Neptune Frost ☆☆☆☆

Sur les hauts plateaux du Burundi, dans un futur proche, Matalusa, un ancien forçat échappé de la mine où il était réduit en esclavage, et Neptune une hackeuse transgenre, rejoignent une communauté cyberpunk qui est entrée en résistance contre un pouvoir techno-autoritaire.

Neptune Frost est un OVNI cinématographique comme on en a rarement vu, au croisement de plusieurs genres : la science-fiction, la comédie musicale, le manifeste politique cyberqueer anticolonialiste et anticapitaliste…

Sur le papier, un tel programme est séduisant, qui fait penser aux romans d’anticipation d’Alain Damasio – dont on attend toujours avec impatience qu’un Terry Gillian ou un Gaspard Noé décide de les adapter. Mais il y fallait des moyens et un souffle que Neptune Frost hélas n’a pas. Faute de budget, la production a dû recourir à des bricolages qui, aussi ingénieux et réussis soient-ils, se voient un peu trop.
Quant au scénario, il essaie sans succès de cacher son inconsistance derrière des fulgurances qui se voudraient poétiques.

Un ratage complet….

La bande-annonce

L’Automne à Pyongyang, un portrait de Claude Lanzmann ☆☆☆☆

En 2015, Claude Lanzmann se rendait en Corée du nord avec son producteur François Margolin, sous le prétexte d’y tourner un documentaire sur le taekwondo mais en fait pour y retrouver la trace d’une infirmière qu’il y avait croisée en 1958 et dont il était tombé éperdument amoureux durant une brève séance de canotage sur le fleuve Taedong. Ce voyage surréaliste a inspiré un documentaire, Napalm, dont j’ai fait une longue critique à sa sortie en 2017.

Cinq ans après la mort de Claude Lanzmann, en juillet 2018, à quatre-vingt-douze ans, François Margolin revient sur cet ultime voyage. On comprend mal l’utilité de ce post-scriptum, qui utilise les rushes que Napalm n’avait pas jugé bon de retenir. On y retrouve le vieil intellectuel qui disserte sur quelques épisodes marquants de sa vie : son compagnonnage avec le Parti communiste, sa liaison avec Simone de Beauvoir, le suicide de sa soeur, le tournage de Shoah

En 2017, ma critique mi-figue mi-raisin lui trouvait quelques circonstances atténuantes. Mon admiration pour le grand intellectuel m’empêchait de tirer à boulets rouges sur le vieillard sénile et libidineux. Mais en 2023, face à cet Automne à Pyongyang redondant, je n’aurai plus la même indulgence. Si la vieillesse est un naufrage, Claude Lanzmann en fournit hélas une vivante, quoique moribonde, illustration. L’homme, sourd comme un pot, quasiment grabataire, est à bout de force et à bout de souffle. En soi, cela n’est en rien blâmable. Mais il affiche cette impatience, cette morgue, qui caractérisent souvent les vieillards égocentriques. Il ne cesse de rembarrer son producteur qui l’interroge en le renvoyant à ses livres et en l’accusant de ne pas les avoir lus. C’est à se demander quel masochisme anime François Margolin pour avoir montré ces scènes où il se laisse humilier.

Outre l’hubris de son personnage, deux choses m’ont particulièrement dérangé dans ce dernier voyage et dans ce qu’il nous montre de Lanzmann. La première est son manque de recul vis-à-vis du régime communiste nord-coréen. Sans doute se moque-t-il de la laisse courte que ses cornacs nord-coréens lui imposent et qu’il essaie par tous les moyens de desserrer. Mais il n’exprime aucune critique sur la chape de plomb qui s’est abattue depuis plus de soixante ans sur ce pays.
La seconde est l’expression de moins en moins décomplexée de sa libido. Le documentaire n’en dit mot ; mais Claude Lanzmann dans les dix dernières années de sa vie a été plusieurs fois accusé d’agressions sexuelles. Sans doute faut-il être indulgent avec nos aînés et prendre en compte l’affaiblissement de leurs forces ; mais la sénilité n’excuse pas tout.

