dans le maintien de l’ordre et de la paix civile. Il glorifie le travail de son inspection chargée de chasser ses moutons noirs, de poser des règles claires et de concourir ainsi à la confiance nécessaire que la police doit inspirer. Mais il montre aussi que certains policiers abusent de leurs pouvoirs, que des syndicats corporatistes les défendent contre toute raison et qu’une hiérarchie trop frileuse les couvre.

Dossier 137 convaincra, je crois, aussi bien les taggeurs ACAB que les abonnés aux pages « je soutiens mes FDO ». Mieux encore, il pourra peut-être les aider à dialoguer et à se comprendre. Et dans notre monde où l’invective se substitue trop souvent au débat, cela n’a pas de prix.

PS : Ma réplique préférée du film : « Si tout le monde pense qu’un autre point de vue que le sien est hostile, comment on tient ensemble ? ». Ma seconde réplique préférée: « Tu connais les faits ? Non ? Alors tais-toi »

La bande-annonce

On vous croit ★★★☆

Alice comparaît à Bruxelles au tribunal de la famille et de la jeunesse. Le père de ses enfants, dont elle est séparée depuis plusieurs années, se plaint qu’Alice ne respecte plus la garde partagée et qu’il n’a plus aucun contact avec ses enfants. Alice le lui a interdit. Elle a de bonnes raisons de l’avoir fait. Son fils, Étienne se replie sur lui-même, refuse d’aller à l’école et présente d’inquiétants symptômes pathologiques. Il souffre d’encoprésie, d’incontinence fécale. Il lui a confié que son père l’avait violé durant un week-end qu’il avait passé chez lui.

On vous croit est un film exceptionnel. Exceptionnel par le sujet qu’il traite : l’inceste. Exceptionnel par la façon dont il le traite : une audition, dans le cabinet d’un juge, filmée quasiment en temps réel. Deux plans l’encadrent. Dans le premier, filmé à la manière des frères Dardenne, on voit Alice, sur le quai d’un tramway se battre avec Étienne pour convaincre son fils récalcitrant de la suivre vers une destination dont on comprendra bientôt qu’il s’agit du tribunal que la mère et les deux enfants ne connaissent que trop bien pour y être déjà allés dans toute une série d’instances, pénales ou civiles, qui les opposent au père. On ne dira rien de la dernière.

Entre les deux donc, une seule scène, dont je comprends qu’elle a été filmée avec trois caméras, dans un bureau étonnamment moderne et blanc – qui contraste avec ceux qu’on a l’habitude de voir dans ce genre de films. Face à la juge comparaissent Alice, le père (dont le prénom ne sera jamais dit me semble-t-il), leurs avocats respectifs et un troisième avocat, désigné par le juge pour représenter les intérêts des enfants. Le but de cette rencontre : statuer sur la requête du père qui réclame le droit de rendre visite à ses enfants et décider, dans leur meilleur intérêt, leur placement auprès de leur mère exclusivement, en garde alternée, ou dans une institution.

Plane au-dessus de cette audience l’ombre portée de la plainte déposée au pénal par Alice contre son ex-mari pour agressions sexuelles sur son fils. Entrent donc en conflit la présomption d’innocence dont peut se prévaloir le père et le principe de précaution, pour lui donner un nom, qui interdit de confier la garde de ses enfants à un père peut-être coupable d’inceste.

C’est cette tension que met en scène le film. Son titre en dit peut-être déjà un peu trop, qui semble trancher le débat. Dire « on vous croit » aux enfants ne signifie pas pour autant que le père soit coupable. Leur dire ‘on vous croit », c’est d’abord ne pas leur dire « vous mentez », c’est d’abord accepter de les entendre et de les comprendre, c’est donner a priori une valeur à leur témoignage.

