L’Arche de Noé ★★★☆

Alex (Finnegan Oldfield) a été condamné à des heures de TIG dans l’association dirigée par Noëlle (Valérie Lemercier). Elle accueille des jeunes LGBT rejetés par leurs familles.

Des foyers de jeunes, laissés à eux-mêmes, qui se reconstruisent difficilement grâce à l’attention que leur portent leurs éducateurs et grâce à l’affection chahuteuse que leur prodiguent les autres pensionnaires, on en a vu treize à la douzaine : Dalva, La MifMon frèreConséquencesLa Tête haute, States of GraceFish TankDog Pound… À tel point que leur description est devenue un genre cinématographique en soi.

L’Arche de Noé, avec son titre, son affiche et son pitch tellement bien-pensants, a pris le risque d’explorer ce sillon déjà maintes fois labouré. D’ailleurs, sa maigre distribution en salles, la quasi-absence de publicité au moment de sa sortie et sa disparition, trois semaines à peine après le 22 novembre, démontrent à la fois que ses distributeurs n’ont pas cru à son succès et qu’il n’a pas su trouver son public. Espérons qu’il ait une seconde vie en VOD et à la télévision où je fais le pari qu’il sera souvent (re)diffusé.

Car L’Arche de Noé est une réussite totale. Il réussit à nous prendre par la main pour nous faire pénétrer dans les murs de cette association, nous en présenter les règles – notamment celle qui limite à six mois la durée maximale du séjour et oblige donc les locataires à élaborer et mettre en oeuvre un projet de réinsertion avant cette échéance – et les acteurs. Signe d’une mise en scène réussie et d’une direction impeccable : chaque rôle secondaire trouve sa place et a son identité attachante, Krystal et Princesse, les travestis en pleine transition, Elsa, qui tait derrière ses cheveux rouges un traumatisme enfoui, Melvin, gamin mutique dévoré par la honte de ses pulsions, Brian, énorme nounours rongé par ses démons….

Certes L’Arche de Noé ne contient guère de surprises. Il se conclut exactement de la façon dont on le pressentait dès la première scène. Mais il ne verse jamais dans le film à thèse dans lequel chacun des personnages et chacune des situations auraient comme unique fonction d’évoquer un aspect des difficultés rencontrées par ces jeunes. Il réussit à rendre vivants et profondément attachants des caractères qui n’auraient pu être que des caricatures ou des prétextes.

La bande-annonce

Le Temps d’aimer ★★★☆

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au pied des remparts de Saint-Malo, Madeleine (Anaïs Demoustier), mère célibataire d’un petit Daniel, rencontre François (Vincent Lacoste), héritier rebelle d’une riche famille d’industriels. Entre eux, c’est le coup de foudre. Mais chacun cache un lourd secret qui hypothèquera pendant vingt ans leur couple.

Katell Quillévéré est une jeune réalisatrice bretonne – comme son nom l’indique – dont j’avais adoré le premier film, Suzanne, lequel avait valu en 2014 à Adèle Haenel son premier César. Deux ans plus tard, elle jouait sur du velours en signant l’adaptation d’un des meilleurs livres de la décennie, Réparer les vivants de Maylis de Kerangal, devenue santo subito l’un de mes films préférés de l’année 2016.

Elle signe avec Le temps d’aimer un film d’un classicisme assumé auquel on pourrait adresser le reproche légitime qu’il aurait été filmé à l’identique il y a vingt ou quarante ans. C’est une reconstitution léchée de la France de la Libération avec son imagerie bien connue : des GIs débordants de vitalité, des caveaux enfumés, des Françaises qui découvrent émerveillées le chewing-gum et le twist… Le film commence par des images d’archives d’une force saisissante des Tondues de la Libération, accusées, selon l’expression d’usage, de « collaboration horizontale ».

Mais Le Temps d’aimer ne se résume pas à son simple prétexte historique. Son vrai sujet est le couple que forment Madeleine et François et les secrets qu’ils dissimulent. La bande-annonce en révèle un, l’homosexualité cachée de François ; il ne dit rien de l’autre, que le film pourtant révèle rapidement. Il contient une scène proprement stupéfiante, qui aurait pu sombrer dans la vulgarité ou le voyeurisme, mais que Katell Quillévéré réussit à monter avec une infinie élégance. Elle interroge le couple, la bisexualité, le désir qui va et qui vient, l’amour et la sexualité. J’espère en avoir suffisamment dit, mais pas trop, pour vous donner la curiosité de la voir.

