Little Joe ★☆☆☆

Alice (Emily Beecham) élève seule son fils Joe. Elle s’investit plus que de raison dans son travail de phytogénéticienne dans un laboratoire botanique. Elle y est chargée avec son collègue Chris (Ben Whishaw) du développement d’une plante révolutionnaire susceptible de développer chez ceux qui en hument le pollen un sentiment de tendresse maternelle.
Toutefois les premiers tests révèlent des résultats surprenants.

Jessica Hausner est une réalisatrice au style particulier. Formée à l’école de Michael Haneke (elle travailla comme script sur le tournage de Funny Games), elle reproduit les caractéristiques bien reconnaissables du maître autrichien bi-palmé (pour Le Ruban blanc en 2009 et pour Amour en 2012) : des plans savamment composés, une musique et un son très travaillés, la violence sous-jacente des situations, des univers glaciaux qui reflètent le vide désespérant des cœurs et des âmes… Cinéaste européenne par excellence, elle a d’abord tourné en Autriche (Lovely Rita, Hotel), puis en France (Lourdes), en Allemagne (Amour fou) et maintenant au Royaume-Uni avec un casting cosmopolite où on reconnaît Kerry Fox, l’actrice néo-zélandaise fétiche de Jane Campion qui tenait, il y a près de trente ans, le premier rôle de An Angel at my table.

Little Joe flirte avec le surnaturel : la plante créée par Alice diffuse un poison qui prend possession de la volonté de ceux qui la respirent. Le film se réduit à cette idée-là. Certes, Emily Beecham joue excellemment (sa composition lui a valu le prix d’interprétation féminine à Cannes) ; mais le plaisir qu’on prend à la regarder ne suffit pas à lui seul à maintenir l’intérêt du spectateur deux heures de rang.

La bande-annonce

J’accuse ★★☆☆

« D’après une histoire vraie ». On connaît tous « l’affaire » (du nom du livre exceptionnel que lui avait consacré Jean-Denis Bredin) : comment le capitaine Alfred Dreyfus a été accusé, sur la base d’un « bordereau » retrouvé dans la poubelle de l’attaché militaire allemand à Paris, d’intelligence avec l’ennemi, comment il a été jugé en cour martiale, dégradé dans la cour de l’École militaire par un froid matin d’hiver (que Polanski reconstitue avec un soin maniaque), comment il a été déporté sur l’île du Diable au large de la Guyane.
On sait aussi que Dreyfus n’était pas l’auteur du fameux bordereau rédigé en fait par le commandant Esterhazy mais que l’Armée s’est longtemps refusée à l’admettre, s’opposant à la réouverture du dossier.
On sait enfin que l’affaire a clivé la société française entre antidreyfusards et dreyfusards, les premiers, souvent antisémites, estimant que le respect dû à l’institution militaire devait tout primer, alors que les seconds, ralliés derrière Emile Zola et son célèbre « J’accuse » publié dans « L’Aurore » en janvier 1898, menaient un combat victorieux pour innocenter Dreyfus au nom de la vérité contre la raison d’État.

C’est cette histoire archi-connue que raconte Roman Polanski dans un film très attendu qui a reçu à la Mostra de Venise le Grand Prix du jury. Les polémiques qui entourent son réalisateur ne facilitent pas sa réception. Autant je suis gêné des appels aux boycotts qu’on entend ici ou là, autant je suis embarrassé par le thème de ce film et par les parallèles hasardeux que Polanski ou ses avocats (à commencer par Pascal Bruckner) esquissent entre Dreyfus condamné, quoiqu’innocent, à la vindicte populaire et le réalisateur polonais recherché par la justice américaine pour des faits d’abus sexuel sur mineur commis en 1977 en Californie.

Essayons de s’abstraire de cette polémique bruyante et de juger le film pour ces qualités intrinsèques.
C’est là que le bât blesse.

