Une vie secrète ★★☆☆

Républicain espagnol, membre du conseil municipal de sa petite ville d’Andalousie, Higinio (Antonio de la Torre) échappe de justesse à la mort qui fauche ses camarades lorsque les troupes franquistes prennent le pouvoir en 1936. Il n’a d’autre solution que de se cacher dans un trou sous sa maison avec la complicité de sa jeune épouse Rosa (Belén Cuesta). Higinio devient un topo, une taupe condamnée à vivre cloîtré dans ses propres murs par le franquisme qui s’installe durablement et par la sanction qui le frapperait s’il tentait de quitter sa cachette.

Le franquisme constitue décidément en Espagne un « passé qui ne passe pas ». Après Lettre à Franco, sorti en France en février, voici Une vie secrète, qui a joué de malchance dans sa programmation (sa sortie prévue en mai, repoussée à cause du premier confinement, a été finalement fixée au 28 octobre, deux jours avant le second).

Le film a connu un grand succès en Espagne l’année dernière. Nommé quatorze fois aux Goyas, l’équivalent des Césars, il s’y est fait voler la vedette par le dernier Almodovar et n’y a raflé que deux statuettes, celle de la meilleure actrice pour Belén Cuesta et celle, amplement méritée, du meilleur son. Antonio de la Torre aurait largement mérité le Goya du meilleur acteur ; mais il l’avait déjà obtenu l’année précédente pour son interprétation dans El Reino.

Une vie secrète a une qualité rare : celle de nous faire ressentir la durée du temps qui passe. La leçon est précieuse en ces temps de confinement. Qui s’est plaint d’avoir été privé de ses libertés réalisera le ridicule de ses récriminations après avoir pris conscience de l’épreuve que vécurent les topos espagnols pendant leurs dizaines d’années d’emprisonnement.

La caméra ne quitte quasiment jamais l’espace clos de la maison dont Higinio ne peut sortir. Le monde qui vit, le temps qui passe sont considérés de son point de vue, à travers le trou minuscule qu’il s’est ménagé dans un mur de sa cellule et grâce aux journaux, à la radio et à la télévision qui apparaît dans les années soixante. Le danger est à l’extérieur : être vu, être entendu. Mais il est aussi à l’intérieur dans l’ennui qui sourd et dans la discorde qui guette entre les deux époux. Là encore, qui aura vécu en 2020 des moments plus ou moins tendus avec son conjoint ou ses enfants durant le confinement comprendra sans peine ce qu’ont pu traverser Rosa et Higinio.

Son excessive durée est souvent reprochée à Une vie secrète. C’est vrai que le film dure 2h27. Mais, il n’en fallait pas moins justement pour faire ressentir l’incroyable longueur de cette épreuve hors normes.

La bande-annonce

Sous les étoiles de Paris ☆☆☆☆

Christine (Catherine Frot) est une clocharde sans âge qui vit dans un local d’entretien de la Ville de Paris, coincé entre la Seine et les quais du RER C, à une encablure de Notre-Dame – dont la flèche, à l’époque du tournage n’avait pas encore brûlé. Un beau soir frappe à sa sorte Suli (Mahamadou Yaffa), un petit émigré malien qui ne parle pas un mot de français. L’enfant recherche sa mère sous le coup d’une mesure d’expulsion imminente. Rompant avec la solitude de son existence, Christine va l’aider dans sa quête.

Claus Drexel est le réalisateur d’un documentaire poignant sur la vie des SDF à Paris. Sorti début 2014, Au bord du monde m’avait durablement marqué. C’est donc sur la seule foi du nom de son réalisateur que je suis allé voir Sous les étoiles de Paris – avant le confinement qui, deux jours après sa sortie, tuera dans l’œuf les espoirs de recettes du film – en en espérant une suite plus au moins fictionnelle de Au bout du monde.

Bien mal m’en prit. J’aurais dû regarder la bande-annonce pour comprendre la sauce trop indigeste à laquelle cette suite allait être cuisinée. Loin de la comédie dramatique façon Une époque formidable avec Gérard Jugnot, loin du délire burlesque d’un Bernie avec Albert Dupontel, loin du film chorale façon Vernon Subutex avec Romain Duris, Sous les étoiles de Paris se veut un conte de fées avec une vieille sorcière, moins acariâtre qu’il n’y paraît, et un petit prince.

