Las Niñas ★☆☆☆

1992. Saragosse, Espagne. Celia a onze ans. Sa mère l’élève seule. Elle vient d’entrer au collège. Elle a rejoint une institution religieuse qui applique une discipline stricte : l’établissement est réservé aux jeunes filles, l’uniforme est obligatoire, l’enseignement est dispensé par des sœurs acariâtres qui professent des valeurs d’un autre âge. Parmi les camarades de Celia, Brisa, plus délurée, arrive de Barcelone.

Des films sur l’adolescence ou la pré-adolescence de jeunes filles en fleurs – ou en bourgeons – on en a vu treize à la douzaine : Diabolo Menthe, La Boum sans parler des Choristes, du Cercle des poètes disparus ou de La Mauvaise Education sur leurs alter ego masculins.

Le défaut des Niñas est de ne rien raconter de neuf qu’on n’ait déjà vu. Rien de neuf sur cette pré-adolescence où chaque transgression, aussi insignifiante soit-elle (le premier rouge à lèvres mis en cachette, la première cigarette fumée en secret…) procure un délicieux sentiment d’indépendance. Rien de nouveau non plus dans la description anachronique de cette Espagne provinciale, où la réalisatrice née en 1980 a grandi, que la movida ne semble pas avoir touchée. On pense évidemment à Cría Cuervos, sorti en 1976, et on se remémore avec nostalgie l’inoubliable chanson de José Luis Perales Porque te vas..

Le scénario tente vainement de créer une tension autour du mystère de la naissance de Celia et du contentieux non soldé qui oppose sa mère à sa famille. C’est le sujet de la seconde moitié du film qui éloigne pour un temps Celia de ses petites camarades avec lesquelles elle passait son temps durant toute la première. Le film y perd en unité. Y gagne-t-il en intérêt? pas sûr….

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Les Choses humaines ★★★☆

Alexandre (Ben Attal, le fils de Charlotte Gainsbourg et de Yvan Attal, dont on passera la quasi-totalité du film à se demander s’il ressemble plus à son père ou à sa mère) a vingt-deux ans. Bachelier surdoué, polytechnicien à dix-huit ans, élève à Stanford, c’est un « héritier » bourdieusien qui a grandi dans le seizième arrondissement. Son père, Jean Farel (Pierre Arditi) est un séducteur compulsif et un célèbre animateur de télévision qui, malgré l’âge et la baisse de ses audiences, refuse de décrocher. Sa mère, Claire (Charlotte Gainsbourg), est une féministe engagée. Elle a quitté Jean pour refaire sa vie avec Adam (Mathieu Kassovitz), un professeur de lettres. Claire et Adam élèvent ensemble Mila (Suzanne Jouannet), la fille aînée d’Adam, encore mineure.
Le soir du retour d’Alexandre des Etats-Unis, Claire, Adam, Alexandre et Mila dînent ensemble. Encouragés par leurs parents respectifs, les deux jeunes gens finissent la soirée ensemble chez des amis en proche banlieue.
Le lendemain matin, la police investit brutalement le domicile d’Alexandre et le place en garde à vue. Mila vient de déposer plainte et de l’accuser de viol. Alexandre nie les faits. La vie de Mila vient d’être brisée ; celle d’Alexandre va l’être.

En 2019, déjà auréolée du succès de ses précédents romans (L’Invention de nos vies, L’Insouciance), Karine Tuil publie Les Choses humaines. Son livre emporte le prix Interallié et le prix Goncourt des jeunes lycéens. Sa lecture à l’époque m’avait laissé un sentiment mitigé. J’en avais aimé la modernité, le rythme, sa capacité à embrasser des thèmes ultra-contemporains et en faire autant de dilemmes moraux ; mais j’avais trouvé ses personnages parfois trop artificiels, ses enjeux trop lourds et son ton manquant d’élégance, de légèreté et de modestie. Et j’avais craint que le film qu’allait en tirer Yvan Attal (un acteur qu’on connaît bien et qui a déjà réalisé une demi-douzaine de films) partage les mêmes tares.