La bande-annonce

Carmen ☆☆☆☆

Carmen (Melissa Barrera) est une jeune Mexicaine qui décide, à la mort de sa mère, de gagner les Etats-Unis. Elle franchit illégalement la frontière et doit la vie sauve à Aidan (Paul Mescal), un Marine américain traumatisé par son expérience en Afghanistan, qui tue pour la défendre un garde-frontière américain.
Carmen et Aidan, poursuivis par la police, gagnent ensemble Los Angeles où ils sont accueillis par Masilda (Rossy de Palma) dans son cabaret.

Benjamin Millepied, danseur étoile du New York City Ballet, directeur de la danse de l’Opéra de Paris – et époux de Natalie Portman à la ville – à la réalisation, Nicholas Britell (Moonlight) à la musique, Jörg Widmer (Une vie cachée) à la photo, Alexander Dinelaris Jr. (Birdman) au scénario, la révélation Paul Mescal (Aftersun) en tête d’affiche dans un film produit par Dimitri Rassam (Les Trois Mousquetaires) et tourné dans l’outback australien.

On attendait énormément du premier film du chorégraphe français dont le moins qu’on puisse dire est qu’il sait s’entourer.
La déception est à la hauteur de cette attente peut-être excessive.
Très vite Carmen – dont le lien avec le prestigieux opéra de Bizet se révèle des plus ténus – dévoile son projet : non pas une brûlante histoire d’amour et de sang, mais un interminable clip publicitaire. Millepied est peut-être un grand danseur mais c’est un bien piètre réalisateur qui imagine qu’il suffit de tournoyer autour des artistes pour filmer la danse et en faire ressentir la majesté.

Très vite on se désintéresse de tout : du scénario, sans surprise, de la musique dont aucune page ne rivalise avec celle qu’elle est censée immortaliser, de la chorégraphie qui s’insère artificiellement au récit. Seule l’apparition de l’étonnante Rossy de Palma – qui approche pourtant les soixante ans – vient nous réveiller de la torpeur dans laquelle ce gloubi-boulga sans corps ni âme nous a plongé.

La bande-annonce

Faces cachées ☆☆☆☆

Rose (Ann Skelly, des faux airs de Julia Roberts jeune) est étudiante en école vétérinaire. Enfant adoptée, obsédée par la quête de ses origines, elle réussit à retrouver la trace de sa mère biologique, Ellen (Orla Brady), devenue actrice à succès, qui lui fait la plus traumatisante des confessions : Rose, prénommée Julie à sa naissance, est le fruit d’un viol perpétré par Peter Doyle (Aidan Gillen, iconique Littlefinger dans Game of Thrones), un célèbre archéologue.

Faces cachées (improbable traduction de Rose Plays Julie qui a autrement plus de sens) est un film irlandais sorti en Angleterre fin 2019 qui a mis plus de trois ans à traverser la Manche. Sorti le 24 mai, il avait disparu des écrans dès la semaine suivante. Tout cela aurait dû me mettre la puce à l’oreille sur sa qualité. Pour autant, j’ai réussi à dénicher une séance improbable et à le voir dans une salle quasi-vide, mais délicieusement climatisée en ces temps de canicule.

Faces cachées se distingue du tout-venant télévisuel par sa forme très travaillée. La musique, le son parent le film d’un halo de mystère. Tout est clinique et froid dans cette Irlande lugubre, qui m’a rappelé la Norvège de Thelma, le film déroutant de Joachim Trier qui mettait lui aussi en scène une jeune étudiante désemparée. Mais cette forme sophistiquée (Marie Sauvion évoque à raison des « afféteries » dans sa critique de Télérama) est mise au service d’un scénario qui se veut haletant mais qui se révèle hélas très pauvre. Il se vautre lamentablement dans un épilogue aussi peu crédible qu’outrancier.

La bande-annonce

Ramona fait son cinéma ★☆☆☆

Tout commence mal entre Ramona et Bruno… ou tout commence trop bien entre ces deux trentenaires madrilènes qui se rencontrent par hasard et tombent amoureux l’un de l’autre sans savoir que le lendemain Ramona participera au casting du film que Bruno est sur le point de réaliser. La jeune femme, en couple avec Nico, se cabre : elle ne veut pas être engagée sur de mauvaises bases et surtout a peur de tromper son copain. Bruno au contraire s’enflamme.