Un mot des acteurs. J’ai si souvent dit du bien d’Anaïs Demoustier qu’il n’est pas nécessaire d’en rajouter une couche (néanmoins, « Anaïs, si vous lisez ces lignes, etc etc. »). Mais j’ai trop reproché à Vincent Lacoste sa lippe baveuse, son élocution languissante, sa silhouette dégingandée pour ne pas faire ici amende honorable : il est parfait dans le rôle de François, loin du registre ado-comique dans lequel il s’est longtemps complu. Comme l’an passé avec De nos frères blessés, le film historique lui va bien.

J’aurais un seul reproche à faire au Temps d’aimer : son titre. Je parie que, d’ici quelques semaines, vous et moi nous souviendrons de ce film mais chercherons à nous remémorer son titre passe-partout et anonyme qui nous aura échappé.

La bande-annonce

Cesária Évora, la diva aux pieds nus ★★☆☆

Cesária Évora a eu un bien étrange destin. Née en 1941, à Mindelo, dans une des îles du nord de l’archipel du Cap-Vert, elle a chanté très jeune dans les bars et les cafés. Elle a même enregistré quelques disques. Mais la célébrité vint sur le tard, à cinquante ans, avec l’album Miss Perfumado et le single Sodade qui commémorait le travail forcé des Cap-Verdiens dans les plantations de cacao de Sao-Tomé-et-Principe par le pouvoir colonial portugais.
Suivirent, jusqu’à sa mort en 2011, vingt ans de succès planétaire et de tournées mondiales.

Le documentaire de Ana Sofia Fonseca revient sur cette vie hors du commun. Cesária Évora en constitue le centre bien entendu ; mais elle en reste bizarrement étrangère, comme si elle était constamment ailleurs, perdue dans un nuage éthylique. Car Cesária Évora était gravement alcoolique. Elle avait besoin de boire pour chanter et interrompait même ses récitals pour s’asseoir à une table spécialement prévue à cet effet sur scène, allumer une cigarette, siroter un verre de whisky pendant que ses instrumentistes meublaient le silence.

Le documentaire parle assez peu de son art et de ses chansons. Mais il la montre, dans sa maison de Mindelo, qu’elle a fait construire avec ses premières royalties. Elle y vit au milieu d’une véritable cour des miracles, entourée de sa famille, de ses amis et aussi d’une foule nombreuse de profiteurs que sa générosité proverbiale attirait comme des mouches. Car Cesária Évora avait si longtemps vécu dans la pauvreté qu’elle était incapable de ne pas dilapider autour d’elle son argent en ouvrant sa bourse aux plus pauvres.

On sort de la salle un peu déçu de ne pas l’avoir plus entendue mais complètement emballé par l’image détonante de cette star placide que le succès a touchée trop tard pour la sauver de ses démons.

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La Vénus d’argent ☆☆☆☆

Jeanne est prête à tout pour réussir. Elle vit avec son père, son petit frère et sa petite sœur dans une caserne de gendarmerie en banlieue parisienne. Mais cette étudiante polymathe est bien décidée à intégrer le monde carnassier de la haute finance.

Quelques semaines après Le Théorème de Marguerite, voici à l’affiche – et sur son affiche – le portrait d’une jeune femme surdouée qui cherche à se faire place dans le monde hostile qui l’entoure. Pour Marguerite, c’était la démonstration de la conjecture de Goldbach. Pour Jeanne, la coupe à la garçonne, caparaçonnée dans un costume cravate trop grand pour elle, ce sera la banque d’affaire façon Le Loup de Wall Street.

Hélas ! Là où Anna Novion réussissait si bien à nous faire partager la passion dévorante de Marguerite pour les mathématiques et son mal-être, Héléna Klotz caricature le monde de la finance et crée une distance avec son héroïne et ses tourments.

Filmé à l’économie, avec deux ou trois ordinateurs, des traders gominés et des recruteurs posant des questions ridicules, le monde professionnel que Jeanne a décidé d’infiltrer est une caricature. Son patron, interprété par Sofiane Zermani, qui semble aussi à l’aise à passer des ordres de vente que je le serais à chausser des patins sur glace, est l’un des pires rôles jamais écrits. Tout en lui sonne faux, depuis les abdos soigneusement découpés, jusqu’à sa suite au Shangri-La et à sa Rolls Royce – dont la vénus d’argent qui coiffe la calandre donnera son nom au film, on ne sait pourquoi.