Les contes de fées sont parfois réussis. Notre dame de Valérie Donzelli en était un à sa façon, urbaine et contemporaine. Le problème du film de Claus Drexel est qu’il échoue sur toute la ligne. Il croule sous le poids mièvre de ses bonnes intentions. Il ne nous surprend à aucun moment. Son scénario paresseux n’est pas crédible. Ses seuls bons moments sont les plans sans paroles que Drexel filme des sans-abris parisiens et de leurs misérables conditions d’existence.

Sous les étoiles du monde est affligé par un handicap supplémentaire : Catherine Frot que j’apprécie aussi peu qu’Isabelle Huppert. Certes on la voit moins souvent que sa consœur. Mais chacune de ses apparitions suscite chez moi une réaction épidermique : sa bouche pincée, sa diction ampoulée, sa voix, tout m’irrite chez elle. J’ai honte d’une réaction aussi irrationnelle qui aurait dû me faire éviter ce film dont elle tient la tête d’affiche et où elle est de chaque plan.

La bande-annonce

Garçon chiffon ★☆☆☆

Tout va de travers dans la vie de Jérémie (Nicolas Maury) : son père vient de se suicider, son couple bat de l’aile, sa carrière ne décolle pas. Pour panser/penser ses plaies, Jérémie prend le train pour retrouver sa mère.

Après Patrick Chéreau et son célèbre film chorale (Ceux qui m’aiment prendront le train), après Un village français, la série à succès de France 3, après Sébastien Lifshitz et ses deux Adolescentes, le Limousin a décidément la côte. C’est la France moyenne, de l’Occupation à nos jours, loin des centre villes trépidants et des banlieues en feu, la France de nos racines, celle de nos parents, ni pauvre, ni riche.

Cette semaine, amputée par le reconfinement, deux films tiennent – ou plutôt tenaient – le haut de l’affiche : ADN et Garçon Chiffon. On a beaucoup parlé du premier – sans doute en partie à cause des interviews sulfureuses de sa réalisatrice – en critiquant ou en excusant son nombrilisme. On aurait pu faire le même procès au second, passé hélas sous les radars.

Comme Maïwenn pour ADN, Nicolas Maury est le réalisateur, le co-scénariste et l’acteur principal de son film. C’est beaucoup. C’est sans doute trop.

Dans ADN, Maïwenn se filmait au milieu d’un groupe où elle réussissait, avec un talent rare, à faire naître des moments de pure émotion, rires ou larmes. Nicolas Maury n’a pas ce don. Il ne se filme pas au milieu des autres, mais dans des face-à-face successifs : avec un producteur qui refuse de l’engager (Jean-Marc Barr vieillissant), avec son agent qui essaie de le convaincre de son talent (Laurent Capelluto, l’acteur dans un second rôle dont on ne sait jamais le nom), avec une réalisatrice en pleine hystérie (Laure Calamy décidément excellente dans tous les registres), avec son amoureux (Arnaud Valois plus caliente que jamais). Et bien sûr avec sa maman : une Nathalie Baye parfaite dans le rôle de la mère inconditionnellement aimante qu’on a tous rêvé d’avoir ou qu’on a eu la chance d’avoir eue.

J’ai écrit hier que, selon qu’on trouvera Maïwenn bouleversante ou horripilante, on adorera ou on détestera ADN. Je pourrais écrire la même chose ce matin de Nicolas Maury et de son Garçon Chiffon. Avec sa voix haut perché, sa démarche hésitante, l’acteur révélé par son rôle d’assistant maladroit dans Dix pour cent assume sans rougir une homosexualité de grande folle que personne, Dieu merci, n’irait plus lui reprocher de nos jours. C’est moins cette outrance qui m’a gêné que la complaisance de Nicolas Maury à analyser ses tourments intérieurs dans un (trop) long ego-trip narcissique. Il m’a moins donné envie de le prendre dans mes bras pour le câliner que de lui filer deux baffes pour le secouer.