Je me trompais. Yvan Attal et sa co-scénariste Yaël Langmann délestent Les Choses humaines des intrigues secondaires qui le lestaient au risque de le faire chavirer. Ils se concentrent sur son sujet : le procès d’un viol à l’ère #MeToo.

Dans ces situations là, on dit souvent : c’est parole contre parole. La parole de l’accusé : « je ne l’ai pas touchée » contre la parole de la victime : « il m’a violée ». Le propos ici est plus subtil, plus ambigu. La matérialité des faits n’est contestée ni par l’accusé ni par la victime : il y a bien eu relation sexuelle. La question est celle du consentement. Mila était-elle consentante ? Elle clame que non. Brillamment défendu par son avocat (Benjamin Lavernhe), Alexandre se défend en disant qu’il était persuadé du contraire, que rien dans le comportement de Mila n’indiquait qu’elle ne le fût pas, qu’elle l’a suivi de son propre gré, qu’aucune violence n’a été exercée sur elle, qu’à aucun moment elle n’a, en parole ou en action, exprimé son refus, que son silence et sa gêne pouvaient légitimement être mis sur le compte de son jeune âge et de son inexpérience.

L’interprétation des faits est tellement subjective, leurs perceptions par l’accusé et par la victime, aussi contradictoires soient-elles, sont si légitimes l’une que l’autre, qu’on regrette presque que le film ne se termine pas à l’issue des plaidoiries, laissant le spectateur imaginer le sens du verdict. Un spectateur, une spectatrice qui se sent interpellé.e dans ce qu’il a de plus intime : sa sexualité et la part d’ombre qu’elle recèle – ou pas.

Tout est résumé dans trois mots que Mila affirme avoir entendus et qu’Alexandre ne nie pas avoir prononcés : « Suce-moi, salope ! ». L’injonction, choquante, crue, intolérable, est-elle l’expression d’un machisme démodé, d’un patriarcat séculaire, conscient ou inconscient, qui trouve sa jouissance dans la domination et l’humiliation des femmes ? Ou est-il légitime entre deux adultes consentants qui vivent librement leur sexualité et leurs fantasmes ? Ceux et celles qui s’en offusquent sont-ils des hypocrites, des culs-serrés ou des chiennes de garde ? Ceux qui ne s’en offusquent pas sont-ils des pervers qui s’ignorent ou des traîtresses à leurs sœurs ?

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La Fièvre de Petrov ★★★☆

Petrov est fiévreux. Il aimerait bien rentrer chez lui. Mais Igor, un camarade de beuverie, l’entraîne dans le corbillard qu’il conduit. Débute une nuit de beuverie dont Petrov se réveillera pour rejoindre sa femme Petrova, qui travaille dans une bibliothèque, et son fils qu’il doit accompagner à un spectacle scolaire.

Après Leto en 2018, le film suivant de Kirill Serebrennikov était de retour à Cannes en 2021 où il a raté d’un cheveu la palme. Le réalisateur, déjà empêché de venir en 2018, était encore absent en 2021, sous le coup d’une interdiction de sortie du territoire que Vladimir Poutine a refusé de lever malgré l’intervention du ministre français des affaires étrangères. Touche à tout de génie, le dramaturge est en effet en froid avec les autorités de son pays pour les positions courageuses qu’il a prises.

Les critiques évoquent souvent au sujet de La Fièvre de Petrov Dostoïevski, sa fièvre hallucinée, son lyrisme typiquement slave, sa brutalité, son humanisme noyé dans les vapeurs de l’alcool….  D’autres références me sont venues à l’esprit. Les premières furent les monstres sacrés du cinéma russe, Tarkovski, Guerman, et leurs délires oniriques. Devant les plans séquence ébouriffants de virtuosité de La Fièvre de Petrov m’est revenu le souvenir de Il est difficile d’être un dieu, cette oeuvre monstre de plus de trois heures où Guerman nous perdait dans un scénario délirant, entre science-fiction et Moyen Âge.