La chanteuse Pomme fait des débuts prometteurs à l’écran. Elle interprète une jeune femme dont on peine à comprendre le moteur. Quand le film démarre, elle retrouve le militaire (Niels Schneider) dont elle a été amoureuse quatre ans plus tôt et qui l’a abandonnée après l’avoir déflorée. Leur relation, qui constitue le fil rouge du film, est incompréhensible : veut-elle se venger du mal qu’il lui a fait ? ou au contraire renouer avec lui la relation détruite ?

On croit un instant que le film sera sauvé du naufrage par Anna Mouglalis qui, toujours aussi magnétique, y fait une apparition à son milieu. Mais, laissée à elle-même, elle est si mal dirigée, que son seul talent ne suffit pas à donner au rôle ridicule qu’elle est censée interpréter – la dirigeante d’une organisation humanitaire mêlée à des opérations louches initiées par le patron de Jeanne – un peu d’épaisseur.

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La Rivière ★★☆☆

Documentariste amoureux de la nature, Dominique Marchais avait déjà consacré plusieurs documentaires aux défis posés au monde agricole : Le Temps des grâces (2009), La Ligne de partage des eaux (2013), Nul homme n’est une île (2017). Il s’est rendu cette fois, le long des gaves, ces rivières qui dégringolent des Pyrénées jusqu’à l’Atlantique, dont l’écosystème est menacé par l’activité humaine, par les barrages qui bloquent la remontée des saumons, par les pesticides et les nitrates qui les polluent, par la culture intensive du maïs qui en assèche le débit.
Il donne la parole à des défenseurs de l’environnement, des bénévoles, des garde-pêche, des scientifiques qui inlassablement arpentent le versant des rivières, en diagnostiquent l’inquiétante dégradation et proposent des solutions pour la ralentir.

Le documentaire écologique est devenu un genre en soi. Il ne se passe pas de mois, sinon de semaine sans qu’on en voie sortir un en salles, certes souvent, dans une distribution très confidentielle. Certains rencontrent le sujet, moins d’ailleurs en raison de leur contenu que de leurs têtes d’affiche : Une vérité qui dérange avec le prix Nobel Al Gore, Home du photographe Yann Artus-Bertrand, dont nous avons tous offert les livres illustrés à Noël à notre belle-mère/beau-frère/ filleul(e) au début des années 2000, Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent… celui qui m’a laissé le souvenir le plus marquant fut Le Cauchemar de Darwin de Hubert Sauper sorti en 2004.

Le reste de la production ne laisse pas un souvenir marquant. Elle oscille entre deux écoles. La première se veut très pédagogique. La sensibilisation et l’éducation sont ses objectifs affichés. La seconde est plus poétique voire élégiaque : c’est la nature, sa beauté, sa fragilité qui sont mises en valeur.

Le documentaire de Dominique Marchais se situe à la rencontre de ces deux tendances. Il ne résiste pas à la tentation d’esthétiser la nature, d’en filmer la tranquille beauté dans de longs travelings silencieux. Mais il entend surtout délivrer un message, radicalement écologique : les écosystèmes sont fragiles, l’activité humaine les menace et ils seront fatalement détruits si rien n’est fait pour infléchir la tendance actuelle. Il a le mérite de ne pas sombrer dans l’alarmisme et de proposer des alternatives : ainsi de la culture du maïs grand-roux basque, porteur d’une plus grande diversité génétique et moins glouton en eau.

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Edouard Louis, ou La Transformation ★☆☆☆

Eddy Bellegueule est né et a grandi dans l’ouest de la Somme dans une famille très modeste. Il s’y sent très vite rejeté en raison de ses manières efféminées et de son intellectualisme. Il quitte son village pour intégrer un internat à Amiens dans la section théâtre d’un lycée puis, le bac en poche, il entame des études d’histoire, avant d’intégrer l’Ecole normale supérieure. Son changement de nom à vingt-et-un ans consacre son changement de classe. Son parcours est désormais bien connu puisqu’il en a fait le sujet d’un livre autobiographique publié en 2014, très commenté par les médias, En finir avec Eddy Bellegueule (qui a fait en 2017 l’objet d’une adaptation à l’écran qu’Edouard Louis a reniée, Marvin ou le Bonne Education).
Intellectuel chenu et respecté, normalien, agrégé de philosophie, qui depuis trente ans tourne des documentaires engagés sur Sloterdijk, Le Clézio, Kristeva ou Foucault, François Caillat filme aujourd’hui Edouard Louis à Amiens, de retour sur les lieux où, entre quinze et vingt ans, sa transformation s’est opérée.

