À propos de Joan ★★★☆

Joan (Isabelle Huppert), roule dans la nuit à bord de son Autin Cooper. Regard face caméra, elle nous annonce qu’elle va nous raconter sa vie.
À vingt ans, fille au pair à Dublin, elle rencontre Doug, un voleur à la tire, dont elle tombe follement amoureuse et dont elle attend bientôt un enfant avant d’en être brutalement éloignée. Elle élèvera seule Nathan, avec l’aide de ses parents qui se séparent après que sa mère (Florence Loiret-Caille) a décidé de partir au Japon y suivre son professeur de karaté.
À quarante, devenue éditrice parisienne, elle est courtisée par Tim Ardenne (Lars Eidinger), un auteur allemand à succès borderline.
À soixante, alors qu’elle prend sa retraite, elle retrouve Doug et hésite à lui avouer l’existence de son fils Nathan (Swann Arlaud), parti travailler à Montréal, dont le retour inopiné l’oblige à regarder son passé en face.

J’ai vaincu les réticences que m’inspire l’omniprésence d’Isabelle Huppert pour aller voir son dernier film. L’honnêteté m’oblige à reconnaître qu’on la voit moins souvent sur les écrans ces temps-ci : depuis le Covid, elle n’a guère joué que dans le quatre-étoiles Les Promesses où elle interprétait une élue locale déchirée par le démon de la politique. L’honnêteté m’oblige surtout à reconnaître qu’elle est une immense actrice. Elle le démontre une fois encore ici – même si je lui ferai encore et toujours le même reproche du même jeu récurrent de grande bourgeoise à la moue pincée qu’elle ne sait pas varier d’un film à l’autre.

Laurent Larivière, dont c’est le second long métrage, lui confie un rôle étonnant sur un scénario atypique. Il nous invite à des sauts dans le temps. On y voyage à Dublin. La séquence est censée se dérouler au milieu des 80ies alors que les décors y ressemblent furieusement à ceux des 60ies. Le rôle de Joan y est interprété par Freya Mavor qui avait incendié la pellicule avec son premier film adapté de Sébastien Japrisot, La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil. J’écrivais d’elle dans la critique que j’en avais faite à sa sortie (nous n’étions pas encore à l’ère #MeToo) :  « Ami masculin, tape son nom sur Google Images … et reviens me remercier en bavant ! Amie féminine, tu as le droit aussi de le faire… mais épargne moi tes commentaires jaloux ! »

Plus gênante est la deuxième partie censée se dérouler à la fin des années 90. Isabelle Huppert, née en 1953 (oui ! je sais ! on ne dit pas l’âge d’une dame), y interprète une jeune quadragénaire blonde peroxydée. Le problème est qu’elle relevait apparemment pendant le tournage d’une douloureuse sciatique ou d’une fracture du col du fémur qui rendait sa démarche vacillante : quand on la voit se déhancher sur le dance floor d’une boîte de nuit, on a plus le réflexe de lui tendre un déambulateur que de lui emboîter le pas.

Mais j’ai promis d’être gentil avec Isabelle Huppert ! Et mon naturel haineux, que j’essaie de chasser, revient au galop ! Il me faut parler de la dernière partie censée se dérouler de nos jours dans la belle maison de campagne où Joan s’est retirée après sa retraite. Elle y accueille son fils, Nathan, qu’interprète Swann Arlaud, l’un des acteurs les plus stimulants de sa génération (je ne signalerai pas qu’il a 38 ans de moins que Huppert alors qu’ils sont censés avoir vingt ans de différence à peine dans le film). Les scènes entre les deux acteurs, aussi affûtés l’un que l’autre, sont parmi les meilleures du film.

Je n’en dirai pas plus sur une oeuvre qui se conclut par un switch aussi inattendu que renversant qui nous oblige à reconsidérer toute l’histoire qu’elle racontait.

La bande-annonce

Novembre ★★★★

Après Bac Nord, qui avait divisé la critique, Cédric Jimenez s’attaque aux attentats du 13 novembre 2015. Sacrée gageure ! Que pouvait-il en dire qu’on n’en sache déjà, après en avoir vécu heure par heure à l’époque le déroulement, après avoir suivi le procès du V13, après avoir lu les chroniques si intelligentes d’Emmanuel Carrère dans L’Obs ? Comment créer du suspense sur une histoire dont on connaît par avance chacun des rebondissements et le dénouement ? Cédric Jimenez choisit de laisser de côté les attentats proprement dits et de se focaliser sur la traque par les services de police, tétanisés par la crainte d’une seconde vague, des terroristes qui ont survécu aux attaques.