Ramona fait son cinéma a tout pour séduire. À commencer par sa bande-annonce qui m’avait fait de l’oeil. Un pressentiment accentué par la critique de Berthe Edelstein (uniquement accessible hélas sur Facebook, mais à mon grand dam largement meilleure aux miennes) qui en disait le plus grand bien.
On me promettait « un croisement ibérique entre Woody Allen, Hong Sang Soo et la Nouvelle Vague française ». J’ai beaucoup pensé au Frances Ha de Noah Baumbach : dans le même noir et blanc trendy, une héroïne trentenaire (ici, la sylphide Greta Gerwig, là la brune Lourdes Hernandez) se cherche. On pourrait aussi citer – car Ramona lui ressemble – l’héroïne de Eva en août, un film que je n’avais pas aimé mais que tous mes amis encensent.

N’en rajoutons pas de peur de faire crouler ce petit film sous trop de références écrasantes. Car hélas, Ramona croule vite. Si sa première scène est délicieuse, celle de la rencontre, dans un café où les deux héros marivaudent, puis dans ses alentours, les autres, organisées dans une succession de saynètes séparées par des intertitres, sont plus laborieuses. Le scénario devient inutilement bavard provoquant vite un ennui croissant. D’autant que l’enjeu est faible – Ramona quittera-t-elle Nico pour Bruno ? – et le suspense ténu.

Loin de la légèreté attendue et malgré sa louable concision (1h20 au compteur et au comptoir) et le charme indéniable de sa ravissante héroïne, Ramona fait son cinéma m’a donné l’impression d’un produit stéréotypé, voué à une péremption fatale (dans dix ans, je fais le pari que ce film sera effroyablement daté et démodé) sans profondeur et sans intérêt.

La bande-annonce

Fairytale ☆☆☆☆

Staline, Hitler, Mussolini, Churchill sont morts. Ils errent dans les limbes et monologuent, chacun dans leur langue, croisent Napoléon et Jésus, en attendant que les portes du Paradis s’ouvrent… ou pas…

Élève de Tarkovski, Sokourov a toujours interrogé le pouvoir. Il a consacré une trilogie aux grandes figures du XXième siècle : Hitler (Moloch), Lénine (Taurus) et Hiro-Hito (Le Soleil). Il en convoque quelques-unes dans une oeuvre qui pourrait être qualifiée de testamentaire, du fait d’une part de l’âge du réalisateur septuagénaire, d’autre part de sa tonalité crépusculaire.

C’est en effet dans l’outre-tombe que sont réunis quatre des hommes qui ont le plus funestement marqué le siècle dernier. L’hypothèse résonne comme le début d’une blague puérile, mais n’a rien de comique.
Le réalisateur, aidé de quelques geeks, a plongé dans les images d’archives et les a retravaillées numériquement. Le résultat est étonnant. Les quatre protagonistes sont immédiatement reconnaissables mais étrangement déformés, comme s’ils flottaient dans un au-delà fantomatique. Précisément, c’est dans les limbes que ces quatre figures sont censées errer, mâchant – ou remâchant – leurs souvenirs (comme les images en donnent l’impression, bien en peine de coordonner les mouvements de leurs lèvres à leurs propos).

Ces figures curieusement réincarnées évoluent dans de curieux décors. Sokourov dit s’être inspiré de Piranèse, un graveur italien du XVIIIème siècle dont Yourcenar disait : c’est un « monde factice, et pourtant sinistrement réel, claustrophobique, et pourtant mégalomane (qui) n’est pas sans nous rappeler celui où l’humanité moderne s’enferme chaque jour davantage… »

Ce dispositif expérimental est stimulant. Pendant un quart d’heure on y plonge avec autant de curiosité que de fascination. Le problème est que Sokourov s’en contente. Son récit sans queue ni tête ne raconte rien. Hitler, Staline, Churchill (que vient-il faire, le pauvre, dans cette bande de criminels ?) et Mussolini errent sans but, soliloquent en marmonnant. On n’apprend rien. On ne ressent rien sinon l’ennui qui gagne. L’expérience lysergique devient vite lassante sinon exténuante. Seule qualité : elle dure soixante-dix-huit minutes à peine.