Polanski transforme l’Affaire Dreyfus en BD façon Tintin. On y suit le colonel Picquart, cet officier qui, en découvrant les preuves de la culpabilité de Esterhazy, a permis d’innocenter Dreyfus. Le film se compose de deux parties distinctes : la première est une enquête policière menée tambour battant qui se conclut par la découverte de l’auteur du fameux bordereau, la seconde est un procès au dénouement plus ambigu. Le problème est que le scénario ne prend aucun recul, ne montre jamais ce qui était en jeu dans « l’affaire » et pourquoi elle a traumatisé la IIIème République. À trop s’attacher aux faits, Polanski rate l’essentiel : le combat de la raison d’État contre la justice.

Pour filmer cette histoire, Polanski convoque une impressionnante galerie d’acteurs. Jean Dujardin endosse le rôle du colonel Picquart ; mais, mal dirigé, il ne réussit pas à faire oublier le charme et l’ironie de son personnage d’OSS 117. Dès que son œil frise, on imagine qu’il va décocher un trait d’humour. Louis Garrel est beaucoup plus convaincant dans le rôle d’Alfred Dreyfus – qui était en fait, à rebours de l’imagerie construite autour du bagnard de Guyane, prétentieux et raide. Comme devant la cérémonie des Césars, on se plaît à reconnaître tour à tour Matthieu Amalric, Denis Podalydès, Melvil Poupaud, Gregory Gadebois, Vincent Perez, Michel Vuillermoz…. On dirait que la totalité de la Comédie française s’est délocalisée sur le plateau du tournage. Le casting est désespérément masculin et il a fallu à Polanski gonfler l’importance du personnage de Pauline Monnier, la maîtresse de Picquart, pour trouver un rôle à sa femme, Emmanuelle Seigner, quasiment de tous ses films depuis Frantic en 1988.

Pendant plus de deux heures, on ne regarde pas sa montre ; car l’histoire est riche en rebondissements. Mais on sort de la salle pas vraiment convaincu par cette mise en scène ultra-classique sur un scénario ultra-connu. Un peu le même sentiment qu’à la découverte des Dix Commandements de Cecil B. de Mille

La bande-annonce

Une colonie ★★☆☆

Mylia est adolescente. Elle habite au fond de la campagne québécoise une petite maison avec ses parents et sa sœur cadette, la turbulente Camille. Elle s’apprête à effectuer sa rentrée scolaire dans un nouveau collège. Elle y fait deux rencontres déterminantes : Jacinthe, une redoublante délurée, et Jimmy, un beau et ténébreux collégien.

Le titre du film laisse penser que son action se déroulera le temps d’une colonie de vacances. Mais il n’en est rien. Plus classiquement, on suivra Mylia durant les premières semaines de cours jusqu’aux fêtes d’Halloween et aux premières neiges. Dans son nouvel environnement, l’adolescente timide et réservée est désorientée. Elle peine à se plier aux injonctions qui lui sont adressées par ses aînées : tenue vestimentaire, maquillage, relation aux garçons. Elle est à la fois impatiente et terrifiée à l’idée de sacrifier à ces rites de passage.
Simultanément une histoire se tisse autour du personnage de Jimmy qui fait partie de la tribu des Amérindiens Abenaki. Comme Mylia, il nage en plein désarroi identitaire : ses origines lui sont rappelées par une enseignante pourtant bienveillante alors qu’il n’aspire qu’à l’invisibilité.

Une colonie ne révolutionnera pas le genre, déjà bien fourni, du roman d’apprentissage. Diffusé en France dans un réseau confidentiel de salles malgré le prix du meilleur film qu’il a décroché aux Canadian Screen Awards 2019 (les Oscars canadiens), il est condamné à passer inaperçu de ce côté-ci de l’Atlantique. Pourtant, il porte un double exotisme : on réalise en le visionnant que le cinéma québécois ne se réduit pas aux seuls films de Xavier Dolan et que les ados mal dans leur peau n’habitent pas tous en banlieue parisienne.
Et on n’oubliera pas de sitôt la prestation de la jeune Emilie Bierre, déjà remarquée dans Genèse, qui s’est vue décerner pour son rôle le prix de la meilleure actrice aux Canadian Screen Awards 2019.