Mais la référence la plus évidente, dont je ne suis surpris de n’en avoir pas lu la référence dans d’autres critiques est l’Ulysse de James Joyce. La Fièvre de Petrov partage avec lui plusieurs caractéristiques.
La première est la – fausse – unité de temps. Tout s’y passe en une journée ou presque, non sans flashbacks dans le passé plus ou moins récent de Petrov et de quelques autres protagonistes.
La seconde est le thème : celui de la déambulation urbaine à travers Dublin dans un cas, à travers Iekaterinenbourg, en Sibérie occidentale, dans l’autre. Si le Dublin de Joyce était printanier (l’action de Ulysse s’y déroule le 16 juin 1904), l’Iekaterinenbourg de Serebrennikov est lui plus sombre, filmée dans un décembre sans jour sous une neige épaisse.
La troisième, la plus importante est celle, très en vogue au début du vingtième siècle, chez Joyce, mais aussi chez Faulkner, Virginia Wolff, les surréalistes ou Durrell, du « flux de conscience » (stream of consciousness) qui autorise les coq-à-l’âne les plus déstabilisants, les allers-retours entre le rêve et la réalité. Sans transition par exemple, Petrov doit participer à un peloton d’exécution avant de se réveiller dans un trolley de ce cauchemar.

Sans doute, ce spectacle peut-il laisser hagard, comme le roman de Joyce ou les films de Tarkovski ou de Guerman. On peut se trouver dépassé, débordé par sa monstrueuse énergie, son absence de temps mort. On peut demander grâce avant la fin de ses exténuantes deux heures vingt-six. Mais on s’en retiendra grâce au jeu très malin qu’instaure le réalisateur-scénariste et dont on voit les règles se préciser lentement dans la seconde moitié du film. On réalise progressivement que s’ébauche sous nos yeux une carte mentale de la vie de Petrov, des personnages qui la composent, des liens qui se sont tissés entre eux à travers les décennies. Prêtez attention à la contrôleuse du trolley de la toute première scène ou aux aspirines périmées que le héros avale quelques instants plus tard : vous les retrouverez (peut-être) un peu plus tard au terme d’une « ronde » (Cf. Ophüls) endiablée.

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Gaza mon amour ★☆☆☆

Issa (Salim Diaw), la soixantaine, est un vieux Gazaoui qui chaque nuit sort son chalutier pour aller pêcher la sardine. La soixantaine, il ne s’est jamais marié, malgré la pression incessante de sa sœur qui s’est mise en tête de lui trouver une épouse. Il est secrètement amoureux de Siham (Hiam Abbas), une veuve qui tient un magasin de couture et vit avec sa fille récemment divorcée.
Issa est sur le point de demander la main de Siham quand, une nuit, ses filets remontent une prise inattendue : une statue antique d’Apollon.

Après leur premier film, Dégradé, qui leur avait valu bien des ennuis avec le Hamas, les frères Tarzan et Arab Nasser se sont installés en France. Pour leur second long, ils s’inspirent d’un fait divers désormais célèbre : la mystérieuse découverte et la non moins mystérieuse disparition à Gaza en 2013 d’une inestimable statue romaine. Un documentaire, remarquable, lui avait d’ailleurs été consacré : L’Apollon de Gaza.

On retrouve dans Gaza mon amour les mêmes qualités et les mêmes défauts que dans Dégradé. Comme Ezra Suleiman avant eux, les frères Nasser sont pudiques. Ils entendent témoigner de la vie à Gaza sans en rajouter, sans rien en édulcorer non plus. Ils critiquent tout autant l’étau dans lequel le territoire minuscule est confiné par Tsahal que l’incurie et la corruption du Hamas.

Le problème est que l’histoire qu’ils racontent est si minuscule qu’elle peine à occuper tout un film. On en sait par avance l’issue sirupeuse. On n’en est ni surpris ni ému.

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Les Héroïques ★★☆☆

Michel (François Créton) a cinquante ans. C’est un ancien junkie qui tente tant bien que mal de ne pas retomber dans la drogue. Pourtant sa vie est précaire : il n’a pas d’emploi, pas de revenu, loge dans un sous-sol miteux. Mais la naissance de son second fils, âgé de dix mois à peine, et la santé déclinante de son père, Claude (Richard Bohringer), le forcent à « grandir ».