Il a convoqué tout le ban et l’arrière-ban du cinéma français – au point de faire regretter que Jean Dujardin monopolise à lui seul l’affiche qu’il aurait pu/dû partager avec ses collègues. Jean Dujardin d’ailleurs, aussi excellent soit-il, a désormais un problème avec les rôles dits « sérieux » tant on l’a vu dans des parodies décocher des répliques désopilantes avec son sourire irrésistible. En gilet pare-balles, le flingue à la ceinture, il est sur tous les fronts à la SDAT à Levallois, sur le terrain, sautant dans un Falcon pour aller interroger le père d’un suspect au Maroc, au point de se demander s’il est doté du don d’ubiquité.
Sandrine Kiberlain joue le rôle de sa supérieure, la directrice centrale de la police judiciaire (une fonction qui à l’époque était exercée par une femme, Mireille Balestrazzi). On la suit trop peu et on aurait aimé la voir ferrailler avec ses homologues de la place Beauvau ou de l’Elysée pour savoir comment la crise avait été gérée au sommet de l’Etat.
C’est que le sujet du film se situe sur le terrain et non dans les antichambres, dans la traque policière et dans elle seulement. Elle est assurée par des policiers anonymes qu’interprètent Anaïs Demoustier, Jérémie Rénier, Sofian Khammès, Stéphane Bak… On ne saura rien d’eux, de leur passé, de leurs familles. On les suivra simplement dans la quête haletante qui les obnubile cinq jours de rang.

Il y a trois façons de critiquer Novembre.

La première (la thèse) est de lui reprocher de ne pas faire de politique, de traiter le V13 sur le mode du pur cinéma d’action, d’en négliger les causes et les conséquences, sans éviter certaines caricatures, comme l’opposition manichéenne entre les méchants terroristes et les bons flics.

La deuxième (l’antithèse) est au contraire de faire de la politique sans en avoir l’air, de flirter avec les thèses de l’extrême-droite, comme on en avait déjà fait le procès à Bac Nord, en renvoyant l’image d’une France menacée par le terrorisme et par l’islamisme, un danger contre lequel seul l’engagement sacrificiel de nos forces de police pourrait nous protéger.

La troisième (la synthèse) est de prendre Novembre pour ce qu’il est : un film incroyablement efficace racontant une traque policière, avec ses fausses pistes (ce trafiquant de shit pris pour un terroriste, cet infiltré malencontreusement placé en garde à vue…) et ses brutales accélérations. Cédric Jimenez sait y faire pour raconter une histoire passablement embrouillée mais d’une parfaite lisibilité. Ses personnages sont exempts du manichéisme qu’on pourrait leur reprocher : quand Anaïs Demoustier se lance dans une audacieuse course poursuite en scooter dans les rues de Paris, elle se fait vite recadrer par Jean Dujardin qui lui reproche une procédure hors des clous. Idem pour Jean Dujardin lui-même qui perd sa maîtrise face à un fondamentaliste narquois.

Novembre nous prend aux tripes et nous cloue à notre fauteuil de la première à la dernière minute. On regrette presque qu’il ne prenne pas plus son temps et ne dure pas une demi-heure de plus. C’est, de mon point de vue, l’un des meilleurs films de l’année.

La bande-annonce

Don’t Worry Darling ★★★☆

Alice Chambers (Florence Pugh) mène une vie de rêve auprès de son mari Jack (Harry Styles). Ils se sont installés à Victory, au cœur du désert californien avec plusieurs autres familles qui leur ressemblent. Chaque matin, les hommes partent travailler en voiture au projet ultra-secret dirigé par Frank (Chris Pine) laissant leurs épouses à une vie consacrée aux tâches ménagères, aux courses et aux thés entre amies
Mais Alice éprouve, contre toute raison, un malaise croissant dans cette vie trop parfaite qui menace de l’étouffer.

Don’t Worry Darling est construit sur un principe simple sinon simpliste déjà utilisé par exemple dans Matrix, The Truman Show, Le Village ou Soleil Vert. Il s’agit d’installer des personnages dans un décor dont on informe très vite le spectateur de la fausseté ou de l’artifice tout en les laissant lentement en prendre conscience par une succession de micro-événements de plus en plus perturbants (ce sera ici le comportement d’une voisine que la paranoïa conduira au suicide). La tension montera graduellement jusqu’à exploser lorsque sera enfin révélée la réalité.