Le documentaire est minimaliste. Par sa durée : une heure et douze minutes à peine. Par son contenu : on y voit Edouard Louis, timide et souriant (d’un sourire qu’il dit ne pas aimer alors qu’il est si charmant), raconter son histoire en train de déambuler devant son ancien lycée et dans la maison de la culture où il travaillait comme ouvreur pour gagner un peu d’argent.

Ceux – et ils sont nombreux – qui ont lu En finir…. n’apprendront pas grand-chose devant ce documentaire. Quant à ceux qui ne l’ont pas lu, on leur recommandera plutôt de se plonger dans le livre que de regarder ce documentaire un peu fade. Pour autant, le parcours d’Edouard Louis et sa capacité à le théoriser sont passionnants. Edouard Louis incarne, après Annie Ernaux, et avec Didier Eribon et son Retour à Reims, l’illustration exemplaire du parcours d’un transfuge de classe, qui a fui un milieu qu’il détestait et qui le marginalisait, mais qui se déteste de détester les siens et cultive éternellement la culpabilité de la trahison de ses origines.

Cette tension paranoïaque est parfaitement expliquée dans ce film. Eddy Bellegueule a grandi dans un milieu qui ne lui correspondait pas. Il s’en est affranchi pour se réaliser. Mais cette transformation a eu un coût : celui de sa trahison pour sa classe dont il se sent solidaire et pour les siens avec lesquels il se sent indissolublement lié. C’est d’ailleurs le sujet de deux de ses livres ultérieurs : Qui a tué mon père en 2018 et Combats et métamorphoses d’une femme en 2021.

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Conann ☆☆☆☆

Au crépuscule de sa vie, la reine Conann est condamnée par Rainer, le chien des enfers (Elina Löwensohn) à revivre les six étapes de sa vie marquée par la violence. Enfant, elle assista à la mort traumatisante de sa mère et tomba en esclavage. Tous les dix ans, elle doit mourir avant de se réincarner sous une autre enveloppe.

Après Les Garçons sauvages, un des trois segments de Ultra Rêve et After Blue (Paradis Sale), Bertrand Mandico poursuit son oeuvre, reconnaissable entre mille, mélange anti-naturaliste de surréalisme, d’heroic fantasy et d’erotico-gore. Il féminise un héros ultra-viril, devenu culte grâce à l’interprétation hyper-testostéronée qu’en fit Arnold Schwarzenegger au début des 80ies. Comme les six acteurs qui interprètent Bob Dylan dans I’m Not There de Todd Haynes, Conann est jouée aux six âges de sa vie par six actrices différentes : Claire Duburcq, Christa Théret, Sandra Parfait, Agata Buzek, Nathalie Richard (qui accompagne Mandico depuis ses premiers films) et enfin Françoise Brion.

Je pourrais au mot près dire exactement la même chose de Conann que ce que je disais en 2018 des Garçons sauvages : « J’ai tout détesté de ce film. Son esthétique prétentieuse qui se voudrait gothique et queer à la fois. Son maniérisme. Son noir et blanc chichiteux – entrelardé de quelques plans en couleurs d’une rare laideur. Son attachement fétichiste à une forme d’autant plus sophistiquée qu’elle peine à cacher un contenu totalement creux (…) Mais mon opinion est personnelle et mon « coup de gueule » subjectif. Tout en détestant ce film et en m’y étant copieusement rasé, j’en reconnais de bonne grâce l’originalité sinon la qualité. Mon goût pour des formes de cinéma plus conventionnelles, moins audacieuses, ne doit pas me conduire à vouer aux gémonies celles qui s’en écartent pour explorer d’autres voies moins balisées. »

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Les filles vont bien ★☆☆☆

Cinq jeunes femmes passent sept jours à la campagne pour y répéter une pièce de théâtre.

Le premier film de Itsaso Arana est aussi minimaliste que la courte phrase avec laquelle je l’ai introduit (note de bas de page : où l’on voit que l’accord du participe passé revêt parfois une importance déterminante). La réalisatrice est une actrice connue. Elle tenait le premier rôle de Eva en août que la critique a encensé. Elle était aussi à l’affiche de Venez voir, lui aussi réalisé par son compagnon Jonas Trueba.