En 2018 Maxime Roy avait tourné un court-métrage de vingt-cinq minutes intitulé Beautiful Loser avec François Créton dans le rôle principal. Il en a tiré ce long métrage qui en reprend fidèlement le sujet. Son seul défaut peut-être est d’en avoir abandonné le titre pour celui, que je n’ai pas compris, des Héroïques.

On y retrouve donc François Créton, tout en nerfs, en loser magnifique., fan de rock et de Harley, bien en mal d’assumer ses responsabilités vis-à-vis de ses enfants (il a eu un premier fils aujourd’hui adulte et rappeur) et de son père. Dès le premier plan, coup de poing, filmé lors d’une réunion des AA, il sort tout dans un verlan d’un autre âge : la galère, les remords, les bonnes résolutions pas toujours tenues….

Si François Créton est de tous les plans, si le scénario des Héroïques s’organise autour de lui, c’est grâce à la superbe galerie des seconds rôles que le film tient. À commencer par Richard Bohringer, qu’on ne voit plus guère, dans le rôle taiseux d’un père en phase terminale, dont on comprend qu’il fut longtemps en conflit avec son fils, auquel il reproche ses choix de vie. Après la mort de la mère de Michel, Claude s’est remarié avec Josiane, une voisine (Ariane Ascaride) qui est elle aussi parfaite dans le rôle de cette « pièce rapportée », présente et aimante.
Le fils de Michel est interprété par le propre fils de François Créton, Roméo Créton, qui est vraiment rappeur dans la vie. On reconnaît aussi Clotilde Courau, décidément trop rare, dans le rôle de l’ex-compagne de Michel, qui le rappelle au principe de réalité, et Patrick D’Assumçao, dans celui de l’ami fidèle, soudé à lui par les épreuves traversées, l’alcoolisme, la drogue et la détermination à en sortir.

Les Héroïques ne brille pas par son scénario, très plat, sans rebondissement, construit autour de l’idée assez banale d’une double réconciliation d’un homme avec son père d’une part et avec ses fils de l’autre. Mais il vaut par le portrait magnifique de son anti-héros.

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J’ai aimé vivre là ★☆☆☆

Dans la critique que j’avais faite à sa sortie en 2017 de Retour à Forbach, le premier documentaire de Régis Sauder, j’avais cité Annie Ernaux et La Honte. J’ignorais que le documentariste et la romancière allaient se rencontrer et sympathiser et que la seconde allait souffler au premier l’idée de tourner un documentaire à Cergy, la ville où elle s’est installée depuis une cinquantaine d’années.

J’ai une relation particulière avec Cergy. J’y ai étudié pendant trois ans. J’y ai vécu pendant deux ans (en vérité pendant cinq trimestres d’année scolaire) entre 1989 et 1991. J’ai pris des centaines de fois le RER A jusqu’à la gare de Cergy-préfecture et en connaissais chacun des arrêts, chacun des paysages.

J’ai donc retrouvé avec beaucoup de nostalgie des lieux qui m’étaient familiers : la gare RER, la pyramide inversée de la préfecture, le 5-Cinémas désaffecté depuis 2005 (et qui était déjà en piteux état à l’époque où je le fréquentais : j’y ai vu In Bed with Madonna, Madame Bovary et le diptyque La Révolution française), le parc qui entoure l’ESSEC….

Régis Sauder hésitait entre deux partis : mettre en images les textes d’Annie Ernaux sur Cergy et en filmer les habitants. Il n’a pas vraiment tranché et a choisi les deux. On entend en voix off des extraits de Journal du dehors (1992), La Vie extérieure (2000) et Les Années (2008). On voit surtout quelques Cergynois, notamment Anouk et Léa, deux adolescentes qui m’ont rappelé le documentaire de Sébastien Lifshitz.

J’ai aimé vivre là nous présente une ville ensoleillée, piétonnière, paisible, campagnarde, peuplée d’habitants heureux d’y vivre et tristes d’en partir. Tant de bienveillance a dû enthousiasmer les édiles locaux qui, pendant une dizaine d’années au moins, feront de ce documentaire la meilleure des publicités pour leur ville. Mais elle devient vite émolliente. Un contrepoint aurait été utile qui, à côte des atouts de Cergy, en aurait aussi pointé les handicaps. Le documentaire aurait perdu en bienveillance, mais gagné en objectivité.