Très souvent, ce genre de films fait pschitt : « tout ça pour ça se dit le spectateur déçu » quand les lumières se rallument. C’est la crainte qu’on pouvait éprouver devant la bande-annonce de Don’t Worry Darling ou durant ses trois premières demi-heures pendant lesquelles on frétille d’impatience, excité par cet épais mystère qu’aucune piste ne permet de deviner, mais en même temps inquiet que sa résolution décevante ne vienne a posteriori gâcher la fébrile attente de cette conclusion.

Don’t Worry Darling parvient à surmonter cet obstacle souvent rédhibitoire. Il avait réussi au préalable à poser un décor extrêmement séduisant, à la Mad Men : costumes, voitures et musiques droit venus des années 50. Florence Pugh est de chaque plan et réussit à nous faire partager son trouble. Dommage que son partenaire, Harry Styles, ait le sex appeal d’un chicon belge. On imagine ce que Shia LeBoeuf, qui avait été pressenti pour le rôle avant de se faire virer du plateau, aurait pu y apporter.

J’avais pensé que Frank dirigeait avec ses hommes une sorte de projet Manhattan de construction d’une arme de destruction massive. C’est la preuve de mon manque de flair. Le scénario est autrement plus imaginatif et autrement plus vertigineux. Il n’en faut bien sûr rien dire sinon peut-être qu’il est directement connecté aux enjeux qui traversent notre temps.
Don’t Worry Darling se termine comme il se doit par une course poursuite haletante qu’il faut regarder – et aussi écouter – jusqu’à l’ultime seconde pour en comprendre l’issue.

La bande-annonce

La Dernière Nuit de Louise Broholm ★★★☆

Au Danemark, à la fin du dix-neuvième siècle, dans une opulente propriété agricole.
Louise a quatorze ans. Elle est l’aînée d’une nombreuse fratrie de sept frères et sœurs. Louise est sur le point de quitter la ferme pour poursuivre ses études au collège. Elle attend ce départ avec un mélange d’anxiété et de fébrilité qu’exacerbe un cauchemar récurrent qui l’assaille. C’est précisément la veille de son départ que sa mère, qui attend son huitième enfant, entre en couches.

En dødsnat est, dit-on, un chef d’oeuvre de la littérature danoise. Il a été écrit en 1912 par Marie Bregendahl. Il n’en existe aucune traduction en français. Sa traduction anglaise publiée en 1931 est intitulée A Night and Death – un titre qui laisse augurer l’issue de l’intrigue.

J’avais beaucoup de préjugés en allant voir La Dernière Nuit…. J’imaginais un long film ennuyeux baignant dans une lumière crépusculaire et égrenant des lieux communs sur la fin de l’enfance d’une jeune danoise en fleurs, quelque part entre Tess et Le Festin de Babette. Je n’avais pas tout à fait tort : ses personnages ont la grâce aérienne de nymphes préraphaélites.

Mais j’ai bien vite ravalé mes sarcasmes. La beauté de la lumière y fut pour beaucoup. En témoigne l’affiche du film. Quelques plans m’ont rappelé les tableaux de Vilhelm Hammershøi, exposé à Jacquemart-André en 2019 et leurs intérieurs épurés et faussement simples.

Mais la seule photo n’aurait pas suffi à m’emporter. Si j’ai aimé La Dernière Nuit… c’est à cause de l’histoire qu’il raconte. Il est organisé autour d’un faux suspens : la mère de Lise survivra-t-elle ou pas ? Assez étonnamment, cet enjeu prend le pas sur celui qu’on imaginait au centre du film : l’émancipation si fiévreusement espérée de la jeune Lise. Avec une étonnante économie, l’histoire nous raconte une longue nuit de veille : pour les éloigner de la chambre de la parturiente, les jeunes enfants sont confiés à la garde de Lise qui les amène jouer chez leur grand-mère où ils retrouvent deux cousines. Ainsi raconté, le pitch de cette Dernière Nuit… laisse augurer la pire des bluettes – ou bien, pour ceux qui ont trop regardé Vendredi 13 ou Midsommar, un film d’horreur. Il n’en est rien.

