Ricordi ? ★★★☆

Elle (Linda Caridi brindille gracile) et Lui (Luca Marinelli grands yeux tristes), dont les prénoms ne seront jamais prononcés, se sont rencontrés un soir de fête sur une île méditerranéenne. Le coup de foudre fut immédiat. Les deux amoureux s’installent dans l’appartement où Lui a passé une enfance douloureuse.
Mais des tensions bientôt se font jour. Lui est trop triste ; Elle est trop gaie. Leurs différences semblent irréductibles.

C’est l’histoire d’un couple façon puzzle. Une narration diffractée. Le procédé n’est pas nouveau. Lawrence Durrell, dans l’avant-propos du Quatuor d’Alexandrie lançait déjà « un défi à la forme sérielle du roman conventionnel » pour raconter les amours contrariées de Justine et Darley.
Au cinéma, on ne compte plus les histoires d’amour déconstruites : Eternal Sunshine of a Spottless Mind, (500) jours ensemble, 5×2

Le procédé est casse-gueule : on perd vite le spectateur à force de jouer avec le fil du temps. Ricordi ? évite cet écueil de justesse : il faut un certain temps pour s’y retrouver, au point de se dire qu’un second visionnage ne serait pas inutile. Le montage est d’une virtuosité qui frise l’esbroufe. Mais, comme dans les puzzles les plus difficiles, les pièces finissent par s’agencer pour la plus grande joie des joueurs. L’entrelacs touffu de flash-back et de flash-forward qui constitue la trame de Ricordi ? loin d’égarer le spectateur donne au récit, somme toute banal, d’une passion amoureuse tout son intérêt.

Mais Ricordi ? ne se borne pas à distordre la chronologie pas plus qu’il ne se réduit à son seul procédé. Comme son sous-titre l’annonce, c’est un film sur les souvenirs. Pourquoi garde-t-on de bons souvenirs ? Pourquoi la réalité est-elle plus belle passée au tamis de la nostalgie ? Parce que nos souvenirs l’embellissent ? Ou bien parce qu’elle était intrinsèquement belle mais que nous ne l’avions pas réalisé au moment de la vivre ?

Pour explorer les deux versants de la question, Ricordi ? montre les souvenirs subjectifs de chacun des deux membres du couple. Ses souvenirs à Lui, dans des coloris bleus gris, sont plus tristes ; ses souvenirs à Elle, dans des coloris marron rouges sont plus gais. Ainsi présenté, le procédé pourrait sembler simpliste. Il ne l’est pas. Les lumières et le montage sont autrement subtils qui, sans jamais nous perdre, jouent sur les temporalités et les points de vue.

On me demande souvent pourquoi je vois un film par jour, au risque d’en être déçu. Ricordi ? est une réponse. Sorti au cœur de l’été, sans publicité, ce film anonyme, au sujet sans éclat, que ne précédait aucune critique élogieuse, que ne portait aucun bouche à oreille, est un film aussi intelligent que sensible. Une lumineuse surprise. Un cadeau de cinéma.

La bande-annonce

Parasite ★★★☆

Appelons cela le jeu des deux familles. Il se joue à huit cartes. D’un côté, les Kim. Ils sont quatre : le père, la mère, le fils et la fille. Ils sont pauvres, vivent dans un sous-sol insalubre et mal aéré. Affreux, sales, mais pas méchants pour paraphraser Ettore Scola. De l’autre, les Park. Ils sont quatre eux aussi. Mais, à la différence des Kim, ils vivent eux dans un luxe insolent. Ils habitent une villa paradisiaque dans les hauteurs de Séoul, assistés par une abondante domesticité. Monsieur travaille, Madame, pas très maline, tue le temps en s’inquiétant pour l’éducation de ses enfants. Loin d’Ettore Scola, plus proche de Claude Chabrol.
Le jeune Kim s’y fait recruter comme répétiteur d’anglais de la fille Park. Suivent sa sœur, embauchée comme art-thérapeute du cadet, puis son père comme chauffeur et enfin sa mère comme gouvernante.
Tout irait pour le mieux dans la meilleure des arnaques si n’apparaissaient de(ux) nouveaux joueurs.