Dans ce procès, toute notre empathie va vers la mère. C’est elle qu’on croit. C’est son désarroi qu’on partage. Ce sont ses excès qu’on excuse car on imagine volontiers qu’on serait soi-même enclin aux mêmes débordements face à la violence infligée à ses propres enfants, face à leur mal-être bien visible, face à la monstruosité alléguée du père, d’autant plus monstrueux qu’on a pu jadis en être amoureuse et partager son intimité, face à l’inertie de la justice…

L’écueil du film, à la fois éthique et cinématographique, aurait consisté à instruire le procès à charge du père, d’en faire le « méchant » face aux « gentils ». On pourrait me dire que cet écueil n’en est pas un et que le père est incontestablement coupable. Ce serait aller un peu vite en besogne. Le même écueil menace la juge qui s’en sort admirablement bien, menant l’audience avec un calme et une maîtrise dignes d’éloges. J’ai beaucoup aimé que cette scène se termine par un long plan silencieux sur elle, restée seule dans son cabinet, désormais confrontée à la responsabilité de juger cette affaire. Lourde responsabilité qui fera, je l’espère, réfléchir ceux qui sont prompts à critiquer à l’emporte pièce les jugements qu’ils désapprouvent.

La bande-annonce

Deux procureurs ★★★☆

Dans l’URSS stalinienne, à l’acmé de la Grande Terreur stalinienne qui fit plusieurs millions de victimes, les plaintes des détenus n’étaient pas transmises. L’une d’elles parvient toutefois au jeune procureur Kornev (Aleksandr Kuznetsov), fraîchement émoulu de la faculté de droit, qui se présente à la prison où est détenu son auteur. Il parvient de haute lutte, malgré les obstacles dressés par la direction, à s’entretenir avec lui. Kornev décide immédiatement d’aller à Moscou pour rendre compte au Procureur général, Andreï Vychinski, de ce témoignage déchirant.

Né en 1964 en Biélorussie soviétique, installé à Berlin depuis 2011, Sergei Loznitsa s’est fait connaître en 2013 en Occident par un premier film dont l’action se déroulait durant la Seconde Guerre mondiale. La facture de Dans la brume annonçait celle de ses œuvres suivantes : des plans-séquences interminables, une quasi absence de dialogues, une virtuosité intimidante… Les mêmes recettes étaient utilisées l’année suivante dans Maidan, un documentaire sur la chute du président Ianoukovitch durant l’hiver 2014, dans Une femme douce le portrait d’une héroïne dostoïevskienne dans la Russie post-soviétique et dans Donbass, une évocation en treize plans-séquences de cette région ukrainienne annexée par la Russie, qui y bafoue les droits de l’homme et humilie ses citoyens.

Deux procureurs est l’adaptation très fidèle d’une courte nouvelle de Gueorgui Demidov (1908-1979), emprisonné à la Kolyma en Sibérie en septembre 1938. Le film de Loznitsa n’en a pas la concision – il tangente les deux heures – mais il en a l’âpreté. Il a été tourné l’automne dernier en Lettonie dans une ancienne prison désaffectée. Loznitsa aurait pu filmer des montagnes de cadavres ou des cellules grouillantes de vermine ; il préfère montrer de longs couloirs sinistres, des guichets cadenassés et des gardiens patibulaires.

Son héros est un Juste qui se rebelle contre une Justice dévoyée lorsqu’il découvre qu’elle emprisonne et condamne des innocents et leur arrache des aveux. Mais c’est aussi un naïf qui s’imagine que ces excès de pouvoir sont le fait des chefs locaux et que si Moscou en était informé, ces exactions prendraient fin. Quand il se rend au siège de la Prokuratur, il déambule dans les mêmes escaliers interminables et se heurte à la même bureaucratie bornée que celle à laquelle il s’était heurté la veille en province. Son entretien avec Vychinski, un personnage historique tristement célèbre pour ses réquisitoires impitoyables fait froid dans le dos.

En compétition à Cannes, Deux procureurs en est reparti bredouille. Il y aurait mérité un prix.

La bande-annonce

Nouvelle Vague ★★★☆

À la fin des années cinquante, à Paris, quelques jeunes gens bourrés de talent travaillent aux Cahiers de cinéma et rêvent de réaliser leurs premiers films. Le succès des Quatre Cents Coups à Cannes en 1959 les y incite. Parmi eux, Jean-Luc Godard réussit à obtenir un financement d’un producteur, Georges de Beauregard. Il tournera À bout de souffle avec un jeune espoir français, Jean-Paul Belmondo, et une starlette américaine, Jean Seberg, récemment révélée par Preminger.
Le tournage commence à Paris. Les méthodes hétérodoxes de Godard désarçonnent son équipe technique et ses acteurs et ulcèrent Beauregard.

