Jeanne Dielman a été élu l’an passé par la prestigieuse revue professionnelle Sight & Sound meilleur film de tous les temps, juste devant Vertigo et Citizen Kane. Auréolé de ce prestigieux trophée, il ressort dans quelques salles d’art et d’essai et y attire un public nombreux, de cinéphiles et de curieux masochistes. C’est que le film est précédé d’une pesante réputation : il dure 3h21 et dissèque la morne répétition des gestes quotidiens d’une jeune veuve sans histoires qui vit seule avec son fils, dans un appartement bourgeois de Bruxelles.
Jeanne Dielman n’a rien volé de sa réputation. C’est un film radical.
Par son sujet : l’aliénation d’une femme condamnée à répéter chaque jour les mille et un gestes déshumanisants d’un quotidien sans âme. Rien ne nous en est épargné, du lever jusqu’au coucher, filmé quasiment en temps réel, l’espace de trois journées, pour en montrer la longueur et l’ennui. On voit tour à tour la préparation des repas, le lent épluchage des pommes de terre ou la confection d’escalopes panées, les repas proprement dits, pris sans un mot avec Sylvain, cet adolescent taiseux qui ressemble déjà tant à un petit vieux racorni qui jamais n’esquisse un geste pour aider sa mère ni même pour lui manifester la moindre tendresse, la vaisselle dans la cuisine exiguë, les rares courses à l’extérieur, l’accueil chaque après-midi (à l’insu de Sylvain ?) d’un homme différent qui paie Jeanne pour la brève et sordide étreinte qui se déroule, porte close, dans sa chambre, sur une serviette posée sur son couvre-lit qu’elle remplace méticuleusement après chaque usage….
Par son traitement : Jeanne Dielman a beau avoir été tourné par une réalisatrice de vingt-cinq ans à peine, il témoigne d’une maîtrise étonnante du cadrage et de la mise en scène, avec un soin tout particulier apporté au son (la rue dont on entend le bourdonnement, les claquements des talons de Jeanne sur le parquet qu’elle arpente dans tous les sens à longueur de journée) et à la lumière (que Jeanne allume et éteint chaque fois qu’elle passe d’une pièce à l’autre). Quant aux dialogues, c’est bien simple, il n’y en a quasiment pas, les rares paroles échangées l’étant sur un ton bressonien, volontairement plat, dénué de tout affect – ainsi de la lecture à son fils par Jeanne de la lettre qu’elle reçoit de sa sœur expatriée au Canada grâce à laquelle le spectateur apprend quelques bribes de l’histoire familiale.
Et le sujet et son traitement, il faut en convenir, se nourrissent l’un de l’autre. Un film plus court n’aurait pas fait autant ressentir au spectateur exténué l’écrasant ennui qui régit la vie de Jeanne et la conduit à la folie. Il faut la regarder, dans un interminable plan fixe, éplucher pendant cinq minutes des pommes de terre pour comprendre son état et plus encore pour le ressentir.
Pour autant, aussi impressionnant que soit ce film, il fait partie de ceux qu’on est plus content d’avoir vus que d’être en train de regarder. Comme l’écrit Jacques Morice dans sa critique évidemment extatique, « Il fut à sa sortie le film des fauteuils qui claquent ». Difficile en effet, même quand on en est prévenu, de supporter ce spectacle et de ne pas avoir la tentation de s’en échapper. Tel fut le cas, à la moitié du film, de l’ami que j’avais invité et qui légitimement pourrait m’en faire le reproche pour le restant de nos jours s’il n’était pas l’ami le plus indulgent et le plus altruiste que j’aie jamais eu.
J’écris cette critique sous le coup de la colère que m’a inspirée hier soir, jusqu’à tard dans la nuit, cet interminable martyre. Je regretterai probablement dans quelques mois ce coup de gueule pavlovien. Peut-être même attribuerai-je alors à Jeanne Dielman les quatre étoiles que la critique lui décerne unanimement. Mais, pour l’instant, je vis le contrecoup d’une expérience exténuante que je ne souhaite à personne, et surtout pas à mon meilleur ami !