La bande-annonce

Les Mystères de Barcelone ★★☆☆

Sebastià Comas, un journaliste morphinomane (Roger Casamajor), enquête à Barcelone en 1912 sur la mystérieuse disparition de jeunes enfants. Le chef de la police (Sergi Lopez) a mis sous les verrous une guérisseuse (Nora Navas) qui clame son innocence. Mais Comas, aidé d’Amèlia, une prostituée (Bruna Cusí), est sur une autre piste qui compromet la haute bourgeoisie de la ville.

Les Mystères de Barcelone a obtenu cinq Gaudí début 2021 dont celui du meilleur film. Les Gaudí (ou Gaudis ?) sont décernés chaque année depuis 2009 à Barcelone par l’Académie du cinéma catalan. Un prix est décerné au meilleur film en langue catalane – catégorie dans laquelle concourait Les Mystères… – et un autre au meilleur film en langue non catalane – dont je me demande s’il s’agit exclusivement du castillan ou s’il peut s’agir d’une autre langue…. sachant qu’un troisième prix est décerné au meilleur film européen… laissant ouverte la question de savoir si le prix du meilleur film en langue non catalane peut être décerné à un film non européen…. Bref
Il y aurait à écrire un article sur ce prix et sur ceux distribués dans d’autres régions d’un Etat fédéral ou semi-fédéral (je pense aux Prix Jutra/Iris au Québec… mais il en existe sûrement d’autres). Ont-ils été créés en réaction aux prix décernés dans la capitale ? S’en distinguent-ils uniquement par la langue ? Sont-ils l’occasion de l’expression de revendications sécessionnistes ou indépendantistes ?

Mais revenons aux Mystères... – une traduction maligne qui, de La Vampira de Barcelona, un titre intraduisible (la vampire de Barcelone ? la vampiresse de Barcelone ?), fait un clin d’oeil au roman-feuilleton d’Eugène Sue bien connu de ce côté-ci des Pyrénées, .
Sa bande-annonce m’avait mis l’eau à la bouche. Le sujet me semblait intéressant : une plongée dans les bas-fonds de la métropole catalane en plein essor (elle était déjà, l’héroïne du chef d’oeuvre d’Eduardo Mendoza La Ville des prodiges qui enjambait cette époque). Et son traitement visuel encore plus, qui, comme Blancanieves, un autre film espagnol (ou catalan ?), jongle avec les effets visuels, le noir et blanc et la couleur, les décors dessinés et les ombres chinoises.

J’avoue une pointe de déception. Les Mystères… se complaît vite dans une ambiance glauque et manichéenne, mettant face à face des bourgeois dépravés et pédophiles et des gueux faméliques. Le film, interdit aux moins de douze ans avec avertissement, est éprouvant et je comprends l’écoeurement des spectateurs qui ont quitté la salle en cours de route.
Quant au traitement visuel expressionniste, on s’en lasse vite.

Si Les Mystères… s’achève par un plan sublime, il accumule trop de noirceurs pour ne pas friser l’overdose.

La bande-annonce

Sans filtre ★☆☆☆

Carl (Harris Dickinson) et Yaya (Charlbi Dean brutalement décédée en août dernier à trente-deux ans à peine) sont mannequins et influenceurs. Ils participent à une croisière sur un yacht de luxe avec quelques milliardaires désœuvrés – un Russe enrichi dans le commerce d’engrais agricole, des Britanniques marchands d’armes, une Allemande paraplégique…. – et une troupe d’hôtesses, de stewards et de femmes de chambre souriants et serviles. Le commandant du yacht (Woody Harrelson), en état éthylique avancé, refuse de sortir de sa cabine. Après bien des émotions, quelques naufragés échouent sur une île déserte où s’instaure un nouvel ordre social différent de celui qui prévalait à bord.

Cinq ans après avoir décroché une première Palme d’Or en 2017 avec The Square, Ruben Östlund en décroche une seconde avec son film suivant. Seuls Bille August et Michael Haneke avaient avant lui réussi consécutivement un tel doublé. Une telle gloire devrait immédiatement ouvrir à l’encore jeune réalisateur suédois le panthéon du cinéma. Y mérite-t-il sa place ?