Richard Linklater est décidément un cinéaste étonnant qui, depuis trente ans, loin des modes mainstream, essaie constamment de se remettre en question et de relever de nouveaux défis. Il est l’auteur de la trilogie Before Sunset/ Before Sunrise/ Before Midnight avec le duo Ethan Hawke/ Julie Delpy. Il a surtout réalisé l’un des tout meilleurs films du siècle, Boyhood, qui suit pendant une dizaine d’années, de l’enfance à l’adolescence un jeune garçon élevé par des parents divorcés.

Il relève avec Nouvelle Vague un double pari sacrément culotté : tourner un vrai/faux making of du film le plus iconique de la Nouvelle Vague et retrouver l’esprit pionner de ces jeunes cinéastes iconoclastes.

Le résultat est saisissant d’authenticité. Tourné en noir et blanc et en 4:3, Nouvelle Vague nous replonge dans le Saint-Germain des Prés de Truffaut, Chabrol, Varda et Melville (interprété par Tom Novembre, un des rares noms du casting qui ne compte quasiment que des inconnus), mieux qu’une séance au Champo – qui a droit à son caméo – ne saurait le faire. Je laisse à plus cinéphile que moi le soin de traquer quelques erreurs ; mais, du peu que je connais de la vie et de l’oeuvre de Godard, et du tournage, fameux, d’À bout de souffle, je n’en ai repéré aucune. J’ai au contraire été sensible au soin jaloux avec lequel Linklater reconstitue ce tournage dans les lieux mêmes où il a eu lieu, les acteurs, leur apparence, leur tenue…

Le mieux étant l’ennemi du bien, c’est cette fidélité scrupuleuse qui aurait pu constituer la principale limite du film. L’obsession de la reconstitution aurait pu étouffer tout le reste. Mais Linklater réussit à éviter cet écueil. Si sa reconstitution est ultra-fidèle, elle laisse vivre la folle originalité de Godard, son culot bravache, sa prétention un peu folle de redéfinir la grammaire du cinéma, de le libérer de toutes les contraintes qui l’enserraient. Godard n’a pas trente ans ; mais, avec Truffaut et Chabrol, avec un appétit gargantuesque, il a tout vu pendant ses années aux Cahiers et prétend avoir tout compris du cinéma.

Sous nos yeux, il le réinvente. C’est un pur fantasme de cinéphile devenu réalité.

La bande-annonce

Left-Handed Girl ★★★☆

Une mère célibataire et ses deux filles reviennent s’installer à Taipei. La mère, Shu-Fen, ouvre un stand de nouilles dans une échoppe d’un marché de nuit et tire le diable par la queue pour en payer le loyer, alors que son ex-mari sans ressources se meurt à l’hôpital. Sa fille aînée, I-Ann, est bilang girl dans un magasin qui vend des cigarettes et des noix d’arec. Sa cadette, I-Jing, une charmante gamine de cinq ans, découvre son nouvel environnement avec ravissement. Seule ombre au tableau pour elle : son grand-père s’est fâché en découvrant qu’elle était gauchère.

La bande-annonce de Left-Handed Girl ne m’avait pas inspiré confiance. J’augurais un film puéril filmant à hauteur d’enfant une gamine adorable mais horripilante façon chatons kawai. je me trompais lourdement et ai eu bien raison de passer par-dessus mes préjugés.

C’est que ce film est signé Shih-Ching Tsou, la compagne à la ville de Sean Baker qui a travaillé auprès de lui dans tous ses films depuis vingt ans, Sean Baker étant crédité comme coscénariste, coproducteur et monteur de Left-Handed Girl. On y retrouve tout ce qui faisait le sel des premiers films quasi-documentaires du réalisateur américain, Palme d’or 2024 pour Anora : des plans filmés à l’Iphone au plus près des acteurs et de leur respiration, un soin jaloux apporté aux personnages, à leurs ambiguïtés, à leur milieu, un scénario ciselé (alors qu’il est souvent le laissé-pour-compte de ce cinéma naturaliste, comme on l’a vu récemment par exemple dans Ciudad sin sueño).