La bande-annonce

Le Monde d’après 1 et 2 ☆☆☆☆

Le Monde d’après et sa suite, Le Monde d’après 2, sont deux films à sketches tournés sans un cent de subvention publique et distribués en catimini sans aucune publicité ni couverture de presse. Le premier, qui compte neuf saynètes et dure une heure à peine est sorti le 26 octobre. Le second en compte quinze et atteint la durée canonique de 1h30. Il est sorti le 15 mars dernier dans une seule salle parisienne et n’y est diffusé que trois fois par semaine à des séances qui, paradoxalement, affichent quasiment complet.

Dans un immeuble haussmannien, de nos jours, après l’épidémie de Covid et le confinement, plusieurs histoires se nouent. Un couple, obsédé par les risques d’infection, en convie un autre à dîner. Une féministe retorse fait chanter son plombier. Deux amis transgenres discutent maternité et filiation en fumant un joint. Une célibataire patriote reçoit un policier qu’elle vient de rencontrer sur Meetic. Trois enseignantes discutent des protocoles sanitaires mis en place par leur établissement et de la meilleure façon de les faire respecter par leurs élèves. Deux militantes LGBT vegan et écolo recrutent une étonnante colocatrice. Un mari annonce à sa femme éberluée sa conversion à l’Islam. Deux comédiens sans cachet acceptent de jouer le rôle de deux malades du Covid en fin de vie dans un clip faisant l’éloge de la vaccination. Une propriétaire sur le point de vendre son appartement reconnaît l’infirmière qui lui a interdit pendant le Covid de venir au chevet de sa mère mourante. Deux militantes écolo préparent une manifestation non violente. Un hétérosexuel souhaite participer à une manifestation LGBT et se demande dans quelle section du cortège il pourra se glisser. Une femme transgenre donne une leçon de yoga. Une rencontre amoureuse est brutalement interrompue lorsque l’un des deux partenaires apprend qu’il est cas contact. Par solidarité avec sa femme enceinte, son conjoint essaie de reproduire toutes les contraintes qu’elle doit subir pendant sa maternité. Un fils présente à ses parents sa nouvelle fiancée, voilée et intégriste, qu’il a rencontrée en fac de socio où elle écrit une thèse sur les Juifs et le réchauffement climatique..

Ces deux films provoquent le malaise. Sous couvert de susciter le rire – et reconnaissons leur qu’ils y arrivent souvent, tant les situations qu’ils brossent sont outrancières – ils révèlent vite leur projet : faire le procès des dérives de notre époque. Chaque sketch tourne en dérision l’un de ses travers réels ou fantasmés : l’obession hygiéniste et vaccinaliste créée par le Covid, le transgenrisme, le radicalisme féministe, l’islamophilie….

Bien sûr, l’art peut se moquer de tout. On n’est pas descendu dans la rue en défendant Charlie Hebdo, le droit au blasphème et à la dérision pour venir s’insurger de films qui utiliseraient les mêmes armes au service d’autres causes. Le paysage cinématographique penche à gauche, sinon à l’extrême gauche. Pour prendre par exemple le sujet de l’immigration, on ne compte plus les films, d’ailleurs généreusement subventionnés par le CNC, qui battent en brèche la politique gouvernementale, lui reprochant sa frilosité, sinon son racisme : Welcome, Le Silence de Lorna, Le Havre, Les Engagés, Ils sont vivants… Au contraire, on ne voit pas un seul film qui soutienne le point de vue radicalement inverse et qui reprocherait au Gouvernement d’être trop laxiste ou d’échouer à renvoyer les étrangers en situation irrégulière.

Pour autant, sans appeler à la censure, on a le droit de ne pas rire à des films qui, si on prend la peine de gratter, si on va lire les interviews données par son réalisateur ou la critique évidemment élogieuse, forcément élogieuse, qu’en fait Causeur (« Le cinéma français, « soutenu » par un CNC complaisant et politique, est globalement nullissime. Raison de plus pour aller voir un film qui n’a reçu ni subventions ni critiques élogieuses de la presse progressiste et qui se moque avec intelligence et drôlerie, en une heure chrono, de notre époque hygiéniste, néo-féministe, transgenriste et wokiste ») donnent froid dans le dos.