Je n’en suis pas si sûr.
On salue chez lui son cinéma transgressif, qui se moque des codes empesés du politiquement correct et fait souffler un vent de liberté salvateur dans une époque corsetée par le wokisme ou le féminisme. The Square était une satire de l’art contemporain, de ses engouements factices, de ses oeuvres creuses et surcotées. Sans filtre – curieuse traduction de Triangle of Sadness… dont il faut reconnaître qu’il s’agissait d’un curieux titre – se moque tout azimuts des influenceurs narcissiques obsédés par leur propre image, des capitalistes malhonnêtement enrichis qui ne savent plus que faire de leur argent et même des pauvres frustrés en quête d’une revanche sociale.

Le problème de ce cinéma là est qu’il est moins transgressif qu’il n’en a l’air.
D’une part parce que Sans filtre vient juste après The Square et que l’effet de surprise face à un nouveau réalisateur qu’on découvrait alors – même s’il en était déjà à son cinquième film après notamment Happy Sweden et Snow Therapy – ne joue plus.
D’autre part parce que Ruben Östlund n’est pas le premier réalisateur à creuser le sillon de la satire acide et anarchique : Luis Bunuel (dans Le Charme discret de la bourgeoisie), Marco Ferreri (dans La Grande Bouffe), les Monty Python (Le Sens de la vie) s’y étaient essayé avant lui avec au moins autant de talent. Sans doute ces films-là ont-ils plus d’une quarantaine d’années ; mais cela n’ôte rien à leur efficacité.

Sans filtre souffre d’un autre défaut : sa construction. Il s’agit de trois histoires collées bout à bout, dont le scénario ne cache d’ailleurs pas la juxtaposition en les introduisant chacun par un carton. On voit d’abord Carl et Yaya dans un restaurant de luxe se disputer l’addition qui, si elle a le mérite de poser la question des codes genrés de nos vies quotidiennes (pourquoi l’homme au restaurant paie-t-il presque toujours  la note ?) le fait dans une scène étendue jusqu’au malaise.
On embarque ensuite à bord de ce yacht luxueux piloté par un commandant alcoolique et marxiste et peuplé de passagers caricaturaux. La séquence culmine dans une tempête apocalyptique où les passagers rivalisent en jets de vomis et torrents de caca tandis que le soûlographe échange des slogans marxistes-léninistes avec un ancien directeur de sovkhoze converti au capitalisme.
Le troisième épisode se déroule sur une île déserte. On y perd de vue encore un peu plus nos deux héros définitivement ravalés au statut de personnages secondaires. Il est difficile d’en dire plus de ce renversement des hiérarchies sans déflorer le sujet, sinon pour évoquer la fin, un peu paresseuse, d’une intrigue que le scénariste semblait bien en peine de conclure.

Le film dure près de deux heures trente (The Square durait déjà deux heures vingt). Je mentirais en disant que j’ai regardé ma montre. Pour autant, je ne suis pas convaincu qu’il ait eu besoin de durer si longtemps pour nous faire comprendre son propos.

La bande-annonce

Chronique d’une liaison passagère ★★☆☆

La quarantaine déjà bien entamée, Simon (Vincent Macaigne) et Charlotte (Sandrine Kiberlain) se rencontrent, se plaisent et s’aiment. Simon est marié, père de famille, maladroit et timide. Charlotte se remet d’une pénible séparation et ne souhaite plus s’attacher. Aussi décident-ils de placer leur liaison sous le signe de la légèreté. Sauront-ils se tenir aux limites qu’ils se sont fixées ?

Avant d’aller voir Chronique d’une liaison passagère, je savais par avance à quoi m’en tenir. Après l’avoir vu, je ne sais plus qu’en penser….

Avec Emmanuel Mouret, qui signe ici son onzième long-métrage, on est en effet en terrain de connaissance. On sait que le réalisateur de Vénus et Fleur, Mademoiselle de Jonquières, Les choses qu’on dit, les choses qu’on fait nous livrera un film intellectualisant et élégant sur les jeux de l’amour. On a souvent dit de lui qu’il était le successeur de Rohmer. C’est surtout sa filiation avec Woody Allen qui frappe. Cette Chronique… a des airs de Manhattan : Paris y remplace New York. Sandrine Kiberlain ressemble à Diane Keaton : elle a la même démarche, la même légèreté et joue au badminton aussi mal que Keaton jouait au tennis. Quant à Vincent Macaigne, il fait penser à tous ces acteurs alléniens à qui le maître a confié le soin de l’incarner à l’écran : il récite les textes que Mouret a écrits et que Mouret aurait pu aussi bien déclamer lui-même.