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Haut et fort ★☆☆☆

Anas est un ancien rappeur qui vient d’être recruté dans un centre culturel d’une banlieue pauvre de Casablanca. Une quinzaine de jeunes, garçons et filles, suivent l’atelier qu’il y anime. Ils y expriment leur rage de vivre et leur frustration à l’égard d’une société hypocrite.

Nabil Ayouch avait fait souffler un grand courant d’air frais dans le cinéma marocain dans ses précédents films, Much Loved, sur la vie quotidienne de quatre prostituées à Marrakech et Razzia qui entrelaçait l’histoire de quatre habitants de Casablanca épris de liberté.

J’attendais avec impatience son nouveau film, sélectionné à Cannes l’été dernier. Je suis tombé de haut.

Il s’agit en effet d’un documentaire qui ne veut pas dire son nom. Il a pour sujet la Positive School de hip-hop de Sidi Moumen, près de Casablanca et pour protagonistes des acteurs amateurs qui jouent sous leurs vrais prénoms. À tort ou à raison, Nabil Ayouch se borne à filmer leurs quotidiens, sans y introduire la moindre dramatisation (on ne saura rien par exemple du passé du mystérieux Anas).

La rage de ces jeunes est sincère. Elle est communicative. Mais il en faudrait plus pour nous émouvoir.
Car Haut et fort se réduit, une fois son architecture installée, à un message politiquement bien pensant : la société marocaine est écrasée par son conservatisme et le rap est le moyen pour sa jeunesse d’exprimer sa révolte. Sans doute le constat est-il dévastateur et mérite-t-il d’être martelé. Mais il n’est hélas guère novateur et la plate façon dont il est filmé le vide de tout intérêt.

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Au crépuscule ★☆☆☆

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en 1948, alors que la Lituanie vient d’être libérée du joug de l’occupation nazie, elle tombe sur celui, aussi féroce, des Soviétiques. Une poignée de partisans tente, dans les forêts, de combattre l’occupant, plaçant les habitants dans une situation délicate. Jurgis Pliauga, qui est devenu propriétaire terrien grâce au mariage d’une riche héritière confite en religion, est de ceux-là. Il héberge sur ses bois une petite troupe famélique de partisans et les ravitaille. Mais l’étau se resserre autour de lui et de Unte, son fils adoptif, quand arrive un peloton de soldats soviétiques.

Šarūnas Bartas (que j’ai le snobisme d’orthographier avec son macron sans qu’on y voie, j’espère, de biais politique) est le plus grand réalisateur lituanien contemporain. C’est en tous cas le plus connu hors des frontières. La Cinémathèque lui avait consacré en 2018 une rétrospective permettant de découvrir l’œuvre ambitieuse de ce cinéaste intimidant.

C’est que le cinéma de Bartas n’est pas gai. Mieux (ou pire) : il affiche une austérité revendiquée avec ses longs plans fixes sans dialogue.

Avec Au crépuscule, Bartas traite pour la première fois d’un sujet historique. Et non des moindres. La Lituanie, comme les deux autres pays baltes, tire une fierté légitime de la résistance qu’elle a opposée à ce qu’elle appelle la « double occupation », nazie d’abord, soviétique ensuite et aux souffrances que ces deux occupations successives lui ont infligées.
Bartas évite de tomber dans le défaut de magnifier la Résistance. Il fait au contraire du petit groupe de patriotes perdus au fond des bois un portrait dénué de tout héroïsme, presque pathétique. On ne voit pas de fiers combattants, mais de pauvres hères, transis de froid, méconnaissables sous leurs guenilles, que la foi dans leur cause a abandonné depuis longtemps cédant la place à l’obstination têtue de survivre malgré tout. Refusant tout manichéisme, Bartas montre que cette petite troupe est divisée par des rivalités sordides et que la médiocrité, voire la duplicité, y a tout autant sa place que dans le camps adverse.
Même situation dans la famille de Jurgis, elle aussi déchirée par un long passif.