Car Left-Handed Girl ne se borne pas à suivre une gamine sautiller joyeusement entre les étals chamarrés du marché de nuit de Taipei. Il raconte aussi une histoire avec un début, un milieu, une fin. Cette histoire nous réserve, lors de la soirée d’anniversaire qui en constitue l’acmé, une sacrée surprise. Mais, dans mon désir de vous mettre l’eau à la bouche, j’en ai déjà trop dit…

La bande-annonce

L’Intérêt d’Adam ★★★☆

Lucy (Léa Drucker) est infirmière en chef dans un service de pédiatrie. Adam, quatre ans, gravement malnutri, y a été hospitalisé. Les droits de visite de sa mère, Rebecca (Anamaria Vartolomei), ont été restreints par une ordonnance judiciaire d’éloignement ; car Rebecca exerçait sur lui semble-t-il une influence toxique. Mais Adam refuse de s’alimenter sans sa mère et Rebecca, unie à son fils par une relation symbiotique refuse de le quitter.

Hasard heureux ou malheureux de la programmation : L’Intérêt d’Adam sort trois semaines à peine après En première ligne, le remarquable film suisse qui suivait sans la lâcher Leonie Benesch dans un hôpital bâlois pendant toute une garde harassante.

Qui aura vu les deux aura spontanément tendance à les hiérarchiser. Pour moi, c’est match nul : je les ai autant aimés l’un que l’autre, plaçant le premier en tête de mes films préférés du mois d’août et le second pas loin du sommet de septembre avec Sirāt et Connemara.

En première ligne est un film transversal : il passe en revue l’ensemble des situations auxquelles une infirmière se trouve confrontée pendant une garde. L’Intérêt d’Adam est un film longitudinal : il s’attache à un patient, même s’il en évoque brièvement – et aurait pu en faire l’économie – quelques autres : la famille congolaise nombreuse et bruyante communiquant mal en français, la mineure musulmane relevant d’un curetage qu’elle ne veut pas que sa mère apprenne…

Quelles sont les causes de la malnutrition et de la sarcopénie dont souffre Adam ? Sa mère en est-elle responsable ? Par quels enchaînements en est-elle arrivée à maltraiter ainsi son enfant ? Souffre-t-elle d’un syndrome de Münchhausen par procuration, voulant à tout prix susciter la compassion pour son fils  au point de provoquer chez lui un état pathologique ? Le film aurait pu, à la façon d’une enquête policière, remonter ce fil-là et chercher les origines de cette situation. Mais il refuse cette facilité pour s’intéresser au temps présent. Il se pose une seule question, en temps réel : comment séparer Rebecca, qui s’y refuse, de son fils ?

On pourrait craindre qu’un scénario si étique ne suffise pas à un film. La réponse est dans sa durée – 1h18 à peine – et dans la qualité de son écriture qui ne réserve ni ventre mou ni temps faible. Comme En première ligneL’Intérêt d’Adam ne laisse à Lucy et aux spectateurs qui ne la lâchent pas d’une semelle aucun répit. Avec elle, on partage le stress quasiment irrespirable de cette longue course folle.

En sortant du film, une amie espiègle me disait que son meilleur interprète était la barrette à cheveux de Lucy, filmée de dos dans les longs couloirs du service. C’est faire peu de cas des deux actrices qui portent le film à bout de bras et qui sont venues le présenter dimanche soir à l’avant-première à laquelle j’ai eu le privilège d’assister. Léa Drucker y est aussi impressionnante que dans Dossier 137 dont je dirai à sa sortie le 19 novembre le bien immense que j’en pense. Elle réussit à être en même temps impériale – on ne résiste pas à ses commandements – et empathique. Anamaria Vartolomei, la peau grasse, le cheveu filasse, a un rôle ingrat qu’elle interprète avec une brûlante incandescence.

Après En première ligne, après L’Intérêt d’Adam, je ne me précipiterai pas pour voir un autre film sur l’hôpital. Mais je suis profondément heureux d’avoir vu ces deux-là.

La bande-annonce

Connemara ★★★☆

Hélène (Mélanie Thierry) est au mitan de sa vie. Son couple bat de l’aile ; son travail dans une société de conseil parisienne la lessive. Avant de s’effondrer, elle décide de retourner vivre à Épinal, où elle a grandi. Elle y retrouve Christophe Marchal (Bastien Bouillon), un ancien ami de lycée, ex-star de l’équipe de hockey locale.