La bande-annonce

L’Audition ★★☆☆

Anna (Nina Hoss) est professeure de violon au Conservatoire. Elle est chargée de préparer le jeune Alexandre à son audition et s’investit tout particulièrement dans cette tâche au point de repousser les limites de son élève.
La professeure, froide et inflexible, cache bien des failles secrètes. Rongée par la maladie, elle est incapable de se produire en public. Malheureuse dans son couple, elle trompe son mari (Simon Abkarian) avec un collègue violoncelliste (Jens Albinus). Bourreau de travail, elle reporte sur son fils ses ambitions déçues.

L’Audition est un film sur la musique et son apprentissage. Je ne suis moi-même qu’un musicien du dimanche et n’ai jamais pratiqué mon art au niveau d’excellence des personnages du film. Mais je crois qu’il expose fort bien deux situations rarement filmées avec autant de finesse. D’une part quand il montre Alexandre travailler le presto d’une sonate de Bach,  la recherche maniaque de la perfection dans l’inlassable répétition d’un même morceau, d’un même passage jusqu’à l’épuisement. D’autre part, la place envahissante que la pratique d’un instrument peut prendre dans la vie d’une famille, a fortiori si plusieurs de ses membres s’y adonnent.

Je suis un fan absolu de Nina Hoss dont j’admire la beauté, l’élégance et la finesse de jeu. J’ai adoré les films qu’elle a tournés sous la direction de Christian Petzold : dans Barbara, en 2012, elle joue une chirurgienne qui tente de tromper la surveillance de la Stasi, dans Phoenix, en 2014, elle est une rescapée des camps de concentration. Elle « personnifie l’Allemagne, comme Hanna Schygulla à une époque » écrit d’elle Libération dans le portrait qu’il lui consacre début 2016 à l’occasion de la sortie d’une pièce de Yasmina Reza dont elle tient le premier rôle.

Trop rare sur nos écrans, j’étais impatient de la retrouver.
Ces retrouvailles furent en demi-teinte.
Sans doute Nina Hoss est-elle impériale dans un rôle complexe et ambigu. Son personnage force l’admiration autant qu’il inspire l’effroi. Il n’est pas sans rappeler, la sexualité pathologique en moins, la pianiste interprétée par Isabelle Huppert dans le film éponyme de Michael Haneke inspirée du livre de Elfriede Jelinek.
Mais son personnage est si déroutant, si glaçant, si opaque, qu’il annihile l’élan de sympathie qu’on aurait aimé ressentir pour lui.

La bande-annonce

XY Chelsea ★☆☆☆

En 2010, Bradley Manning, soldat de première classe déployé en Irak, a transmis à WikiLeaks 750,000 documents classifiés sur la guerre américaine en Afghanistan et en Irak. Rapidement arrêté, placé en isolement, jugé devant une cour martiale, Bradley Manning sera condamné en 2013 à trente cinq ans de rétention.
Le lendemain de sa condamnation, Manning rend publique sa décision d’entamer un traitement hormonal, de changer de sexe et de prendre le prénom de Chelsea.
En janvier 2017, trois jours avant la fin de son mandat, le président Obama commue la peine du soldat Manning. La caméra de Tim Travers Hawkins l’attend à la sortie de la prison et l’accompagne dans son difficile retour à la vie civile.

XY Chelsea traite deux sujets en un. D’une part « l’affaire Manning » : la dissémination de documents classifiés par un « lanceur d’alerte ». D’autre part l’histoire intime de Bradley/Chelsea Manning en pleine réattribution sexuelle.

En trop complète empathie avec son sujet, XY Chelsea prend fait et cause pour le whistleblower. Le documentaire ne pose pas objectivement la question des torts du soldat Manning, santo subito du droit à l’information sans que soient examinés les motifs de sa condamnation. Et l’on n’apprend pas grand chose du changement de sexe de Chelsea. Les récents documentaires Coby (dont le personnage principal vient de mourir) ou Finding Phong étaient, sur ce sujet, autrement plus fouillés.