Les Palmes d’or se suivent et se ressemblent – un peu. L’an passé, le japonais Hirokazu Kore-Eda l’emportait en mettant en scène une famille sympathique de va-nu-pieds, tire-au-flanc, profiteurs débonnaires de l’assistanat social. Cette année, le coréen Bong Joon-ho met en scène une famille similaire.
Mais les ressemblances s’arrêtent là. Une affaire de famille tirait le lait de la tendresse humaine ; Parasite traite de la fracture sociale.

Tout est parfait dans Parasite. À commencer par son titre (vous aurez noté le singulier) qu’il est difficile de disséquer sans révéler les rebondissements de l’intrigue.
On va répétant que Parasite marie intelligemment tous les genres. Et on a raison.
Il s’agit d’abord d’une aimable comédie sociale. On y voit comment les Kim réussissent lentement à berner les Park pour s’incruster chez eux. C’est intelligemment amené, un poil trop long et un chouïa prévisible. Mais ne boudons pas notre plaisir : on est dans la très bonne comédie sociale, drôle, grinçante et bien huilée.
Puis, sans qu’on s’y attende, la farce tourne au drame. Le temps s’accélère. Si la première partie du film s’étire sur plusieurs semaines (mois ?) la seconde se condensera en vingt-quatre heures. On n’est plus chez Ettore Scola mais chez Park Chan-wook, le réalisateur volontiers gore de Old Boy et Lady Vengeance. Parasite est d’ailleurs interdit aux moins de quinze ans en Corée du Sud. Cache-cache vaudevillesque, inondation diluvienne, barbecue sanguinaire, cette seconde partie est riche en retournements de situation.

Tout est parfait disé-je. Oui.
La stratification sociale vue de Corée est autrement plus mordante que vue de France. S’il n’y était question de cave ou de grenier, on n’oserait rapprocher Les Femmes du sixième étage et Parasite tant la comparaison ridiculiserait le cinéma français.

Mais Parasite souffre d’un défaut rédhibitoire. Cette mécanique trop bien huilée ne m’a pas touché, ne m’a pas ému. Certes, je me suis identifié à la famille Kim. Je me suis attaché à elle – avec une rougissante préférence pour la fille, aussi jolie que déterminée. Je me suis réjouis de voir la roublardise des Kim se jouer de l’arrogance des Park avant de m’affliger de leur sort. Mais pour autant, à aucun moment je n’ai vibré.

Parasite a-t-il mérité sa palme d’Or ? Assurément.
Est-ce pour autant le meilleur film de l’année ? Non

La bande-annonce

Lourdes ★★★☆

Chaque année, Lourdes, où la Vierge Marie apparut en 1858 à Bernadette Soubirous, accueille quelque six millions de pèlerins dont environ 60.000 malades ou invalides.
Les documentaristes Thierry Demaizière et Alban Teurlai en ont filmé quelques uns.

Les apparitions mariales de 1858 et la ferveur qu’elles ont suscitée ont très tôt inspiré la littérature et le cinéma. Deux courants s’opposent : le premier est critique, le second au contraire est volontiers hagiographique. Au premier appartient le roman rationaliste de Emile Zola, écrit dès 1891 dans la série des Trois Villes (Paris, Rome, Lourdes) ou la satire grinçante de Jean-Pierre Mocky, Le Miraculé (1987) racontant le pèlerinage d’un faux handicapé (Jean Poiret), poursuivi par un assureur (Michel Serrault) qui entend révéler la supercherie de l’usurpateur. Au second appartiennent les nombreux biopics consacrés à sainte Bernadette : celui de Jean Delannoy est sans doute le plus kitsch – je l’avais vu à sa sortie dans une salle toulonnaise fermée depuis  longtemps.

Il y a une dizaine d’années, la réalisatrice autrichienne Jessica Hausner avait consacré une fiction injustement méconnue au pèlerinage avec Sylvie Testud, Léa Seydoux et Bruno Todeschini dans les rôles principaux. Un prêtre y racontait une blague qui me fait toujours rire. C’est l’histoire de la Sainte famille qui discute de ses prochaines vacances : « Si on allait à Jérusalem ? » dit le Père « Ah non répond le fils, je n’y ai pas que de bons souvenirs ». « Lourdes ? propose-t-il. « Oh oui répond la mère ! Je n’y suis jamais allée ».

Mais venons en au documentaire de Demaizière et Teurlai qui avaient consacré, dans un registre radicalement différent, leurs précédentes réalisations à Benjamin Millepied et à Rocco Siffredi.