La bande-annonce

ADN ★★★☆

Emir va mourir. Emir meurt. Cet Algérien, émigré en France a eu une vie bien remplie, du côté des immigrés et des plus faibles, et une descendance nombreuse. Toute sa famille l’entoure à l’heure de sa mort : ses deux filles (Fanny Ardant, Caroline Chanollieau), ses petits-enfants (Maïwenn, Marine Vacth toujours aussi parfaite, Dylan Robert qui n’a rien perdu de sa tchatche depuis Shéhérazade, Florent Lacger, Henri-Noël Tabary…). L’organisation de ses funérailles la voit se déchirer autour de choix futiles – le modèle du cercueil, le choix du capiton – qui cachent des fêlures plus profondes. La mort de son grand-père cause à Neige (Maïwenn) un profond traumatisme. Elle la pousse à partir à la découverte de ses racines algériennes.

Selon qu’on trouvera Maïwenn bouleversante ou horripilante, on adorera ou on détestera ADN. Ce film dont elle est la réalisatrice, la co-scénariste, l’actrice principale gravite autour d’elle et lui est tout entier voué. Elle a raconté, à longueur d’interviews , qu’il ne s’agissait pas à proprement parler d’une auto-fiction. Elle n’en a pas moins tiré l’inspiration d’une vie familiale cabossée, entre une mère franco-algérienne possessive et un père franco-vietnamien absent (interprété ici avec une perfidie sadique par l’immense metteur en scène Alain Françon), qui avait déjà largement nourri ses précédents films, tout aussi impudiques : Pardonnez-moi (2006), Le Bal des actrices (2009), Polisse (2011), Mon roi (2015).

Maïwenn fait son Angot ? Oui. Mais elle le fait avec plus de talent et plus de grâce que la hargneuse romancière. Elle a le don pour filmer les groupes et y capter des instants magiques parfois involontaires. Aidé par un Louis Garrel irrésistible dans le rôle d’un ex bout-en-train, elle nous arrache des éclats de rire inattendus, comme dans ces funérailles où Caroline Chanollieau fredonne les paroles d’une chanson pop déplacée. Elle sait aussi nous faire monter les larmes aux yeux dans ce face-à-face terrible entre sa mère, jouée par une Fanny Ardant dont l’hystérie trouve enfin à s’exprimer sans paraître surjouée, et elle au funérarium du Père-Lachaise.

ADN souffre, c’est vrai, d’un problème de construction. Toute sa première partie, qui dure plus d’une heure, gravite autour d’Emir, ses derniers jours dans un EHPAD filmé sur un mode quasi-documentaire, avec ses vieux qui gagattent et ses familles qui essaient en vain de s’excuser de les y avoir parqués, puis avec son incinération et les préparatifs chaotiques qui l’ont précédée. La seconde partie du film est plus courte et se recentre sur Neige. Le film chorale devient un film solitaire. On adhère moins à cette introspection nombriliste dont on pressent l’issue, dans les rues ensoleillées d’Alger en plein Hirak.

ADN ne m’a pas emporté comme Mon roi l’avait fait : un film passionné, excessif, irrésistible, parmi mes tout préférés de l’année 2016. ADN est plus sage. Il n’en est pas moins touchant.

La bande-annonce

City Hall ★★★☆

Documentaire de 4h30, City Hall décrit au jour le jour le fonctionnement de la municipalité de Boston, dirigée par un maire démocrate.

Le match est plié depuis belle lurette : Frederick Wiseman est le plus grand documentariste contemporain. Mais, à quatre vingt dix ans passés, ce natif de Boston joue les prolongations et revient dans sa ville natale pour nous en présenter le fonctionnement modèle, à mille lieux du Midwest trumpiste où il avait planté sa caméra dans son précédent documentaire, Monrovia, Indiana.

Le vieux documentariste poursuit inlassablement sa radioscopie des institutions américaines. Après la prison (Titicut Follies), le musée (National Gallery), l’université (At Berkeley), la bibliothèque publique (Ex Libris), il décrit un objet plus large, plus transversal : une municipalité. Il ne s’agit pas de raconter une ville dans son ensemble, mais, une fois encore, le fonctionnement d’une institution bien précise, dans ses multiples facettes, dans sa triviale quotidienneté.