Le problème reste la forme de ce cinéma là.
Bartas reste fidèle à sa façon de tourner. Il filme la campagne lituanienne des années quarante, ses mornes plaines enneigées écrasées sous un ciel bas et lourd, comme il tournait déjà ses films précédents. Aucun lyrisme  dans ce cinéma là. Aucun recul sur une situation historique plus large – au grand dam d’un auditoire qui ne connaît pas toujours les subtilités de l’histoire lituanienne et qui parfois peine à distinguer les uniformes des uns et des autres.

Au crépuscule dure plus de deux heures. On en sort marqué, essoré par les demi-jours laiteux de l’hiver balte. On n’a pas appris grand-chose de l’histoire méconnue de ce pays. Et on se sent un peu frustré de ne pas avoir non plus été touché par cette histoire pourtant édifiante.

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House of Gucci ★★★☆

Fondé au début du vingtième siècle par un modeste tanneur toscan, Gucci est devenu une marque de luxe internationalement réputée. Dans les 70ies, l’entreprise familiale est co-dirigée par les deux fils du fondateur, Rodolfo (Jeremy Irons) et Aldo (Al Pacino). Ils se déchirent sur la stratégie à suivre. Rodolfo, esthète florentin, est soucieux de qualité avant tout ; Aldo, installé à New York, veut internationaliser la marque, quitte à encourager en sous-main la contrefaçon.
Rodolfo et Aldo ont chacun un fils. Maurizio (Adam Driver) est un jeune homme discret qui ne souhaite pas travailler dans l’entreprise familiale ; mais Patrizia Reggiani (Lady Gaga), une jeune femme d’origine modeste, qu’il épouse, est ambitieuse pour deux. Paolo (Jared Leto), le fils d’Aldo, est au contraire un personnage excentrique qui se pique de créer alors qu’il est dépourvu de tout talent.

Un mois après Le Dernier Duel sort un nouveau film de Ridley Scott. Ils sont à la fois différents et similaires. Le premier se déroule dans la France médiévale, le second dans l’Italie contemporaine. Le premier est centré autour de l’ordalie mettant aux prises un homme accusé de viol (Adam Driver) et l’époux de la femme qui l’accuse de l’avoir violée (Matt Damon) ; le second raconte les querelles des membres d’une famille autour de la marque prestigieuse créée par leur aïeul. Le premier utilise un procédé particulièrement astucieux, la narration successive d’un même événement par ses différents protagonistes, là où le second est plus platement chronologique.

Mais les différences s’arrêtent là. Les deux films ont en commun une durée particulièrement distendue (Le Dernier Duel dure 2h33 et House of Gucci 2h37) à laquelle le cinéma ne nous a plus habitués et qui les rapprochent des séries que nous avons binge-watchées pendant le confinement. Ils s’étalent sur plusieurs années voire sur plusieurs décennies et racontent une histoire riche en rebondissements – mais aussi victimes de quelques « trous d’air ». Ils sont servis par un casting éblouissant. Dans House of Gucci, Lady Gaga réussit le pari incroyable de surpasser de la tête et des épaules ses partenaires. Un défi de taille face à Al Pacino, Jeremy Irons, Adam Driver, Jared Leto (auquel je prédis l’Oscar du meilleur second rôle tant sa prestation est hallucinée) ou Salma Hayek… et quand on mesure à peine 1m55 (contre 1m91 pour Adam Driver).

House of Gucci se déguste comme un énorme dessert, parfois étouffe-chrétien, à l’élégance vénéneuse – puisque l’on sait dès sa première image qu’il y est question de conspiration de crime et de mort. Les costumes, les décors rivalisent d’élégance, de chic…. et parfois de bling-bling scandaleusement daté (les 70ies et les 80ies ont commis quelques funestes erreurs de carre). La musique est une tuerie pour tous ceux et celles qui ont grandi à cette époque : Eurythmics, Blondie, George Michael, Donna Summer…. House of Gucci est un spectacle grandiose et funèbre.