Il y a avait bien des façons de documenter Lourdes.
Par l’histoire : en racontant la vie de Bernadette.
Par la sociologie : en étudiant les pèlerins qui s’y pressent.
Par l’économie : en dénonçant le mercantilisme régnant autour du pèlerinage.

Demaizière & Teurlai adoptent un parti pris beaucoup plus subjectif. Ils choisissent un échantillon de pèlerins particulièrement significatif venus chercher à Lourdes sinon un miracle du moins une réponse. Il s’agit d’une part de grands malades : un homme lourdement paralysé depuis plus de vingt ans que sa mère continue à entourer de ses soins attentifs, un autre progressivement emmuré par la maladie de Charcot, un officier supérieur du SID dont le plus jeune fils, âgé de deux ans seulement, est condamné à terme par une maladie orpheline. Il s’agit d’autre part d’individus marginaux : un vieux travesti qui se prostitue au Bois de Boulogne, une bande de Gitans…

Tous ces pèlerins sont filmés au cours des différentes étapes qui ponctuent leur séjour à Lourdes : le pèlerinage à la grotte de Massabielle, la messe dans la basilique enterrée Saint-Pie-X, le bain dans la piscine miraculeuse…  On nous montre aussi la foule de bénévoles de toutes obédiences qui se déploient pour faciliter leur accueil. Mais c’est moins décrire cette organisation qui intéresse les réalisateurs que nous faire pénétrer dans l’intimité de ces pèlerins. Il ne s’agit pas de faire leur psychologie, de déterminer leurs motivations, encore moins d’en faire la critique, mais simplement de les donner à voir.

Bien sûr, on pourrait leur reprocher un excès de pathos, un manque de distance. Bien sûr, celui qui croyait au Ciel et celui qui n’y croyait pas ne ressentiront pas ce témoignage baigné de religiosité de la même façon. Et celui même qui y croyait pourrait avoir des réserves sur la débauche de superstitions qui entoure le pèlerinage de Lourdes. Mais tous communieront dans l’émotion poignante que fait naître ce concentré déchirant d’humanité.

La bande-annonce

La Lutte des classes ★★★☆

Sofia et Paul sont de gauche. Résolument. Lui est un vieux punk anarchiste, batteur dans un groupe dont la célébrité se résume à un clip sobrement intitulé « J’encule le pape ». Elle est une jeune beurette de banlieue qui, à force de travail, est parvenue à intégrer un brillant cabinet parisien d’avocats.
Sofia et Paul ont acheté une petite maison avec jardin à Bagnolet de l’autre côté du périphérique. Ils y ont scolarisé à l’école publique Jean-Jaurès leur fils Corentin. Mais les années passant, la qualité de l’enseignement à l’école publique se détériore conduisant les parents des camarades de Corentin à les transférer à l’école privée Saint-Benoît. Sofia et Paul sont confrontés à un dilemme : la fidélité à leurs convictions politiques ou l’éducation de leur enfant ?

De film en film, Michel Leclerc et sa co-scénariste Baya Kasmi se sont fait une spécialité de creuser les contradictions de la gauche. Avec autant d’intelligence que de tendresse. Sans une once de cynisme. On se souvient de l’éclatant succès de Le Nom des gens, César 2011 du meilleur scénario et de la meilleure actrice pour Sara Forestier. La Lutte des classes reproduit la même recette. Malheureusement le succès public n’est pas au rendez-vous. Car peut-être le pitch du film n’a pas su exciter la curiosité au delà de la question simple qu’il semblait poser : Jean-Jaurès ou Saint-Benoît ?

Il y a pourtant beaucoup d’intelligence dans La Lutte des classes. À commencer par son titre. Le film ne se réduit pas à interroger le choix des parents de l’établissement scolaire de leur enfant. Un choix qui, au demeurant, se tranche facilement : connaissez-vous une famille qui, au nom de ses convictions politiques, a sciemment choisi de sacrifier la scolarité de ses enfants ?

Comme il l’avait fait dans Le Nom des gens ou dans Télé gaucho, Michel Leclerc interroge le vivre-ensemble, la mixité sociale et les limites plus ou moins fondées qu’on y met, la laïcité, la liberté individuelle, la vie de couple. La barque pourrait sembler bien chargée. Elle ne l’est pas grâce à un scénario très fluide qui n’est ni moralisateur ni simpliste. Si des questions graves sont traitées, le parti systématique est d’en rire sans vulgarité. Les personnages sont toujours justes, qui ne se réduisent jamais à leur caricature, à commencer par Édouard Baer – que je trouve parfois horripilant mais qui ne l’est pas ici – et par Leïla Bekhti qui confirme, huit ans après son César du meilleur espoir féminin, qu’elle fait désormais partie de la cour des grand.e.s

Pourquoi le public français plébiscite-t-il Qu’est ce qu’on a [encore] fait au Bon Dieu, pas drôle et vulgaire, et boude-t-il La Lutte des classes ?