Après Leurs enfants après eux, prix Goncourt 2018, Nicolas Mathieu, soudainement promu au rang d’écrivain à succès, écrit quatre ans plus tard Connemara. Les réactions sont tièdes voire hostiles.
Leurs enfants après eux a été adapté à l’écran l’an passé. L’accueil n’a pas été très bon. Je lui ai reproché son écriture trop lâche qui voulait à tout prix faire rentrer un livre touffu dans un film, fût-il de deux heures vingt.

J’ai préféré, comme beaucoup, le Goncourt au roman suivant de Nicolas Mathieu. Mais s’agissant de leurs adaptations cinématographiques, mon classement est inverse. J’ai préféré Connemara à Leurs enfants après eux. À cela deux raisons.

La première tient à la qualité de la mise en scène. Homme orchestre, Alex Lutz est aussi bon devant la caméra (son interprétation sauve du naufrage le très mauvais Fils de) que derrière. Pour mélanger les temporalités d’Hélène, son présent quadragénaire et son passé adolescent vingt ans plus tôt, pour rendre compte aussi du chaos qu’est devenue sa vie, Connemara adopte un montage très rapide, multiplie les flash-back, désaccorde le son et l’image, l’image d’un plan mordant sur le son du plan suivant. Ainsi formulé, le procédé peut sembler bien indigeste ; mais le résultat très fluide, quoiqu’à la longue un peu répétitif, est efficace.

La seconde est l’interprétation. J’ai déjà avoué, subjectivement, l’horripilation que suscite en moi le jeune Paul Kircher, tête d’affiche de Leurs enfants après eux. Je crois avoir aussi dit mon engouement à la fois pour Mélanie Thierry et pour Bastien Boillon. Ils sont tous les deux parfaits dans le rôle. L’ironie de la programmation est que Bastien Boillon vient de jouer quasiment le même rôle dans  Partir un jour qui a fait l’ouverture du festival de Cannes. Ce qui est plus ironique encore est qu’il y partageait l’affiche avec Juliette Armanet qui déclencha une petite polémique en août 2024 en critiquant en des termes peu amènes la chanson de Michel Sardou Les Lacs du Connemara.

Cette chanson joue un rôle bien particulier dans le livre au point d’en avoir inspiré le titre. On l’entend à la fois dans les fins de soirée à HEC et dans les mariages de la « France périphérique » comme celui (attention spoiler) qui clôt le film. Elle constitue donc à la fois un patrimoine commun et un marqueur social.

Connemara était un livre de quatre cents pages qui creusait la question sociale : la fracture entre la France d’en haut, celle des sociétés de conseil parisiennes, et celle d’en bas, celle des hockeyeurs vosgiens amateurs et des banquets de mariage trop arrosés. Le film qu’Alex Lutz en a tiré est moins politique. Il se focalise sur Hélène et sur sa midlife crisis, son ras-le-bol d’une vie parisienne dont elle ne supporte plus le rythme frénétique, son aspiration à une vie plus simple, son retour nostalgique dans la ville de son enfance, son attirance pour celui qui, vingt ans plus tôt, faisait battre le cœur de toutes les lycéennes et qu’elle, la forte en thème recluse dans ses bouquins, n’avait pas eu le courage d’aborder… Il prend le parti du romantisme, filmant dans des clairs-obscurs david-hamiltoniens les corps dénudés des amants qui s’accorchent l’un à l’autre pour s’empêcher de tomber.

La bande-annonce

Sirāt ★★★☆

Une rave se déroule au milieu du désert marocain. Un homme (Sergi Lopez) se faufile au milieu des participants, à la recherche de sa fille, disparue quelques semaines plus tôt. Son fils l’accompagne. Lorsque la rave est interrompue par la police, Luis et son fils suivent une bande de ravers et leurs deux camping-cars qui traversent le désert pour rejoindre le lieu de leur prochaine teuf.

Sirāt nous vient de Cannes avec une réputation écrasante. Il y a remporté le Prix du jury et y a raté d’un cheveu, dit-on, la Palme d’or décernée au film iranien de Jafar Panahi, actualité politique oblige.