Le documentaire, d’une durée hors normes, voit se succéder quarante-cinq séquences, plus ou moins longues. Dans un montage dont on peut interroger le sens (y a-t-il une progression ? un début ? une fin ?), chaque service de la municipalité a droit à son coup de projecteur : le relèvement des ordures, les Parcs & jardins, la Commission handicap, les Archives, etc. Chaque événement qui scande la vie municipale est lui aussi scrupuleusement archivé : un mariage gay, le 11-novembre, la parade organisée en l’honneur des Red Soxs au lendemain de leur onzième victoire aux World Series

Frederick Wiseman nous a habitués à ses formats hors normes : Ex Libris et In Jackson Heights duraient plus de trois heures, At Berkeley en durait plus de quatre…. mais il bat ici son record avec un documentaire de deux cent soixante-douze minutes. Une telle durée peut sembler inhumaine et l’idée a sans doute traversé l’esprit des producteurs de couper ce documentaire en deux. Mais, à condition de s’y être mentalement préparé – et d’avoir une vessie en sachet Cora – on se laisse happer par ce voyage et son rythme métronomique : des séquences de cinq-six minutes entre lesquelles s’intercalent quelques plans fixes de Boston s’enfonçant dans l’hiver.

City Hall est un hymne à la démocratie locale. Une démocratie locale participative, fraternelle, plurielle, incarnée par le maire de Boston, Martin Walsh. Jamais Frederick Wiseman ne s’était à ce point intéressé à un seul personnage – qu’on voit dans un bon tiers des séquences. Il faut dire que le personnage semble tout droit sorti d’un film de Capra : descendant d’immigré irlandais, il a survécu à un cancer infantile qui l’a tenu quatre ans loin de l’école, avant de sombrer dans l’alcoolisme, l’âge adulte venu.

City Hall constitue sans doute le meilleur clip électoral jamais tourné. D’ailleurs, les esprits chagrins regretteront l’absence de contrepoint à la présentation de ce maire modèle : aucune de ses réalisations n’a-t-elle jamais été critiquée ?
Sorti quelques jours à peine avant les élections présidentielles américaines, alors que l’Amérique et le monde retiennent leur souffle, affolés à l’idée d’une possible réélection de Donald Trump, City Hall constitue aussi le plus vibrant éloge de l’art de gouverner.

La bande-annonce

Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary ★★★☆

En pleine conquête de l’Ouest, Martha Jane Cannary est une petite fille de dix ans comme tant d’autres qui avec son père, son petit frère et sa petite sœur, traverse dans une caravane de pionniers les plaines immenses du Midwest. Quand son père se blesse, la responsabilité de conduire le charriot incombe à la jeune Martha qui a appris en cachette à monter à cheval, à lancer le lasso et à porter des pantalons. Ses nombreuses enfreintes au règlement lui valent le surnom de « calamité » et l’hostilité de l’austère chef du convoi qui, lorsqu’un vol est commis, en prend prétexte pour mettre Martha aux arrêts.
La petite fille s’enfuie et se jure de retrouver l’auteur de ce vol pour prouver son innocence. C’est le début d’aventures étonnantes et de rencontres surprenantes.

Le producteur Henri Magalon est mon ami depuis la maternelle. Même Balladur et Chirac ne pouvaient se revendiquer d’une amitié aussi ancienne ! Sa société May Be Movies a produit depuis une quinzaine d’années des petits bijoux. On lui doit Ernest et Célestine, Zombillénium… Il retrouve Rémi Chayé dont il avait produit le premier film d’animation en 2015, Tout en haut du monde.

Calamity présente beaucoup de ressemblance avec ce premier film. D’abord la beauté de son dessin : des grands à-plats de couleurs vives sans contour de ligne. Ensuite des paysages grandioses pour raconter des destins historiques : Tout en haut du monde évoquait l’exploration arctique, Calamity la conquête de l’Ouest. Enfin et peut-être surtout son thème sous-jacent terriblement contemporain : l’émancipation des filles et la lutte contre les stéréotypes de genre.

Les deux films ont pour héroïnes des jeunes filles qui se battent contre le machisme de la société de leur temps. Calamity porte des pantalons et revendique le même rôle que les garçons. Le parcours initiatique plein d’embûches qu’elle suivra tambour battant est un récit d’émancipation où elle croisera quelques figures tutélaires, notamment une chercheuse d’or au tempérament bien trempé – qui parle avec la voix bien reconnaissable d’Alexandra Lamy.