La bande-annonce

El Reino ★★★☆

Manuel Lopez Vidal (Antonio de la Torre) est un politicien professionnel. Il est le dauphin du président du conseil régional, un cacique vieillissant dont la succession lui est promise. Pour occuper les fonctions qu’il occupe, Manuel Lopez Vidal participe depuis toujours à un système de corruption généralisé : marchés publics faussés, fraude aux subventions européennes…
Mais la mécanique se dérègle lorsque la Justice met le nez dans les affaires du Parti. Un élu, Paco Castillo, est arrêté. Manuel Lopez Vidal sera le suivant. Ses amis le lâchent les uns après les autres. Mais si Manuel Lopez Vidal doit tomber, il entend entraîner ses collègues dans sa chute.

El Reino a triomphé aux derniers Goya, les César espagnols, raflant notamment ceux du meilleur réalisateur, du meilleur acteur, de la meilleur musique. Il mérite largement ces lauriers. C’est un film haletant qui culmine dans un épilogue à couper le souffle. Que celui ou celle qui n’aura pas été scotché à son fauteuil par la dernière demie-heure me le dise : je lui rembourserai sa place.

Qu’on ne se méprenne pas : El Reino n’est pas un film sur la corruption, comment on y glisse, quel dilemme moral on doit trancher pour en sortir. Manuel Lopez Vidal est un héros dépourvu d’ambiguïté. Il est corrompu par nécessité, sans en tirer ni honte ni fierté. D’ailleurs on ne s’appesantit guère sur les faits qui lui sont reprochés, pas plus qu’on ne met en cause son évidente culpabilité. Là n’est pas l’enjeu du film.

El Reino est plutôt un survival movie qui ne quitte pas d’une semelle un homme traqué. Pour se sauver, il essaie de rassembler les preuves de l’existence d’un système de corruption généralisé qui lui permettront d’acheter son impunité. Mais chacune de ces tentatives échoue, qu’il copie des fichiers compromettants sur des clés USB découvertes par la police ou obtienne avec un micro caché les confessions désopilantes d’un acolyte. J’en ai déjà trop dit sur les rebondissements qui ponctuent El Reino. Je ne dévoilerai pas cette dernière demie heure qui m’a bluffé ni la logomachie sur laquelle le film se conclut magistralement.

La bande-annonce

Free Solo ★★★☆

L’escalade en solo intégral (« free solo ») est une technique d’alpinisme dans laquelle le grimpeur n’utilise aucune technique d’assurance.
Né en 1985, Axel Honnold est un des grimpeurs professionnels les plus célèbres au monde. Il a gravi en solo intégral plusieurs voies parmi les plus dangereuses au monde.
En 2017, il s’attaque à El Capitan dans le parc de Yosemite, une paroi verticale de neuf cent mètres de haut.
Jimmy Chin, un grimpeur professionnel lui aussi, le réalisateur de Meru, un documentaire Netflix, l’a filmé. Oscar 2019 du meilleur documentaire, diffusé sur National Geographic, il est inédit en salles.

Free Solo raconte une ascension époustouflante. Il le fait avec des images à couper le souffle. On imagine qu’elles ont été tournées par des drones avant d’apprendre qu’ils sont interdits dans le parc national de Yosemite. Ces images vertigineuses ont été tournées soit par des professionnels encordés, soit par des mini-caméras disséminées tout le long du parcours, soit par un hélicoptère à très haute altitude avec un zoom surpuissant.

Mais Free Solo n’est pas seulement l’histoire d’une ascension. C’est aussi le portrait d’un homme étonnant. Axel Honnold ne paie pas de mine. Il n’a pas la carrure d’un surhomme ou la musculature d’un bodybuilder. Sec comme une trique, il n’a pas non plus une technique qui défie les lois de la gravité, comme Patrick Edlinger, la star des années quatre vingts qui se suspendait aux parois verticales des calanques de Cassis par l’auriculaire.