La bande-annonce du Monde d’après
La bande-annonce du Monde d’après 2

Jeanne Dielman ☆☆☆☆

Jeanne Dielman a été élu l’an passé par la prestigieuse revue professionnelle Sight & Sound meilleur film de tous les temps, juste devant Vertigo et Citizen Kane. Auréolé de ce prestigieux trophée, il ressort dans quelques salles d’art et d’essai et y attire un public nombreux, de cinéphiles et de curieux masochistes. C’est que le film est précédé d’une pesante réputation : il dure 3h21 et dissèque la morne répétition des gestes quotidiens d’une jeune veuve sans histoires qui vit seule avec son fils, dans un appartement bourgeois de Bruxelles.

Jeanne Dielman n’a rien volé de sa réputation. C’est un film radical.

Par son sujet : l’aliénation d’une femme condamnée à répéter chaque jour les mille et un gestes déshumanisants d’un quotidien sans âme. Rien ne nous en est épargné, du lever jusqu’au coucher, filmé quasiment en temps réel, l’espace de trois journées, pour en montrer la longueur et l’ennui. On voit tour à tour la préparation des repas, le lent épluchage des pommes de terre ou la confection d’escalopes panées, les repas proprement dits, pris sans un mot avec Sylvain, cet adolescent taiseux qui ressemble déjà tant à un petit vieux racorni qui jamais n’esquisse un geste pour aider sa mère ni même pour lui manifester la moindre tendresse, la vaisselle dans la cuisine exiguë, les rares courses à l’extérieur, l’accueil chaque après-midi (à l’insu de Sylvain ?) d’un homme différent qui paie Jeanne pour la brève et sordide étreinte qui se déroule, porte close, dans sa chambre, sur une serviette posée sur son couvre-lit qu’elle remplace méticuleusement après chaque usage….

Par son traitement : Jeanne Dielman a beau avoir été tourné par une réalisatrice de vingt-cinq ans à peine, il témoigne d’une maîtrise étonnante du cadrage et de la mise en scène, avec un soin tout particulier apporté au son (la rue dont on entend le bourdonnement, les claquements des talons de Jeanne sur le parquet qu’elle arpente dans tous les sens à longueur de journée) et à la lumière (que Jeanne allume et éteint chaque fois qu’elle passe d’une pièce à l’autre). Quant aux dialogues, c’est bien simple, il n’y en a  quasiment pas, les rares paroles échangées l’étant sur un ton bressonien, volontairement plat, dénué de tout affect – ainsi de la lecture à son fils par Jeanne de la lettre qu’elle reçoit de sa sœur expatriée au Canada grâce à laquelle le spectateur apprend quelques bribes de l’histoire familiale.

Et le sujet et son traitement, il faut en convenir, se nourrissent l’un de l’autre. Un film plus court n’aurait pas fait autant ressentir au spectateur exténué l’écrasant ennui qui régit la vie de Jeanne et la conduit à la folie. Il faut la regarder, dans un interminable plan fixe, éplucher pendant cinq minutes des pommes de terre pour comprendre son état et plus encore pour le ressentir.

Pour autant, aussi impressionnant que soit ce film, il fait partie de ceux qu’on est plus content d’avoir vus que d’être en train de regarder. Comme l’écrit Jacques Morice dans sa critique évidemment extatique, « Il fut à sa sortie le film des fauteuils qui claquent ». Difficile en effet, même quand on en est prévenu, de supporter ce spectacle et de ne pas avoir la tentation de s’en échapper. Tel fut le cas, à la moitié du film, de l’ami que j’avais invité et qui légitimement pourrait m’en faire le reproche pour le restant de nos jours s’il n’était pas l’ami le plus indulgent et le plus altruiste que j’aie jamais eu.