XY Chelsea a le tort de traiter ces deux sujets de front. La défense rétorquera que Chelsea avait justement à affronter dans sa vie quotidienne un double défi intérieur et extérieur. Mais, en amalgamant les deux sujets, en insistant sur la fragilité et le mal-être de Chelsea Manning, XY Chelsea donne à penser que ses actes trouvent leur explication dans ses troubles identitaires. Au lieu de glorifier, comme il en nourrit explicitement le projet, un héros du droit à l’information, XY Chelsea nous montre un gamin perdu, mal dans sa famille, mal dans sa peau, mal dans son travail et mal dans son genre.

La bande-annonce

J’ai perdu mon corps ★★★☆

Une main coupée réussit à s’échapper du laboratoire où elle était conservée et à traverser la ville en en déjouant les embûches.
Pendant ce temps – ou peut-être quelques mois plus tôt – on fait la connaissance de Naoufel, un jeune Marocain qui rêvait de devenir concertiste et astronaute avant de quitter son pays natal pour la France. Hébergé par un oncle négligent, livreur de pizzas maladroit, il tombe éperdument amoureux de Gabrielle et réussit à se faire embaucher par son oncle menuisier pour se rapprocher d’elle.

J’ai perdu mon corps sort sur les écrans précédé d’une réputation louangeuse : présenté à la Semaine internationale de la critique à Cannes, prix du public à Annecy, plusieurs amis (poke Henri poke Florent) m’en ont fait l’éloge et passeront au crible ce que je vais en dire.

Qu’ils soient rassurés : je partage leur enthousiasme.
J’ai perdu mon corps est un film d’animation au scénario complexe. C’est l’adaptation d’un roman graphique de Guillaume Laurant, le scénariste attitré de Caro & Jeunet depuis La Cité des enfants perdus, Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain et Un long dimanche de fiançailles.
L’histoire entrelace trois fils narratifs en restant d’une parfaite lisibilité. Au présent, on suit sur un mode fantastique façon Franju une main coupée à travers Paris dans des séquences qui empruntent au cinéma d’action : cascades aériennes, poursuites au ras du bitume, plongée dans les sous-sols du métro… Au passé simple, on exhume l’enfance heureuse du jeune Naoufel au Maroc avant le drame fondateur. Au passé composé, on revit ses dernières semaines et l’histoire de son coup de foudre pour Gabrielle.

J’ai perdu mon corps fait souffler un vent frais dans le cinéma français. Son sujet inédit, son traitement toujours juste, l’élégance de la musique signée Dan Lévy emportent l’adhésion. Et l’histoire d’amour, aussi gnangnan soit-elle, des deux protagonistes a même réussi à faire fondre mon cœur de vieux scrogneugneu bientôt quinquagénaire. Que demander de plus ?

La bande-annonce

Vous êtes jeunes, vous êtes beaux ★☆☆☆

Lucius (Gérard Darmon) a soixante-treize ans. Atteint d’un mal incurable, la médecine lui prédit une mort imminente. Lucius vit seul dans un appartement modeste. Il n’a pour seule amie que Mona (Josiane Balasko), retraitée elle aussi, qui attend un hypothétique déménagement dans la maison de ses enfants.
La vie de Lucius bascule après sa rencontre avec Lahire qui lui propose contre finance de participer à une activité illégale.

Le jeune réalisateur Franchin Dion a rassemblé autour de lui une belle brochette de septuagénaires : Gérard Darmon, Josiane Balasko, mais aussi Patrick Bouchitey (dans le rôle d’un vieux beau dopé à la coke et au Viagra) et Denis Lavant (né en 1961, il fait bien dix ans de plus que son âge) dans un drame d’un pessimisme noir. Son propos, pour lui qui vient de Chine où le respect des aînés est un principe inviolable de la vie familiale : dénoncer la solitude et l’abandon dans lesquels les personnes âgées achèvent leur vie dans nos sociétés occidentales.