Cristal du meilleur long métrage au dernier festival d’Annecy, accueilli par une critique dithyrambique et un public enthousiaste, Calamity se regarde dès six ans. Dépêchez vous d’aller le voir avec vos enfants/neveux/filleuls avant que les vacances ne se terminent et que les salles ne referment !

La bande-annonce

Israël, le voyage interdit ★★☆☆

Israël, le voyage interdit est un documentaire fleuve, de plus de onze heures, sorti en salles en quatre parties. Il est l’œuvre de Jean-Pierre Lledo, un documentariste français, né en Algérie en 1947 d’une mère juive et d’un père communiste venu de Catalogne. Marxiste lui aussi, athée, anti-colonialiste et pro-indépendantiste, Jean-Pierre Lledo nourrit jusqu’en 1993, date de son départ forcé d’Algérie sous la menace des islamistes, le rêve d’une Algérie multiconfessionnelle et multiethnique qu’il a raconté dans trois documentaires, Un rêve algérienAlgéries, mes fantômes et Algérie, histoires à ne pas dire, réalisés en 2003, 2004 et 2007.

Ce rêve engendrait mécaniquement un préjugé partagé dans tout le monde arabe : le rejet épidermique d’Israël et du projet sioniste, accusés d’avoir spolié les Palestiniens de leurs terres et d’y avoir instauré au mépris des résolutions de l’Onu un régime d’apartheid.

C’est ce préjugé que Jean-Pierre Lledo, accompagné de sa fille Naouel et de sa monteuse Ziva Postec (qui assista Claude Lanzmann dans le montage de Shoah), vient déconstruire en Israël, à la rencontre des Juifs et des Arabes qui y habitent. Ce lent processus prend la forme d’un long road movie à travers Israël, un pays si petit qu’on finit immanquablement par repasser souvent dans les mêmes lieux symboliques : le Mur des lamentations, la porte de Damas, le lac de Tibériade, la plage de Tel Aviv…

Jean-Pierre Lledo filme caméra à l’épaule et reste invisible, sauf à l’occasion d’une scène unique : celle où on le voit se recueillir sur la tombe de son oncle, qui quitta l’Algérie en 1961 pour venir en Israël et avec lequel le cinéaste, aveuglé par son idéologie, avait coupé tout lien, une rupture dont il se repent aujourd’hui. C’est donc surtout sa fille, Naouel, une resplendissante jeune femme d’une trentaine d’années, et sa monteuse et infatigable traductrice, dont on comprendra dans le tout dernier plan le lien qui l’unit à elle, que le réalisateur filme. Son documentaire en acquiert une dimension familiale, presqu’intime. Au bout de onze heures, bercé par la voix lente et rocailleuse du narrateur, on a presque l’impression d’être devenu le quatrième passager de cette voiture avec laquelle le trio sillonne le pays.

Israël, le voyage interdit ne se revendique pas, ainsi que son titre pourrait le laisser augurer, comme le portrait d’un pays, mais plutôt, ainsi que son sous-titre l’annonce, comme la réalisation d’un tabou : comment un marxiste anti-colonialiste peut-il se rendre dans un pays dont son idéologie nie l’existence et revendique la destruction ? qu’y découvre-t-il ?

Il y découvre un pays « exceptionnel » qui a réalisé le rêve qu’il avait nourri en Algérie et auquel il avait dû renoncer le cœur brisé : celui d’un État démocratique, multiconfessionnel et multiethnique. Jean-Pierre Lledo fait de la vie des Arabes d’Israël une description idyllique – qu’il compare à l’exil forcé des Juifs des pays arabes ou à la dhimmitude dans laquelle ils ont été réduits. Il documente soigneusement, témoignages d’archéologues ou d’historiens à l’appui, l’ancienneté de la présence juive en Terre promise, l’interdiction injuste de s’y installer ou même d’y venir en pèlerinage (ainsi à Hebron) durant la domination ottomane ou anglaise et, a contrario, aujourd’hui, la magnanimité de l’Etat d’Israël à concéder le Mont du Temple à la Jordanie

Ce constat partisan choquera les pro-Palestiniens de tous poils qui, avec des arguments souvent solides, reprocheront au contraire au sionisme ses tares historiques et ses fautes actuelles. Le procès qu’instruit Jean-Pierre Lledo manque de l’objectivité qu’on attendrait d’un documentaire équilibré sur Israël et la Palestine. Il y donne la part trop belle aux Juifs de toutes origines qui revendiquent leur droit à occuper la terre de la Bible et caricature les Arabes en suppôts de l’islamisme, obnubilés par un seul projet négationniste: l’annihilation d’Israël.