J’écris cette critique sous le coup de la colère que m’a inspirée hier soir, jusqu’à tard dans la nuit, cet interminable martyre. Je regretterai probablement dans quelques mois ce coup de gueule pavlovien. Peut-être même attribuerai-je alors à Jeanne Dielman les quatre étoiles que la critique lui décerne unanimement. Mais, pour l’instant, je vis le contrecoup d’une expérience exténuante que je ne souhaite à personne, et surtout pas à mon meilleur ami !

La bande-annonce

Sur les chemins noirs ☆☆☆☆

Pendant une nuit trop alcoolisée, en août 2014, à Chamonix, Sylvain Tesson chute de près de dix mètres d’une maison que, comme à son habitude, ce « chat de gouttière » était en train d’escalader. Victime d’un traumatisme crânien, de multiples fractures, il retrouve par miracle l’usage de ses jambes. En guise de thérapie, ce grand voyageur décide, contre l’avis de ses médecins, de traverser la France à pied, du Mercantour au Cotentin. Il tire de ce périple de mille trois cents kilomètres un livre publié en 2016 qu’adapte aujourd’hui Denis Imbert.

Jean Dujardin se glisse dans le rôle de l’écrivain. Il en adopte l’élégance d’un autre âge, la casquette gavroche en tweed, le chèche négligemment noué autour du cou. Ce serait un mauvais procès que de lui reprocher de ne pas suffisamment s’effacer derrière son rôle : l’interprétation de Sylvain Tesson réussit à faire oublier Brice de Nice ou OSS 117.

Le problème au contraire est la trop grande fidélité à un livre qui…. pose problème.
Il a eu pourtant un immense succès de librairie. Et c’est précisément sur ce succès de librairie que le film capitalise, sûr d’attirer en salles, où il a réalisé en première semaine un score remarquable, tous les amoureux de Sylvain Tesson et de ses carnets de voyage.

Je dois avouer un sentiment très subjectif. Sylvain Tesson m’horripile. Je trouve ses livres horriblement égocentriques. Sa fausse modestie transpire la suffisance : « Certains hommes espéraient entrer dans l’Histoire. Nous étions quelques-uns à préférer disparaître dans la géographie ». Chaque phrase semble avoir été écrite avec le souci envahissant d’atteindre à un sommet de poésie et un abîme de profondeur : « La forêt filtrait le soleil en tisserande et je traversai les rais avec l’impression de me laver le visage à chaque explosion de clarté ». Une écologie de pacotille peine à cacher un vieux fond réactionnaire et anti-humaniste : « Loin des routes, il existait une France ombreuse protégée du vacarme, épargnée par l’aménagement qui est la pollution du mystère. Une campagne du silence, du sorbier et de la chouette effraie » ou encore, citant Cocteau : « Il est possible que le progrès soit le développement d’une erreur ».

Aussi je souffre presqu’autant à la lecture de ses livres qu’à la vue des films qui en sont tirés. Les premiers ont l’avantage de ne pas être bien épais et d’être lus presqu’aussi vite qu’on voit les seconds.

Je n’avais pas aimé La Panthère des neiges, qui a pourtant cassé la baraque au box-office. Je reprochais déjà à Tesson « une idéologie volontiers conservatrice sinon rétrograde qui postule que tout était mieux avant, que la nature était parfaite et que l’intervention de l’homme en a perturbé l’équilibre et altéré la beauté ». Comme je l’avais auguré, je n’ai guère plus aimé Sur les chemins noirs. Les fans de Tesson ne seront pas de mon avis. Ni les spectateurs sensibles à la splendeur des « beaux paysages » qu’on y voit – et qui soutiennent aisément la comparaison avec la soirée diapos que Tonton Paul et Tata Nénette (elle s’appelait Antoinette mais personne n’utilisait jamais son vrai prénom) nous infligeaient jadis à leur retour de vacances en camping-car.
Mais nous nous accorderons peut-être lucidement sur un point : même si le montage réussit intelligemment à mêler l’histoire de l’accident de Sylvain Tesson et celle de sa longue marche, Sur les chemins noirs ne raconte pas grand-chose et tourne un peu en rond… ce qui n’est pas le moindre des paradoxes d’un film censé nous raconter la traversée de la France.