Axel Honnold n’en est pas moins un homme hors du commun dont les ascensions trompe-la-mort nous laissent le souffle court et les mains moites. Un scanner révèle un complexe amygdalien original qui inhibe le circuit de la peur. Des tests de QI signalent une intelligence hors du commun qui lui permet une analyse fine du risque.
Le père d’Axel Honnold était, selon sa mère, affecté du syndrome d’Asperger. Axel lui-même était enfant d’une grande timidité. C’est cette timidité d’ailleurs qui l’a poussé très jeune vers la pratique solitaire de l’escalade.

La caméra, qui se fait indiscrète sans jamais être impudique, suit Axel dans sa vie quotidienne. Elle nous fait vivre au jour le jour sa vie de couple avec la charmante Sanni McCandless, une Californienne aussi belle que saine. Le couple est attendrissant : Axel est tout entier tendu vers la pratique de son art. Sanni l’adore et l’appuie. Mais cet amour le déconcentre autant qu’il l’épanouit.

On comprend à la fin de ce documentaire enthousiasmant que Axel Honnold aura révélé deux défis : la montagne et l’Autre.

La bande-annonce

Grâce à Dieu ★★★☆

Alors qu’il était jeune scout, Alexandre (Melvil Poupaud) a été victime d’attouchements du père Preynat (Bernard Verley). En 2014, marié, père de famille nombreuse, catholique fervent, il découvre que son ancien aumônier officie toujours au contact des enfants. Bouleversé il contacte l’évêque de Lyon, le cardinal Barbarin (François Marthouret). C’est moins le pardon du curé qu’il attend que des sanctions de sa hiérarchie. Mais ses efforts restent vains. Si l’Église écoute son témoignage et lui manifeste sa compassion, si le père Preynat reconnaît les faits sans remettre en cause la parole d’Alexandre, aucune mesure n’est prise pour briser la loi du silence.
Bien que sachant les faits, qui remontent à plus de vingt ans, prescrits, Alexandre dépose plainte. Une enquête est diligentée par le capitaine Courteau (Frédéric Pierrot). Elle permet de retrouver plusieurs victimes du père Preynat parmi lesquels Denis (François Debord) devenu un athé militant, Emmanuel (Swann Arlaud) dont la vie porte les traces indélébiles de ce traumatisme et Emmanuel (Éric Caravaca) un chirurgien qui prend l’initiative de créer une association pour libérer la parole des victimes et médiatiser l’affaire.
Grâce à Dieu raconte leur combat.

La pédophilie dans l’Eglise est un sujet grave. Il fait la une de l’actualité. Il provoque dans l’opinion publique une réprobation unanime. On comprend l’utilité et l’opportunité pour le cinéma de s’en saisir – quelques mois après la sortie des Chatouilles.

Mais on ressent simultanément une triple gêne. Pourquoi recourir à la fiction plutôt qu’au documentaire ? Pourquoi pointer les culpabilités au mépris de la présomption d’innocence sans attendre que la Justice ait fait son office ? Et pourquoi Ozon ? Pourquoi l’enfant terrible du cinéma français dont l’œuvre se caractérise par son ironie acerbe et son réalisme fantastique s’est il lancé dans cette entreprise qui fleure bon les films de commande pour Dossiers de l’écran ?

Ces réserves sont substantielles. Mais force est de reconnaître qu’il s’agissait d’a priori suscités à la fois par le sujet du film, par sa bande annonce et par le tohu bohu judiciaire qui a accompagné sa sortie – les référés déposés par les avocats du père Preynat et de Régine Maire et leur rejet par la justice à la veille de la sortie du film lui offrant une publicité inespérée dans une semaine pourtant bien chargée (Le Chant du loup, La Chute de l’empire américain…).

Dès ses premières minutes, Grâce à Dieu nous saisit. La mise en scène de François Ozon, d’une incroyable fluidité, réussit à rendre passionnant des échanges d’emails lus en voix off. Le film se concentre sur Alexandre, remarquablement interprété par Melvil Poupaud, et sa blonde épouse (impeccable Aurélia Petit). On le quitte à regret pour les autres victimes de Preynat : François, Emmanuel, Gilles… La construction du film se dévoile : consacrer à chacun des personnages un long temps d’exposition. Le procédé aurait pu être pachydermique ; et pourtant il fonctionne.