Je n’avais aimé ni l’un ni l’autre. Je n’ai guère plus goûté ce film-ci. Sans doute peut-on lui trouver bien des qualités : sa simplicité revendiquée, loin de toute dramatisation inutile, la lumière estivale dans laquelle il baigne, la tendresse des sentiments qui unissent entre elles ces cinq femmes, qui partagent la même passion pour la scène et entre lesquelles n’existe aucune des tensions machistes qui polluent inexorablement les amitiés masculines, la profondeur enfin des discussions confiantes qu’elles échangent sur l’amour, la mort, la filiation…. Une scène en particulier m’aura marqué : celle où Itsaso Arana – qui campe la metteuse en scène de la pièce que ses quatre actrices répètent – raconte la mort de son père, beaucoup plus lente dans la vie que dans la manière dont le cinéma filme la mort de ses personnages. Toutes ces qualités pourraient se résumer en un mot à la mode : la sororité.

Pour autant, je me suis vite ennuyé à ces longs bavardages insipides. J’ai conscience d’être injuste. Il en a fallu de peu pour que je me laisse happer. J’aurais pu tout aussi bien encenser ce film minuscule et écrire à son sujet qu’avec une foule de petits riens, il parvenait à construire une parenthèse enchantée, pleine de tendresse. Mais au lieu de vanter son minimalisme, me voilà à critiquer son insignifiance.

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Testament ★★☆☆

Septuagénaire sans femme ni enfants, amer mais volontiers philosophe, Jean-Michel Bouchard se sent de plus en plus déphasé avec le monde qui l’entoure. Il attend sereinement la mort dans la maison de retraite cossue où il s’est installé.

À quatre-vingt deux ans, Denys Arcand signe, comme son titre l’annonce, un film testamentaire. Son pitch lugubre a de quoi faire fuir. Son double autobiographique, Rémy Girard, a joué dans ses plus grands films depuis Le Déclin de l’empire américain (1986) : Jésus de Montréal (1989), Les Invasions barbares (2003), La Chute de l’empire américain (2018). Mais on retrouve à l’affiche quelques-uns des acteurs qui lui sont fidèles depuis près de quarante ans : Marcel Sabourin, Yves Jacques, Johane-Marie Tremblay…

Avec une ironie mordante, Denys Arcand raille les travers de notre temps. il se moque du politiquement correct. Boomer assumé, il affiche haut et fort son anti-wokisme sans craindre le retour de baton. Son film fait feu de tout bois et aurait probablement déchaîné une polémique s’il avait eu plus de notoriété. Une séquence, par exemple, montre le héros à une remise de prix, entouré d’autrices plus caricaturales les unes que les autres : l’une est queer, l’autre revendique sa transfluidité, la dernière se cache derrière un hijab. Un personnage secondaire qui, toute sa vie durant, a respecté les consignes de santé draconiennes qui nous sont constamment rappelées (manger bio, faire du sport….), meurt brutalement d’une attaque, provoquant par réaction chez sa veuve effondrée une consommation effrénée de graisses. Une fresque du XIXème siècle, dépeignant l’arrivée de Jacques Cartier au Canada est au centre d’une polémique entre des descendants autoproclamés des Premières Nations qui en dénoncent le racisme et exigent sa destruction et de vieux Québécois qui, au nom de la sauvegarde du patrimoine, s’y opposent.

La charge est lourde. Elle est souvent caricaturale. Murielle Joudet dans Le Monde lui met un zéro pointé et accuse Denys Arcand de « sombrer dans l’antiwokisme ». La critique du Monde, solidement argumentée, n’est pas seulement mue par un réflexe pavlovien, hostile par principe à tout ce qui s’éloignerait de la bien-pensance agréée. Elle mérite une longue citation : « Pourquoi pas traiter de sujets qui hantent toutes les sociétés occidentales : la culpabilité blanche, l’hystérie médiatique, le remplacement d’un récit historico-politique unifié par une collision de points de vue. Sauf que le cinéaste ne se montre jamais à la hauteur des débats qu’il soulève, la profondeur analytique de ses saillies pouvant se résumer à un désespéré « Tout fout le camp ! » et « On ne peut plus rien dire », tandis que femmes et jeunesse sont filmées comme des monstres irrationnels. »