Mais Jean-Pierre Lledo a l’humilité de reconnaître sa subjectivité. C’est la limite de son projet : un documentaire de onze heures sur l’aliyah d’un homme est un peu longuet. Mais c’est aussi ce qui en fait le prix : la vérité d’un homme n’est pas moins intéressante que celle d’un pays.

La bande-annonce

Peninsula ★★☆☆

Quatre ans ont passé depuis la pandémie qui a dévasté la péninsule coréenne et dont quelques rares survivants seulement ont réussi à s’échapper, par train ou par mer.
Parmi ceux ci, un ancien officier de l’armée coréenne végète à Hong Kong en tentant d’oublier en vain la mort de sa sœur et de son neveu. Un gang de mafieux chinois le recrute avec trois comparses pour une mission risquée : retourner en Corée pour y récupérer une camionnette remplie de billets de banque.
Arrivée sur place, l’escouade fait de surprenantes rencontres : une horde de militaires dégénérés, une veuve courageuse, ses deux filles et leur grand-père…

Dernier Train pour Busan fut, de l’avis général, un film exceptionnel. Peninsula est en train de devenir, au terme d’un arrêt tout aussi radical rendu par ce même tribunal populaire un bide retentissant. Tant pis pour ses distributeurs qui, après bien des hésitations, décidèrent de maintenir malgré le couvre-feu sa sortie à la date prévue et tant pis pour les exploitants qui ne doivent pas escompter de ses spectateurs aux abonnés absents qu’il ramène les foules en salles.

Ce double jugement appelle deux mises au point. Dernier Train pour Busan n’était peut-être pas si bien que ça et Peninsula pas si mauvais.

Dans un cas comme dans l’autre, les neurones ne sont pas très sollicités. Dans un cas comme dans l’autre, on en prend plein les mirettes avec des scènes d’action aux effets spéciaux trop voyants filmées comme de vulgaires jeux vidéo.
Leur scénario n’est pas sans point commun qui convoque à chaque fois une bande de personnages  suffisamment nombreuse pour en sacrifier une bonne partie. Dans Peninsula, on a 4 membres de l’escouade + 4 membres de la petite famille (la veuve, ses deux filles et le grand-père). Combien survivront ? Si j’étais vous, je ne parierais pas sur le grand-père…

Avec son intrigue dans un train fou, Dernier Train pour Busan louchait du côté de Snowpiercer. Peninsula regarde plutôt du côté de Mad Max : le III avec ses jeux du cirque, le IV avec ses courses-poursuites.

Peninsula s’achève dans un déluge pyrotechnique de bons sentiments. Le public coréen lui a fait un triomphe. En France, il n’aura convaincu que les mordus du genre.

La bande-annonce

Le Feu sacré ★★★☆

Ascoval est une aciérie du nord de la France placée en redressement judiciaire fin 2017 qui, grâce au soutien de l’État, a disposé de douze mois pour trouver un repreneur. Le documentariste Eric Guéret a filmé cet angoissant compte à rebours.

Des documentaires sur des usines au bord du dépôt de bilan et sur des ouvriers en grève, on en a déjà vu quelques uns : La Saga des Conti en 2013,  Des Bobines et des Hommes en 2017. On a surtout vu un film exceptionnel qui avait été accueilli avec un succès mérité : En guerre de Stéphane Brizé avec Vincent Lindon dans le rôle d’un syndicaliste CGT poussé à bout.

Pour autant, Le Feu sacré – qui aurait pu tout aussi bien s’intituler Dur comme fer – parvient à nous surprendre par un scénario plus rebondissant que ne l’aurait été la plus rebondissante des fictions. Fermera , fermera pas ? Jusqu’à l’ultime seconde, le suspense est maintenu. Et n’allez pas le gâcher en suscitant votre mémoire et/ou en allant consulter Wikipédia.

