Dans l’Espagne des Années Vingt, Tristana (Catherine Deneuve) est une jeune pianiste recueillie par son oncle à la mort de sa mère. Vieux sexagénaire libidineux, Don Lope (Fernado Rey) professe des idées avant-gardistes sur le mariage et l’Église et exerce sur sa nièce une emprise étouffante au point de faire d’elle sa maîtresse. La jeune Tristana parvient à lui échapper avec Horacio (Franco Nero), un peintre sans talent, qui l’emmène vivre à Madrid. Mais, deux ans plus tard, atteinte d’une tumeur au genou qui conduira à son amputation, elle revient vivre auprès de Don Lope et finira par l’épouser.
Tristana est, avec Viridiana, un des rares films tournés par Buñuel en Espagne. Le moindre des paradoxes du plus grand réalisateur espagnol ne fut pas en effet d’avoir quasi-exclusivement tourné hors de son pays : au Mexique, puis en France. Tristana est l’adaptation du roman éponyme de Benito Pérez Galdós écrit à la fin du dix-neuvième siècle. Buñuel avait déjà porté à l’écran deux romans de cet auteur espagnol naturaliste, Nazarin en 1959 et Viridiana en 1961. Buñuel y a en effet trouvé un thème qu’on retrouve dans plusieurs de ses films à commencer par El ou Belle de jour : la toxicité du désir masculin qui enferme son objet dans un amour possessif et jaloux, opposée à la perversité du désir féminin qui parvient à renverser cette domination à son avantage.
Car, si Don Lope est un personnage abject, qui non seulement abuse de la fragilité de la jeune Tristana mais en plus se paie de mots en se faisant passer pour un libre penseur affranchi de la morale étriquée de son temps, Tristana n’est pas une oie blanche et encore moins une victime. La seconde partie du film, à partir de son retour à Tolède et de son amputation, voit les caractères se renverser. Don Lope devient de plus en plus doux alors qu’au contraire Tristana, de plus en plus amère et dure, achève logiquement son parcours par un crime qui ne figurait pas dans le roman de Pérez Galdós.
Autre différence avec le roman, le fétichisme avec lequel Bunuel entoure la terrible amputation de son héroïne. Ce coup du sort asservit moins Tristana à son tuteur qu’il ne la pare d’un érotisme aussi morbide que fascinant, comme le montre la célèbre scène du balcon où elle se dénude sous les yeux médusés du jeune Saturno ou celle, non moins célèbre, où elle interprète une étude de Chopin. La légende voudrait que Hitchcock – qui ne s’en laisser remontrer à personne en matière de fétichisme – ait nourri une fascination particulière pour cette scène dont il connaissait par cœur le découpage.
J’ai eu la chance de voir Tristana au Louxor dans le dixième arrondissement, avec en bonus la conférence très informée de Fabienne Duszynski. Chaque dimanche depuis le 12 mars, elle y analyse un film de Buñuel. Hélas, le cycle s’achève demain avec Le Charme discret de la bourgeoisie. Aurais-je vu Tristana sans ces commentaires éclairés, j’en aurais compris la moitié et l’aurais d’autant moins apprécié. Mais, Buñuel fait partie de ces artistes dont j’apprécie d’autant plus les œuvres que je me les suis fait expliquer.