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De son vivant ★★★☆

Benjamin (Benoît Magimel) est, de son propre aveu, acteur raté et professeur de théâtre. D’anodines douleurs au dos ont révélé un cancer de stade 4 au pancréas. L’issue en sera fatale, à très court terme, sans espoir de survie. C’est au professeur Eddé (le docteur Gabriel Sara quasiment dans son propre rôle) et à son assistante Eugénie (Cécile de France) de l’annoncer à Benjamin et à sa mère et de leur rendre les derniers mois à vivre les moins douloureux possibles.

Je l’ai déjà dit plusieurs fois ces derniers mois. La fin de vie est décidément devenue un genre cinématographique à part entière. Une vie démente, Tout s’est bien passé, The Father, Falling, Supernova…. on ne compte plus les films qui, cette année ou l’année dernière, ont traité, avec plus ou moins de réussite, la mort inéluctable d’un malade en fin de vie frappé d’un mal incurable.
Ici, seule nuance, le malade est plus jeune. Benjamin a trente-neuf ans (le très juste Benoît Magimel en a quarante-sept en fait et interprétait dans Amants un personnage qui, avec dix kilos de plus et une cravate, en faisait bien dix de plus). Le cancer qui va l’emporter si jeune, alors qu’il a encore la vie devant soi, est plus injuste et plus cruel que les maladies dégénératives qui frappent les personnages principaux des films précités.

Il est des films qui irrationnellement m’emportent. Cherchant un verbe pour définir la perte de raison, l’oubli à soi-même, j’ai failli écrire « me ravissent » au risque de laisser penser que De son vivant est un film ravissant. Il se situe plutôt dans le registre du rapt, du kidnapping émotionnel.
La raison en est peut-être dans le sujet qui me touche profondément et dont j’imagine, cher lecteur, qu’il vous touche aussi. Soit que vous y ayez déjà été exposé dans votre vie. Soit que vous appréhendiez l’étourdissante douleur de voir l’être aimé y être exposé un jour et qu’il vous incombe de l’y accompagner. Soit enfin, hypothèse la plus probable et la plus égoïste, que vous redoutiez d’y être vous-même exposé un jour – avec au surplus, dans l’hypothèse où l’être aimé susmentionné vous ait jusque là survécu, la gêne et l’embarras de devoir lui infliger la douleur de vous accompagner dans votre lente agonie.

De son vivant m’a irrationnellement emporté ou, oserais-je dire, ravi. Abandonnant tout esprit critique, j’ai pleuré à la première scène et ai inondé de mes larmes ininterrompues un bon paquet de Kleenex pendant les deux heures que dure le film. Circonstances atténuantes : mes voisins n’en menaient pas large non plus et sont sortis de la salle les yeux rougis et les mouchoirs essorés.

Pourtant, avec un minimum de recul, j’en vois bien tous les défauts.
De son vivant tangente un peu trop le documentaire et sonne comme un panégyrique au Dr Sara, cet oncologue qui sait montrer avec ses patients comme avec ses infirmières une si parfaite douceur, trouvant toujours le ton juste et le mot adéquat – même s’ils empruntent plus au registre de la communication bien rodée qu’à celui de l’empathie spontanée.
De son vivant donne de l’hôpital et des services d’oncologie et de soins palliatifs une vision idéalisée, bien loin de la cruelle réalité de l’hôpital public, de ses infrastructures à bout de souffle, de ses services débordés, de ses soignants exténués (d’ailleurs, le professeur Sara a quitté la France pour les Etats-Unis et exerce aujourd’hui à l’hôpital Mount Sinaï de New York)
De son vivant documente avec un peu trop de systématisme les étapes bien connues des réactions du malade face à son cancer : stupeur, incrédibilité, déni, révolte, tristesse, dépression, résilience…. et donne, comme un manuel de développement personnel, les recettes pour y faire face
De son vivant enfin se perd dans plusieurs intrigues secondaires ni très crédibles ni très justes : l’élève du cours de théâtre amoureuse de son professeur, l’enfant prodige, l’infirmière compatissante…..

Pour autant, l’émotion fut si forte, elle m’a à ce point submergé que j’ai aboli tout esprit critique face à ce film bouleversant.

Terminons par une note plus gaie. J’ai enfin trouvé ce que je demanderai à l’heure de ma mort. Mehr Licht ? Non. Cécile de France !

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