On pourrait faire bien des critiques à ce film.
Une critique marxiste : Chronique… peint des bourgeois aisés qui fréquentent les musées et les cinémas (on les voit au Petit Palais et à l’Escurial… ce qui, de mon point de vue, est une marque de goût) et ne dit rien de leur travail (on apprend que Simon pratique l’haptonomie mais on ne saura rien du métier de Charlotte) ni de leur aliénation.
Une critique féministe : Chronique… est un film d’homme qui fantasme l’adultère, en minimise la charge et sous-estime l’investissement émotionnel qu’y mettent les femmes – sans parler de la douleur qu’il cause aux femmes trompées (l’épouse de Simon est la grande absente du film). D’ailleurs la référence à Woody Allen, sur qui pèsent de graves soupçons de violences sexuelles, aurait dû nous alerter. Il faudrait prescrire à Emmanuel Mouret une bonne cure de « déconstruction » pour lui éviter de mettre dans la bouche de son héroïne des paroles telles que « On va boire un verre ou deux mais je ressens une envie irrésistible de faire l’amour avec toi » qui ne reflètent pas la psyché féminine mais sont l’expression des pires fantasmes masculins #MeToo.

Deux autres critiques moins caricaturales peuvent lui être adressées
La première concerne le tour que prend son scénario avec l’apparition d’un troisième personnage interprété par l’étonnante Georgia Scalliet. Outre que son irruption ne soit guère crédible (on imagine mal le couple si sage formé par nos deux héros ressortir aux pratiques que le scénario leur prête), on aurait aimé que l’histoire de Simon et Charlotte se dénoue sans l’intervention d’un tiers.
La seconde vise la « morale » du film, bien convenue et bien prévisible : l’amour ne peut jamais rester léger longtemps. Cette morale-là apparaît dans un plan qui frappe par sa laideur et sa maladresse : la caméra d’Emmanuel Mouret, jusqu’alors si badine, zoome brusquement sur le dos tétanisé de Charlotte lorsque Simon lui parle d’amour. Tout le paradoxe de cette morale est qu’elle contredit voire annule le principe sur lequel tout le film semblait construit.

Cet amoncellement de critiques signifie-t-il que le film ne m’ait pas plu ?
Non – et ce n’est pas le moindre des paradoxes
Je suis trop caricaturalement le produit d’un milieu pour ne pas me reconnaître dans les personnages d’Emmanuel Mouret, dans leurs goûts et leurs inclinations. Si la violence et les mensonges des personnages de Claire Denis étaient si éloignés de moi et m’ont tant rebuté dans Avec amour et acharnement, je me reconnais plus volontiers – ou j’aspire plus volontiers à me reconnaître – dans la façon d’être de Simon et de Charlotte, dans leur élégance, leur délicatesse et leur désir contrarié de légèreté.

La bande-annonce

Règlement de comptes (1953) ★★☆☆

Un haut-gradé de la police se suicide. Un sergent (Glenn Ford) est chargé d’enquêter et découvre la corruption qui gangrène les forces de l’ordre. Après qu’un attentat qui le visait a tué sa femme, il décide de retrouver les criminels et de se venger.

Règlement de comptes est un film réalisé au début des années cinquante par Fritz Lang, alors au sommet de son art. Il vient de réaliser Le démon s’éveille la nuit et La Femme au gardénia et va enchaîner avec Désirs humains et Les Contrebandiers de Moonfleet. La légende de Hollywood raconte qu’il aurait tourné Règlement de comptes en quinze jours seulement, ce qui constitue un record.

Les cinéphiles se disputent pour savoir si Règlement de comptes est ou non un film noir. Il en a l’atmosphère crépusculaire et les personnages (le flic obstiné, l’entraîneuse au grand cœur, le porte-flingues sadique…) ; mais il n’en respecte pas tous les canons. Le héros interprété par Glenn Ford – jusqu’alors abonné aux rôles de méchants – annonce en fait déjà les personnages de justicier solitaire joués par Clint Eastwood dans les 70ies ou par Charles Bronson dans les 80ies qui n’hésitent pas à user de la violence pour combattre la violence.