Grâce à Dieu aurait pu verser dans le manichéisme ou le voyeurisme. Il aurait pu opposer des prêtres corrompus à des enfants brisés, une Église campée dans ses traditions contre une société civile courageuse. Il évite ces écueils. Grâce à Dieu n’est pas un film antireligieux. Il ne stigmatise ni le cardinal Barbarin, dont la compassion pour Alexandre est sincère, ni même le père Preynat qui reconnaît lucidement les faits. Grâce à Dieu rend compte sobrement de la démarche des victimes : ni vendetta contre un homme, ni lutte idéologique contre une institution mais une exigence de vérité et de justice – en résonance avec le combat des victimes du franquisme raconté par Le Silence des autres. Ours d’argent au festival de Berlin, Grâce à Dieu réussit à traiter sereinement un sujet propice à toutes les dérives.

La bande-annonce

Le Chant du loup ★★★☆

Chanteraide (François Civil) est analyste en guerre accoustique. À bord d’un sous-marin, sans hublot ni caméra, il est « oreille d’or » chargé d’identifier par les seuls bruits qu’elles émettent les menaces et les cibles.
Au large de la Syrie, dans une mission à haut risque de récupération de nageurs de combats, Chanteraide, embarqué à bord du Titane, un sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) commet une erreur de classification qui manque bien tuer l’ensemble de l’équipage sauvé par la bravoure de son commandant (Reda Kateb).
Rappelé à Brest, Chanteraide réussit non sans mal à identifier la trace accoustique qui l’avait égaré.
Mais la situation géopolitique se tend. La Russie se fait de plus en plus menaçante. Agissant sur ordre de l’Elysée, l’amiral commandant la force océanique stratégique (Mathieu Kassovitz) ordonne l’appareillage de L’Effroyable, un des quatre sous-marins nucléaires lanceurs d’engin.

Quasiment aucun film de sous marin n’a été tourné en France. Si la référence absolue est allemande (Das Boot, 1983), le genre est presqu’exclusivement hollywoodien : À la poursuite d’Octobre rougeUSS AlabamaK-19 : le piège des profondeurs (signé par Kathryn Bigelow avant qu’elle reçoive une pluie d’Oscars pour Démineurs et Zero Dark Thirty) ou le plus récent Kursk.

Non sans panache, le nouveau venu Antonin Baudry – qui tira de son passage au cabinet de Dominique de Villepin le desopilant Quai d’Orsay – relève le défi grâce à la confiance de Jérôme Seydoux. Il a le culot de confier le premier rôle à un quasi inconnu (François Civil remarqué dans le très oubliable Burn out) et de l’entourer d’une palette de stars : Omar Sy, Reda Kateb (dont la présence aux commandes d’un SNLE et d’un SNA démontrent au passage que la Marine nationale n’est pas raciste) et Mathieu Kassovitz (qui semble tout droit sorti d’un épisode du Bureau des Légendes).

Le Chant du loup – qui tire son titre du bruit émis par le sonar ennemi – est tout entier tendu vers l’action. Il comporte ni plus ni moins deux scènes entre lesquelles s’intercalent une escale à terre et une inutile histoire d’amour entre Chanteraide et une jolie libraire.

Le scénario a son lot de rebondissements peu crédibles. Sa clé se dévoile au milieu du film en deux phrases. Mais ces défauts n’entament pas le plaisir que l’on prend à cette plongée immersive dans l’atmosphère confinée de ces deux sous-marins. Les hommes – car le scénario n’a pas intégré la récente féminisation des equipages des SNLE – y vivent dans une exiguïté qui encourage la camaraderie mais y respectent une stricte hiérarchie. Ils mettent en œuvre des procédures éprouvées. Pré-apocalyptique et hyper-réaliste à la fois, Le Chant du loup est un pari réussi.

La bande-annonce

La Favorite ★★★☆

Anne (Olivia Colman) est reine d’Angleterre dans les premières années du dix-huitième siècle. Malade de la goutte, cyclothymique, gloutonne, elle ne prête guère d’attention aux affaires du royaume, notamment à la guerre qui fait rage avec la France, et en a délégué la charge à sa favorite, Lady Sarah (Rachel Weisz).
Cousine de Lady Sarah, Abigail Hill (Emma Stone) a été réduite par les revers de fortune de son père à s’employer comme servante à la Cour. Mais grâce à une concoction d’herbes qu’elle prépare pour apaiser la goutte de la reine, la jeune femme entrevoit la possibilité de s’attirer ses grâces et de retrouver son rang.

