Le haut-commissaire en Polynésie française, M. De Roller (Benoît Magimel) sillonne Tahiti et les îles avoisinantes à la rencontre de la population pour faire le clair sur une rumeur persistante : la reprise imminente des essais nucléaires.
Albert Serra est un réalisateur inclassable du cinéma européen. Ses précédents films, dont l’affèterie revendiquée m’avait rebuté (La Mort de Louis XIV, Liberté), ont emprunté leur sujet à l’histoire et se déroulaient en Europe. Changement radical avec ce tournage en Polynésie française et cette fiction censée se dérouler de nos jours.
Le cinéma n’a pas souvent filmé la Polynésie française, depuis Les Révoltés du Bounty qui a laissé sur place Marlon Brando qui y prit femme et y acheta un atoll. De mémoire, je ne pourrais guère citer que Gauguin, tourné aux Marquises sur les lieux mêmes des dernières années du peintre de Pont-Aven, dans un décor plus vénéneux que paradisiaque.
Pacifiction présente l’immense attrait de donner à voir des paysages magnifiques : l’île de Moorea telle qu’on la voit depuis les quais de Papeete, les rouleaux intimidants de Teahupoo qui attirent les surfeurs du monde entier (et où les épreuves de surf de Paris2024 seront curieusement délocalisées). Mais c’est bien là, de mon point de vue, le seul attrait d’un film qui m’a laissé sur le bord du chemin.
Pourtant, Jacques Mandelbaum du Monde le tient pour un chef d’oeuvre et déjà deux de mes amies de la blogosphère, qui comme moi s’y sont ruées dès sa sortie, ne tarissent pas d’éloges. Ils n’ont pas tort de vanter la composition de Benoît Magimel et de souligner combien l’atmosphère du film est envoutante.
Pour me laisser envouter, encore aurait-il fallu que je me laisse embarquer. Ce ne fut pas possible. La faute à mon rationalisme à deux sous et mon besoin d’un minimum de crédibilité.
Qu’Albert Serra ait voulu écrire une satire du pouvoir – à supposer que ce fut son objectif ce dont rien ne permet d’être certain – il en avait le droit. Qu’il ait voulu pour ce faire donner le rôle principal de Pacifiction au représentant de l’Etat en Polynésie française – qui, dans cette collectivité d’outre-mer, porte le titre de haut-commissaire alors qu’il porte celui de préfet dans les cent-un départements de métropole et d’outre-mer – pourquoi pas ? Mais cela suppose au minimum que le personnage interprété par Benoît Magimel de rentrer dans le costume sinon dans l’uniforme préfectoral.
J’ose à peine imaginer l’effarement de l’actuel haut-commissaire à Papeete, ou de son prédécesseur que j’ai eu la chance de connaître, ainsi que de tous les sous-préfets qui l’entourent devant ce film ! Comment imaginer qu’un préfet traîne dans une Mercedes aux plaques rouges en costume blanc de souteneur marseillais dans des boites de nuit interlope au bras d’un Mahu ? L’agenda d’un préfet est surchargé. Il passe la plupart de ses journées en réunion à son bureau et se déplace dans son département selon un protocole millimétré, avec plusieurs collaborateurs et les autres services de l’Etat. Il n’a pas le temps ni la liberté de traîner dans les bars louches. Comment oser lui faire tenir devant des élus locaux sur le ministre et sur le Président les propos qu’on met dans sa bouche ? Comment penser un seul instant qu’il ne soit pas au courant d’un éventuel, et abracadabrantesque, projet de reprise des essais nucléaires qu’un amiral – qui porte la casquette et les galons d’un capitaine de vaisseau – lui cacherait à partir d’un sous-marin mystérieusement caché au large ?
On me dira que j’ergote. On aura peut-être raison. J’aurais dû lâcher prise, ne pas m’arrêter à ses détails administratifs pour me laisser envouter. Il l’aurait fallu pour supporter ce film obèse de près de trois heures qui aurait pu durer le double ou la moitié sans que rien ne change dans l’ersatz d’histoire qu’il esquisse.