Tout est glauque dans ce film. Les lumières blafardes d’un hiver sans soleil dans une banlieue sinistre, les néons nocturnes. Et, bien sûr, ces scènes à la Fight Club, presque grotesques où des vieillards se combattent à mains nues, les chairs flasques, la peau ridée, les muscles fondus.

On peut, si l’on est bien luné, trouver beaucoup de beauté et de poésie dans ces extérieurs glacés et ces scènes de cabaret à la Otto Dix. Mais, la radicalité déprimante et le défaitisme accablant de Vous êtes jeunes, vous êtes beaux, risquent d’avoir raison de la joie de vivre du plus optimiste des spectateurs.

La bande-annonce

La Belle Époque ★★★☆

Victor (Daniel Auteuil) est un vieux dessinateur de BD qui affiche volontiers sa détestation du monde qui l’entoure. Sa femme Marianne (Fanny Ardant) étouffe aux côtés de ce misanthrope. Cette brillante psychanalyste a pris un amant (Denis Podalydès) et finit par mettre son ami à la porte.
C’est le moment que Victor choisit pour utiliser le cadeau que son fils lui a fait à son dernier anniversaire : un voyage dans le temps à l’époque de son choix.
Le service est fourni par la société d’Antoine (Guillaume Canet) : avec un soin maniaque, ce réalisateur despotique reconstitue pour ses riches clients l’époque qu’ils rêveraient d’avoir connue. Pour Victor, ce sera le 6 mai 1974, à Lyon, le jour où Marianne est entrée dans sa vie. Antoine convainc Margot (Dora Tillier), avec laquelle il entretient une relation compliquée, d’interpréter le rôle de Marianne jeune.

Comment filmer le temps qui passe ? Comment faire toucher du doigt au spectateur de cinéma l’épaisseur du temps qui passe et le poignard de la nostalgie ? Trois solutions logiques existent. La première : la fresque historique. Raconter une histoire qui se déroule sur plusieurs décennies en suivant son fil chronologique. C’était le parti retenu par Nicolas Bedos – que la question du temps et de la nostalgie décidément taraude – dans son premier film, le très réussi Monsieur et Madame Adelman. Le deuxième : les flash-back. On oublie que des chefs d’oeuvre comme Citizen Kane, Amadeus, Cinema Paradiso ou Titanic – ou La Recherche de Proust – sont construits sur un flashback qui en décuple la profondeur. Le troisième, plus audacieux, c’est le voyage dans le temps science-fiction et ses innombrables apories.

La Belle Époque en invente un quatrième : la reconstitution théâtrale. Faire jouer aux personnages d’une époque leur propre rôle dans le passé. Une sorte de Truman show dans le temps. Le procédé pourrait tourner court. Car Victor sait bien qu’il joue une reconstitution historique et que tous les personnages qu’il y croise sont des acteurs dûment préparés et rémunérés. Mais, miraculeusement, le procédé fonctionne grâce à une mécanique scénaristique d’une impressionnante efficacité et grâce à un quatuor d’acteurs épatants.

Dans ce quatuor, on peut néanmoins faire la fine bouche et reprocher à Guillaume Canet d’interpréter un rôle qu’il a décidément trop joué, celui quasi-autobiographique de l’homme de cinéma tyrannique, et à Fanny Ardant – dont je sais qu’elle compte des admirateurs inconditionnels – les limites de son jeu de vieille bourgeoise un peu foldingue. En revanche, Daniel Auteuil et Doria Tillier sont formidables. Daniel Auteuil, comme Catherine Deneuve et Isabelle Huppert, on l’a beaucoup vu ces trente dernières années. Trop peut-être. Dans des comédies pas drôles qui ne le flattaient guère. Loin du cabotinage qui pollue souvent son jeu, il compose ici un Victor attachant qui réussit, sans être ridicule à (re)tomber amoureux d’une femme de quarante ans plus jeune que lui. Mais c’est Doria Tillier qui crève l’écran. Elle n’est jamais aussi belle que quand Nicolas Bedos, son compagnon à la ville, la filme. Une scène est touchante où Guillaume Canet, double toxique de Nicolas Bedos lui-même, la guidant avec une oreillette, lui fait la confession de l’amour qu’il lui porte. On imagine que ces lignes ont été écrites par Nicolas pour Doria et on en est profondément ému.