La Favorite déboule sur nos écrans précédé d’une flatteuse réputation. La critique l’encense – à l’exception de Libération (« un barbouillis d’images qui s’affaissent sous leur propre poids ») et des Inrocks (« Prostré derrière sa malice dont il se gargarise grassement, [le cinéma de Lánthimos] semble condamné à rester éternellement englué dans l’admiration de son propre génie »), qui prennent méchamment le contrepied de leurs confrères . Le film a raflé une moisson de récompenses à la Mostra de Venise et aux Golden Globes en attendant sa probable consécration aux Oscars dans quinze jours.

Yórgos Lánthimos est un jeune réalisateur grec surdoué qui, à l’instar d’un Alfonso Cuarón, d’un Denis Villeneuve ou d’un Alejandro Iñárritu, après avoir fait ses premières armes dans son pays (Canine en 2009, Alps en 2011), a tapé dans l’œil des studios hollywoodiens (The Lobster en 2015, Mise à mort du cerf sacré en 2017). Dès les premières images, on reconnaît sa patte. L’image est particulièrement soignée, qui nous plonge dans le même état de confusion que la reine malade : longs travelings, très larges objectifs, effets « fish-eye » refus du champ-contrechamp rapetissent les personnages, les isolent dans des espaces immenses, tordent les lignes droites. La bande son est tout aussi intrigante, mélange de musique baroque et sérielle.

La Favorite est un titre singulier pour un film pluriel. Il met en scène trois femmes : une reine et deux favorites. Des trois actrices, il est difficile de distinguer la meilleur. Qu’Olivia Colman soit en lice pour l’oscar du meilleur rôle et les deux autres pour celui du meilleur second rôle n’a guère de sens. Bien entendu, c’est pour Emma Stone que j’ai les yeux de Chimène (la bisexualité des personnages m’autorisant cette audacieuse métaphore). Elle joue à merveilleuse la jeune ingénue, moins naïve qu’il n’y paraît. Mais force m’est de saluer aussi la maîtrise de Rachel Weisz, impériale de froideur, de beauté et de rage.

La Favorite a la cruauté sadique des Liaisons dangereuses, l’ironie flamboyante de Amadeus, la sophistication baroque de Meurtres dans un jardin anglais. Un chef d’œuvre.

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Border ★★★☆

Tina travaille aux douanes suédoises. Son odorat surdéveloppé fait d’elle une redoutable policière ; mais sa laideur la maintient en marge de la société. Un jour elle est confrontée à Vore, un homme qui lui ressemble sur bien des points.

Border a pour héros deux trolls. S’agit-il d’internautes désobligeants ou de créatures de J.R.R. Tolkien ? Point du tout. Tina et Vore vivent parmi nous dans une modernité qui n’a rien de mythologique ni de dystopique. Adoptée dans son enfance par deux humains, Tina ne savait rien de ses origines jusqu’à l’arrivée de Vore. Lui assume au contraire sa différence et vit volontairement en marge de l’humanité. Le travail de Tina la conduit à enquêter sur des trafics pédophiles auxquels la haine des humains a peut-être conduit Vore à prêter la main.

Border est un film étonnant. Son réalisateur, un Danois d’origine iranienne, s’était fait connaître avec un premier film projeté à la Berlinale en 2016 mais resté inédit en France. Son second a gagné le prix de la section Un certain regard au dernier festival de Cannes. Il le mérite haut la main tant il est original.

Comme La Mouche de David Cronenberg, Dans ma peau de Marina de Van ou Grave de Julia Ducournau, Border participe d’un genre qu’on pourrait qualifier d’horreur réaliste. Il s’agit de films d’épouvante qui ne font pas peur, de films fantastiques ancrés dans notre quotidien le plus banal.

Comme Grave – sans doute l’une des meilleures surprises de l’année 2017 – Border interroge les frontières de l’humanité et de l’animalité. C’est évidemment ainsi qu’il faut comprendre son titre : Gräns en V.O. bizarrement traduit Border en français (pourquoi diable les distributeurs français ont-ils choisi ce titre anglais ?). Comme l’héroïne de Grave, Tina découvre sa différence et, comme elle, s’interroge sur ce qu’elle doit en faire : l’accepter ? la refouler ? La réponse donnée à ces questions existentielles n’est jamais manichéenne. Elle stimule notre intelligence et touche notre cœur. Que demander de plus ?

La bande-annonce