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The Whale ☆☆☆☆/★★★★

Charlie (Brendan Fraser) a perdu le contrôle. Après la mort de son compagnon, il s’est laissé aller à une boulimie maladive et a pris du poids jusqu’à devenir un énorme corps malade de 260kg, quasiment impotent, menacé de céder d’un instant à l’autre à un infarctus fatal.
Charlie enseigne à distance l’anglais à des adolescents auxquels il essaie de transmettre son goût de la littérature et qu’il exhorte sans succès à faire preuve de plus d’authenticité dans leurs rédactions.
Liz, une infirmière bienveillante, est son seul lien physique avec le monde extérieur.
Sentant sa fin prochaine, Charlie veut renouer avec sa fille, Ellie, une adolescente rebelle, que son ex-femme l’a empêché de voir depuis que Charlie a reconnu son homosexualité et a divorcé.

The Whale est un film-choc qui m’a inspiré des réactions contradictoires. J’ai longtemps hésité sur la « note » que je lui mettrai – puisque la règle, même si elle m’exaspère, veut que je mette une « note » à chacun des films que je critique sur ce blog. J’aurais dû faire la moyenne des sentiments paroxystiques que ce film a suscités chez moi et logiquement lui attribuer un 10/20 médian. Mais deux étoiles aurait été un jugement bien fade sur un film qui ne l’est pas.

The Whale vaut d’abord pour l’interprétation hénoooooorme de Brendan Fraser, une de ces figures christiques que Hollywood adore et à laquelle elle vient d’ériger un autel en lui décernant l’Oscar du meilleur acteur. On ne voit rien de lui sinon d’abord un écran noir dans une visioconférence qu’il anime en prétextant une panne de caméra. Puis son corps apparaît, vautré dans un sofa. Il s’en extrait non sans mal et aidé par un déambulateur, ahanant, se dirige vers les toilettes. Image dantesque, même si son effet vient autant sinon plus des prothèses collées sur le corps de l’acteur que de son jeu.

The Whale vaut ensuite pour ce portrait bouleversant – ne demandez pas où je suis allé chercher cet adjectif – d’un homme en perdition, ivre de chagrin, qui se suicide lentement à force de corps gras. Il ne faut pas avoir le cœur au bord des lèvres pour le regarder se goinfrer de pizza, de mayonnaise, de boissons sucrées… et il ne faut pas avoir de cœur du tout pour ne pas être retourné par la somme de solitude, de chagrin et de remords qui l’écrase.

Mais The Whale a au moins autant de défauts que de qualités.
C’est l’adaptation d’une pièce de théâtre qui peine à s’affranchir du théâtre filmé : un seul décor dont on ne sortira quasiment pas, quatre ou cinq personnages à peine, de longues tirades. On attendait autre chose, on attendait mieux de Darren Aronofsky dont les transgressions punk – qu’on se rappelle Pi ou Requiem for a Dream – promettaient de faire souffler un grand vent d’air frais dans le cinéma hollywoodien du début des années 2000.

Ce huis clos nous prend au piège d’un drame suffocant.
Le film aurait été grandiose s’il s’était réduit au face-à-face entre Charlie et son infirmière. Mais on dira encore – et on aura raison – que je fais la critique du film que j’aurais aimé voir. Hélas, le scénario a la mauvaise idée d’introduire deux autres personnages : un jeune prêcheur faisant du porte-à-porte pour rallier de nouveaux fidèles et Ellie, la fille de Charlie, insupportable adolescente qui oppose aux tentatives larmoyantes de son père pour se rapprocher d’elle des rebuffades toujours plus cruelles dont on comprend vite qu’elles cachent un manque abyssal d’amour.

Le principal défaut de The Whale est l’énorme pathos dans lequel il est englué. Derrière ses montagnes de graisse, Brendan Fraser nous décoche des regards noyés de chagrin de petit chat écorché qui émouvront jusqu’aux plus endurcis.
La dernière scène – dont je ne suis pas certain d’avoir compris le sens – m’a laissé dans le même état d’incertitude que le reste du film : est-elle déchirante ou insupportablement pathétique ?

La bande-annonce