Même si aujourd’hui il semble bien innocent, Règlement de comptes avait choqué à l’époque. Il débute par un suicide au pistolet filmé en caméra subjective. On y voit une scène devenue mythique : Lee Marvin  – qui faisait ses débuts et dont le visage encore poupin est à peine reconnaissable – ébouillante avec une carafe de café Gloria Grahame. Mais Règlement de comptes reste dans les limites de ce que la morale autorise : le personnage joué par Glenn Ford retient son bras et n’achève pas le meurtrier de sa femme. L’Inspecteur Harry n’aura pas de telles pudeurs deux décennies plus tard.

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Marcel ! ★☆☆☆

Une gamine d’une douzaine d’années est élevée par sa mère, une artiste de rue qui montre plus d’affection à son chien Marcel qu’à sa propre fille. L’enfant cherche auprès de ses grands-parents l’amour que sa mère lui refuse.

Jasmine Trinca est une star en Italie. Elle vient d’y remporter quasiment coup sur coup deux David de la meilleure actrice, l’équivalent de nos Césars, pour ses interprétations dans Fortunata et dans Pour toujours – qui ne m’avaient ni l’un ni l’autre enthousiasmé.
Elle passe pour la première fois derrière la caméra dans un film dédié à ses parents dont elle avoue elle-même la part d’autobiographie qu’il contient. Elle s’était fait la main avec ses deux actrices en 2020 dans un court-métrage, Being Mom.

Marcel ! hélas déroule l’histoire assez convenue d’une relation toxique mère-fille. Le manque criant d’amour de cette gamine veut à tout prix nous émouvoir. Le refus quasi-pathologique de cette mère de donner à sa fille l’attention qu’elle mendie voudrait se nimber d’un mystère bien vite éventé.

Ce fade brouet est sauvé de la faillite par le jeu de ses deux héroïnes : la toujours excellente Alba Rohrwacher et la jeune révélation Maayane Conti.

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Le Voyeur (1960) ★★☆☆

Mark Lewis (KarlHeinz Böhm, le François-Joseph de Sissi) est un jeune homme discret et solitaire, opérateur pour une société de production. L’éducation qu’il a reçue de son père, un grand clinicien qui a fait de lui le cobaye de ses expérimentations sadiques, a détraqué son psychisme. Il habite dans un quartier cossu de Londres un étage de la maison héritée de ses parents. Il y a aménagé un immense studio de cinéma. C’est là qu’il développe et projette les films qu’il tourne avec la petite caméra qui ne le quitte jamais des meurtres qu’il commet sur des femmes dont il veut saisir à l’instant de leur mort l’image ultime de la peur panique.

Le Voyeur constitue une mise en abyme particulièrement troublante et intelligente de l’art de filmer.
Il met en scène un névrosé qui cherche à se libérer de sa maladie avec l’aide de sa voisine. Le sujet, très freudien, était dans l’air du temps dans les 50ies, la référence la plus juste étant moins Psychose, souvent cité, car sorti quasiment en même temps que Le Voyeur que La Maison du Docteur Edwardes où Ingrid Bergman aide Gregory Peck à vaincre son amnésie, ou La Femme au gardénia de Fritz Lang.
Mais cette névrose s’exprime d’une façon particulièrement originale d’un point de vue cinématographique : l’œil. L’œil qui regarde en cachette ce qui ne devrait pas être vu (c’est la définition la plus simple du voyeurisme). L’œil qui veut capter et éterniser un instant (c’est une des définitions de la photographie). L’œil qui blesse voire qui tue en révélant ce qui n’avait pas vocation à l’être. L’œil enfin de celui qu’on filme, qui se voit en train d’être filmé et ici, grâce au procédé particulièrement sadique imaginé par Mark Lewis, qui se voit en train de mourir.

Comme les plus mauvais Hitchcock, Le Voyeur n’a pas très bien vieilli. Ses héros restent encombrés d’une timidité passée d’âge : Karlheinz Böhm est trop timide pour susciter l’effroi, Anna Massey trop nunuche pour susciter le désir. La grande ballerine Moira Shearer s’en sort mieux dans le rôle d’une pythonisse aveugle et alcoolique (Michael Powell avait lancé sa carrière en 1948 dans Les Chaussons rouges). Son histoire ne glacera plus grand-monde.
Pour autant, grâce à la réflexion à laquelle il nous invite sur l’acte de filmer, Le Voyeur fait partie des grands films de l’histoire du cinéma. Il a sa place, méritée, dans toutes les anthologies.

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