J’ai bien ri – et toute la salle avec moi, majoritairement composée de spectateurs au moins aussi âgés que moi – à certaines répliques « Mais qu’est-ce qu’ils ont tous ces jeunes à se tatouer aujourd’hui ? ». La faute sans doute à mon âge et à ma subjectivité qui m’inclinent plutôt vers l’anti-wokisme que vers le wokisme. Pour autant, qu’on soit woke ou anti-woke, si l’on a la cinquantaine déjà bien entamée, on ne pourra qu’être profondément remué par le portrait de son héros vieillissant qui, en quelques phrases, dans une voix off pourtant bien trop pontifiante, résume avec une cinglante lucidité le rétrécissement de sa vie et ce sentiment si démoralisant de devenir progressivement étranger à un monde qui continuera de tourner sans nous.

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Et la fête continue ! ★★☆☆

L’effondrement de deux immeubles d’habitation le 5 novembre 2018 dans une rue populaire du premier arrondissement de Marseille cause la mort de huit locataires et plonge la cité phocéenne dans la consternation et la colère.
La gauche se déchire avant les prochaines élections municipales et peine à s’accorder sur un programme commun et une tête de liste.
Rosa (Ariane Ascaride), la soixantaine, infirmière en chef à la Timone, est entourée de l’amour des siens : son frère (Gérard Meylan), Tonio, est un vieux chauffeur de taxi communiste, son fils aîné Minas (Grégoire Leprince-Ringuet) brûle de partir en Arménie y défendre son peuple malgré l’opposition de sa femme, son cadet (Robinson Stévenin) entretient la même flamme nationaliste et vient de rencontrer Alice (Lola Naymark) dont il est follement amoureux. Les deux fiancés présentent à Rosa Henri (Jean-Pierre Darroussin), le père d’Alice, libraire retraité.

Robert Guédiguian est de retour à Marseille pour son vingt-neuvième film après Twist à Bamako et un détour par l’Afrique des indépendances. La Villa et Gloria Mundi avaient une tonalité crépusculaire et amère. Et la fête continue ! remplit la promesse de son titre optimiste et retrouve l’énergie dionysiaque d’Au fil d’Ariane et de Marius et Jeannette.

Avec Guédiguian, on est en terrain de connaissance. On rentre dans son film comme dans des pantoufles : c’est chaud, c’est doux, c’est confortable. On retrouve la même panoplie de personnages depuis bientôt quarante ans et on a l’impression d’avoir vieilli avec eux : Ariane Ascaride, Gérard Meylan, Jean-Pierre Darroussin et même Jacques Boudet que l’âge (quatre-vingt-huit ans) cantonne à une courte apparition. Guédiguian n’a pas son pareil pour filmer ces quatre-là, au premier chef sa femme – dont je me suis toujours demandé comment il la dirigeait quand elle embrassait Daroussin et/ou Meylan.

À cette génération d’acteurs-là s’en est adjointe une autre. De trente ans plus jeunes, ils lui sont devenus fidèles : Anaïs Demoustier (qui manque à l’appel cette fois-ci), Lola Naymarck, Louis Leprince-Ringuet, Robinson Stévenin, Yann Trégouët, Adrien Jolivet… On sent que Guédiguian voudrait filmer une transmission de flambeau ; mais force est de reconnaître hélas qu’il filme ces jeunes-là avec moins de réussite que ces vieux-ci. Le public ne s’y trompe pas, qui vieillit gentiment avec lui : les cheveux blancs (ou les plus de cheveux du tout !) étaient majoritaires dans la salle où je l’ai vu.

Les films de Guédiguian enthousiasment ceux qui les aiment et exaspèrent ceux qui ne les aiment pas. Ils ont les défauts de leurs qualités. Ouvertement militants, au risque souvent de verser dans la bien-pensance, ils affichent haut et fort leur message politiquement si correct : le refus de l’injustice, l’appel vibrant à la solidarité, le refus du repli sur soi… Guédiguian tombe souvent dans un défaut typiquement méridional : l’excès. Et la fête continue ! ne l’évite pas qui traite tout à la fois de la crise du logement, de celle de l’hôpital, de la mémoire arménienne (encore et encore !), de l’impossible union de la gauche….

Les Neiges du Kilimanjaro (2011) avait, de mon point de vue, marqué le sommet de la carrière de Guédiguian, où il est parvenu à doser à la perfection le lyrisme et l’intime. Et la fête continue ! est nettement en dessous.

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