Mais cette trame rebondissante n’est pas le seul atout du film. Son principal est son absence de manichéisme. Ce genre de productions souffre en effet souvent d’un handicap : opposer bloc à bloc les ouvriers, engagés dans une juste lutte pour sauver leur emploi, et des patrons, obsédés par la réduction des coûts, insensibles à la souffrance humaine – sans parler d’un État impuissant à s’opposer à cette logique capitaliste mortifère.

Le Feu sacré a l’immense vertu de ne pas céder à ces simplifications-là. Le documentaire ne nous montre pas des acteurs sociaux figés dans des rôles caricaturaux écrits d’avance mais au contraire des partenaires prêts à des concessions pour atteindre un objectif commun : la survie d’un savoir-faire industriel et la défense de l’emploi.

Les ouvriers, viscéralement attachés à leur outil de production, malades à l’idée d’abandonner une communauté qui est devenue pour eux une seconde famille, ont la clairvoyance d’accepter des concessions sur le temps de travail pour satisfaire un éventuel repreneur. Le patron est un modèle du genre, qui se bat pour réduire les coûts sans jamais ignorer le prix des efforts qu’il exige, aussi convaincant dans le documentaire qu’à l’avant-première à laquelle j’ai eu la chance d’assister en sa présence. Même les hommes politiques, qui jouent d’habitude les méchants de service, s’en tirent plutôt bien : on voit Bruno Lemaire, ministre de l’Économie, « mouiller la chemise » pendant de longues négociations, on voit surtout Agnès Pannier venir à Saint-Saulve et changer radicalement de pied sur une entreprise qu’elle croyait condamnée mais dont on lui démontre la viabilité.

Dans le débat qui a suivi la projection du film, hélas abrégé par le couvre-feu qui s’annonçait, la salle bruissait d’interventions militantes, exaltant la colère des ouvriers, attaquant la carence de l’État. Je me sentais bien seul dans mon costume-cravate passe-muraille qui trahissait trop visiblement mon appartenance à la caste honnie des énarques dominateurs et sûrs d’eux-mêmes. Je sais gré au réalisateur, à son producteur et au patron, Cédric Orban, d’avoir salué le rôle de la haute fonction publique dans la reprise d’Ascoval : une haute fonction publique qui, contrairement à ce qu’imaginent les complotistes de tous bords, n’est pas gangrenée par la corruption et minée par l’incompétence, mais qui essaie, tant bien que mal, d’œuvrer chaque jour au bien commun.

Le Feu sacré est un documentaire touchant et intelligent dont on regrettera qu’il ne sorte malheureusement que sur deux salles à Paris. À voir absolument.

La bande-annonce

A Dark-Dark Man ★☆☆☆

Dans l’immense plaine kazakhe, au milieu de nulle part, un jeune garçon est violé et tué. La police corrompue maquille les lieux du crime et inculpe un benêt. C’est à Bekzat, un jeune policier fraîchement émoulu, qu’il incombera de faire disparaître l’inculpé comme avaient disparu dans des circonstances tout aussi fumeuses les précédents accusés de crimes similaires.
Mais l’arrivée d’Ariana, une belle journaliste, va perturber cette mécanique bien rodée et obliger Bekzat à une impossible rédemption.

Né en 1982, originaire de Karaganda dans le centre du Kazakhstan, Adilkah Yerzhanov a déjà tourné neuf longs métrages. A Dark, Dark Man est le deuxième sorti en France. Le premier, La Tendre Indifférence du monde, avait été sélectionné dans la section Un certain regard à Cannes en 2018.

La Tendre Indifférence du monde racontait une histoire d’amour impossible. Avec A Dark, Dark man, Yerzhanov change de registre. Il tourne un film noir sous le soleil froid de la steppe kazakhe. Son ironie muette rappelle Kaurismäki, la violence décomplexée de ses porte-flingues Kitano. La sublime Dinara Baktybaeva, une star au Kazakhstan, déjà remarquée dans La Tendre Indifférence… porte le même trench-coat que les héros du Samouraï de Melville.

Malheureusement, l’intrigue minimaliste de A Dark, Dark Man a tôt fait de lasser le spectateur. L’évolution intérieure de son héros est lourdement prévisible. La sophistication des cadrages vire vite au maniérisme. Aussi exotique soit-il, A Dark, Dark Man n’est pas plaisant, il est complaisant.

La bande-annonce