Son sujet est diablement original. Sirāt commence comme un documentaire musical sur une rave party filmée au milieu du désert. Un petit film français passé inaperçu s’y était essayé l’an dernier, After d’Anthony Lapia. Gaspar Noé l’avait fait également dans Climax. Oliver Laxe, qui connaît bien son sujet, y réussit très bien filmant les corps en transe des raveurs (le raveur rêve-t-il ?!) qui s’abandonnent au rythme pulsatile de la musique techno.

Mais le documentaire musical façon Woodstock prend au bout d’une demi-heure une autre direction en se focalisant sur Esteban, son fils et la bande de teufeurs qui traversent le désert en caravane vers le sud. Les paysages sont majestueux et rappellent ceux de Cent mille dollars au soleil. Les allusions cinématographiques sont d’ailleurs (trop ?) nombreuses, la troupe bohème à laquelle Esteban s’est agrégé évoquant, elle, les monstres de Freaks.

Le film menace de s’enliser dans les sables du désert et dans la pesante métaphore métaphysique que son titre ésotérique appelle (le Sirāt est dans l’Islam un pont sur l’enfer qui mène au paradis). Mais il est sauvé par deux scènes scotchantes. La première est aussi inattendue que brutale. Rien dans le scénario ne la laissait escompter. Elle leste le film d’une gravité qu’il ne parvenait pas à atteindre jusque là. La seconde est au contraire beaucoup plus longue. Elle place les personnages, et les spectateurs avec eux, au cœur d’un suspens irrespirable. Elle a vocation à devenir anthologique. À elle seule elle donne au film une valeur qu’il n’aurait pas eue sinon.

La bande-annonce

Slow ★★★☆

Elena, la trentaine, danseuse contemporaine, rencontre , à l’occasion d’un cours qu’elle donne à un groupe de  jeunes malentendants, Dovydas, interprète en langue des signes. Entre lui et elle, le courant passe et la séduction opère. Mais leur romance se heurte à la brutale confession de Dovydas : il est asexuel. Dovydas a beau aimer Elena, il n’a aucun désir sexuel pour elle. Elena doit avec lui inventer la grammaire d’une relation pour elle inédite, où l’amour et le désir ne se conjuguent pas nécessairement.

Slow s’empare d’un sujet à la mode, dont certaines revues grand public ont déjà fait leur une aguicheuse : l’asexualité. Soit, à rebours de la norme hétérosexuelle (encore ?) majoritaire, l’une des formes de sexualité alternatives, le A de LGBTQIA. À ce titre, Slow avait parfaitement sa place à la 30ème édition du Festival du film LGBTQIA &+++ de Paris
Chéries-Chéris en novembre dernier où il était projeté en avant-première.

À ma connaissance, le sujet n’avait pas encore été traité au cinéma et la jeune réalisatrice lituanienne Marija Kavtaradze a eu un sacré flair en s’en emparant. Elle le fait en inversant les rôles : c’est la femme ici qui est en demande sexuelle et c’est l’homme qui, à l’opposé des schémas patriarcaux, la réfrène.

Tourné à Hollywood, le film aurait raconté le lent apprivoisement de Dovydas par Lena, parsemé de quelques rebondissements, jusqu’à sa finale conversion à la norme hétérosexuelle scellée par un mariage en blanc devant leurs familles et leurs amis aussi soulagés qu’heureux. Slow a le bon goût et l’intelligence de nous éviter tous ces poncifs, jusqu’à son dénouement inattendu que je n’ai pas le droit de révéler. Pour un film sur l’asexualité, c’est un film étonnamment sexuel où l’on voit longtemps et souvent les deux amants couchés ensemble sans coucher ensemble. Ces scènes-là – qui, l’air de rien, interrogent les stéréotypes des scènes d’amour au cinéma – sont d’une étonnante sensualité.

Slow nous vient de Lituanie, un petit pays mal connu dont la production cinématographique est pourtant riche : Arūnas Žebriūnas, Šarūnas Bartas… La langue qu’on y entend y est délicieusement exotique, comme les prénoms des personnages (Dovydas !). Les deux acteurs sont remarquables : Greta Grineviciute, qui n’a pas les canons de la danseuse classique, explose de sensualité et Kęstutis Cicėnas est d’autant plus désirable qu’il se refuse.

La bande-annonce