Comme le faisait le mois dernier Chambre 212, La Belle Époque interroge intelligemment le couple. Le couple vieillissant de deux sexagénaires qui s’exaspèrent. Le couple naissant de deux trentenaires qui ne savent pas s’aimer. Et le couple improbable formé par Victor et Margot sur lequel l’ultime plan du film laisse planer l’éventualité d’un impossible dénouement.

La bande-annonce

Oleg ★☆☆☆

Oleg Nikitin atterrit à Bruxelles. Avec d’autres ressortissants de l’Europe de l’est, il travaille dans une boucherie de gros près de Gand. Mais, suite à un accident dont il est injustement accusé, il perd son emploi. Andrzej, un Polonais, accepte de l’héberger avec d’autres immigrés dans le pavillon qu’il est en train d’aménager. Mais la relation se tend avec le refus persistant d’Andrzej de payer à Oleg son travail.

Le cinéma balte ne s’exporte guère. On connaît quelques réalisateurs lituaniens (Shaunas Bartas et, dans la jeune génération Alanté Kavaité dont j’avais beaucoup aimé Summer). On avait découvert le cinéma estonien avec l’étonnant Crosswind de Martti Helde [on visitera avec profit à Tallinn un des musées du cinéma les plus intéressants au monde]. On n’avait jamais vu de film letton. C’est chose faite avec Oleg, projeté à la Quinzaine des réalisateurs en mai dernier à Cannes.

Hélas Oleg ne donne pas l’occasion d’entendre cette langue si belle – que mon épouse polyglotte manie avec une aisance qui force mon admiration, si on m’autorise ici cette confidence. Car Oleg parle russe. Il fait partie de cette minorité russophone repliée sur elle même et peinant à s’assimiler avec le reste de la population lettone.
La langue est d’ailleurs un enjeu dans le film où l’on en entend au moins six : le russe, le letton (parlé par une troupe de comédiens en tournée à Bruxelles à laquelle Oleg tente de se mêler le temps d’une soirée), le polonais, le français, le flamand, et bien sûr l’anglais, la langue que l’on utilise quand on ne sait pas en parler d’autres.

Oleg est un film éprouvant, qui documente le sort des immigrés d’Europe de l’est. Citoyens de l’Union européenne, ils peuvent y circuler librement à condition que leur pays leur délivre un passeport – ce qui n’est pas le cas d’Oleg qui doit obtenir, grâce à Andrzej, un faux passeport polonais. Mais, ensuite, il leur faut trouver un travail, dans des pays qui n’ont à leur proposer que des emplois sous-qualifiés et ingrats. Oleg le boucher devra bon gré mal gré travailler sur les chantiers puis dans un garage.

Aucune avanie n’est épargnée au héros que le réalisateur suit caméra à l’épaule en longs plans séquences façon Dardenne. Après la perte de son emploi, il tombe bientôt en quasi-esclavage auprès d’Andrzej, un caïd psychopathe qui alterne brusquement éclats de rire et cris de rage. Aucune planche de salut pour Oleg : ni chez cette compatriote croisée à Bruxelles qui le met à la porte quand elle apprend son statut, ni chez ses colocataires polonais ou russes qu’Andrzej exploite en échange de quelques bouteilles de vodka et un lit pour cuver.

On est bientôt écrasé par tant de noirceur. Et l’intérêt ne se maintient que dans l’anticipation de la prochaine humiliation que le malheureux Oleg devra encaisser.

La bande-annonce

:

Le Traître ★★☆☆

Au début des années quatre-vingts, les juteux bénéfices engendrés par le commerce de l’héroïne exacerbent les tensions au sein de la mafia sicilienne. Membre du clan des Bontate, dont l’étoile pâlit face à celle des Corleonesi, Tommaso Buscetta s’expatrie au Brésil pour échapper à la Seconde guerre de la mafia qui fait rage. Deux de ses fils, restés en Italie, y perdront la vie. Arrêté par la police brésilienne, puis extradé, Buscetta se venge en acceptant de parler au juge Falcone. Ses confessions permettront l’arrestation de plusieurs centaines de criminels et leur jugement.

Tommaso Buscetta (1928-2000) est connu pour être le premier repenti de la Mafia. Cette seule phrase contient trois erreurs. Premièrement, Buscetta ne fut pas le premier pentito même s’il fut sans doute le plus célèbre et si ses révélations au juge Falcone furent déterminantes pour faire tomber plusieurs maffiosi. Deuxièmement, il ne se considérait pas comme un repenti, comme un traître ayant donné les siens ; il estimait au contraire que ses compagnons avaient trahi les valeurs de leur communauté. Troisièmement enfin, Buscetta – et avec lui beaucoup de criminologues – considérait que la Mafia n’existait pas et préférait parler de l’Organisation ou de Cosa nostra.

Le film de Marco Bellocchio aurait pu être un documentaire tourné à partir d’images d’archives.
C’est une fiction qui n’en reste pas moins très fidèle aux faits et à leur chronologie. On y voit Buscetta couler des jours heureux à l’ombre du Pain de sucre de Rio, en compagnie de sa (troisième) femme et de ses nombreux enfants. On le voit face au juge Falcone. On le voit dans l’immense salle d’audience où les accusés s’entassaient dans des cages et lui criaient sa haine.

Ces scènes sont impressionnantes comme le sont les « confrontations » qui le mettent aux prises avec Pippo Calo, qui a manqué à son serment de protéger ses fils, et Toto Riina, le capo des Corleonesi.
Dans le rôle principal, Pierfrancesco Favino, qu’on avait déjà vu, sans retenir son nom, dans une foultitude de films italiens ces dix dernières années (Romanzo criminale, ACAB, Suburra) est impressionnant de maîtrise. On n’imagine pas que le prochain David du meilleur acteur – il a remporté déjà deux fois le David du meilleur second rôle masculin – puisse lui échapper en avril prochain.

Le Traître relève d’un genre bien connu : la biographie de gangsters façon Le Parrain ou Casino. Un genre qui a donné naissance à bien des chefs d’oeuvre et qu’il est audacieux de vouloir révolutionner. Telle n’est pas l’ambition de Marco Bellocchio, un vieux routier du cinéma italien qui, jusqu’alors, dans sa filmographie impressionnante, s’il avait radioscopié les soubresauts de la société de son pays, ne s’était jamais coltiné frontalement à la Mafia.

Son film a du coffre. il serait malhonnête de le contester. On n’oubliera pas de sitôt le personnage de Buscetta. Pourtant, quand bien même le rythme ne mollit pas un seul instant, on ne rentre jamais vraiment dans Le Traître qui souffre d’un dérangeant défaut de construction. On ne comprend pas les motifs pour lesquels Buscetta décide de « balancer ». On aurait imaginé une « tempête sous un crâne » façon Jean Valjean dans Les Misérables. Mais rien de tel ne se produit. Tout va trop vite dans ce film qui dure pourtant plus de deux heures trente. Ainsi, second exemple, du procès mené dans un joyeux chaos dont tout raisonnement juridique est cruellement absent. Les confrontations entre Buscetta et Calo puis Riina auraient pu tout aussi bien se dérouler dans une arrière salle de café, elles n’auraient été guère différentes.

On aurait aimé adorer ce drame shakespearien, cette fresque historique, cette biographie épique, on a l’impression en sortant de la salle d’avoir été spolié de son plaisir.

La bande-annonce