La Lutte des classes ★★★☆

Sofia et Paul sont de gauche. Résolument. Lui est un vieux punk anarchiste, batteur dans un groupe dont la célébrité se résume à un clip sobrement intitulé « J’encule le pape ». Elle est une jeune beurette de banlieue qui, à force de travail, est parvenue à intégrer un brillant cabinet parisien d’avocats.
Sofia et Paul ont acheté une petite maison avec jardin à Bagnolet de l’autre côté du périphérique. Ils y ont scolarisé à l’école publique Jean-Jaurès leur fils Corentin. Mais les années passant, la qualité de l’enseignement à l’école publique se détériore conduisant les parents des camarades de Corentin à les transférer à l’école privée Saint-Benoît. Sofia et Paul sont confrontés à un dilemme : la fidélité à leurs convictions politiques ou l’éducation de leur enfant ?

De film en film, Michel Leclerc et sa co-scénariste Baya Kasmi se sont fait une spécialité de creuser les contradictions de la gauche. Avec autant d’intelligence que de tendresse. Sans une once de cynisme. On se souvient de l’éclatant succès de Le Nom des gens, César 2011 du meilleur scénario et de la meilleure actrice pour Sara Forestier. La Lutte des classes reproduit la même recette. Malheureusement le succès public n’est pas au rendez-vous. Car peut-être le pitch du film n’a pas su exciter la curiosité au delà de la question simple qu’il semblait poser : Jean-Jaurès ou Saint-Benoît ?

Il y a pourtant beaucoup d’intelligence dans La Lutte des classes. À commencer par son titre. Le film ne se réduit pas à interroger le choix des parents de l’établissement scolaire de leur enfant. Un choix qui, au demeurant, se tranche facilement : connaissez-vous une famille qui, au nom de ses convictions politiques, a sciemment choisi de sacrifier la scolarité de ses enfants ?

Comme il l’avait fait dans Le Nom des gens ou dans Télé gaucho, Michel Leclerc interroge le vivre-ensemble, la mixité sociale et les limites plus ou moins fondées qu’on y met, la laïcité, la liberté individuelle, la vie de couple. La barque pourrait sembler bien chargée. Elle ne l’est pas grâce à un scénario très fluide qui n’est ni moralisateur ni simpliste. Si des questions graves sont traitées, le parti systématique est d’en rire sans vulgarité. Les personnages sont toujours justes, qui ne se réduisent jamais à leur caricature, à commencer par Édouard Baer – que je trouve parfois horripilant mais qui ne l’est pas ici – et par Leïla Bekhti qui confirme, huit ans après son César du meilleur espoir féminin, qu’elle fait désormais partie de la cour des grand.e.s

Pourquoi le public français plébiscite-t-il Qu’est ce qu’on a [encore] fait au Bon Dieu, pas drôle et vulgaire, et boude-t-il La Lutte des classes ?

La bande-annonce

90’s ★☆☆☆

À Los Angeles, au milieu des années quatre-vingt-dix, Stevie, treize ans, n’est plus tout à fait un enfant, pas encore un adolescent. Coincé entre une mère célibataire et un grand frère violent, il se rapproche d’une bande de quatre skateurs : Ray, grand frère de substitution, Fuckshit, bogosse et déconneur, Ruben, enfant battu, et Fourth Grade, l’œil vissé derrière sa caméra vidéo.

Sorti aux États-Unis en octobre 2018, projeté aux festivals de Toronto et de Berlin, 90’s (audacieuse traduction de Mid 90’s que les distributeurs français ont sans doute considéré trop difficile à prononcer) arrive sur nos écrans précédé d’une solide réputation. Les critiques sont dithyrambiques. « Tout y sonne juste, authentique, avec son lot de discussions à l’emporte-pièce sur le sexe, la famille, le skate » écrit L’Express. « Cette brève chronique d’apprentissage parvient à saisir avec une justesse inouïe l’instant du passage de l’enfance à l’adolescence » renchérit Ouest-France. « Le film aura finalement trouvé son ton, dans une vraie condensation, rendant à leur densité première les moments essentiels où un jeune garçon a transcendé son complexe d’infériorité pour en extraire une véritable poétique de petit homme » jargonne Les Cahiers du cinéma.

On est désolé de ne pas partager un tel unanimisme.
Même s’il a l’élégance de ne pas dépasser les quatre-vingt-dix minutes, 90’s nous a semblé bien longuet, étirant plus que de raison une trame étique. Ce coming of age movie traite d’un sujet mille fois filmé : la sortie de l’enfance. Il accumule les tics du cinéma indépendant : une caméra 16mm qui donne des images granuleuses aux tons fadasses, un format 4:3 dont on peine à comprendre la légitimité, des raccords brouillons, des angles de vue paresseux.

Les mânes de Larry Clark (des jeunes qui skatent) ou de Gus van Sant (des ados à la beauté angélique) sont invoquées. Autant revoir leur œuvre plutôt que s’imposer la nostalgie de la jeunesse fantasmée d’un acteur à succès (le rondouillard Jonah Hill, star de 21 Jump Street et SuperGrave, passé derrière la caméra pour son premier film).

La bande-annonce

Raoul Taburin ★☆☆☆

Raoul Taburin (Benoît Poelvoorde) est réparateur de vélos à Saint-Céron. Il est si doué dans son travail qu’on ne dit plus un vélo mais un « taburin ». Mais, depuis sa prime enfance, il cache un inavouable secret : il ne sait pas monter à vélo. Il a réussi à le dissimuler à son père (Grégory Gadebois), à une première fiancée puis à Madeleine (Aurore Clément).
Mais quand Hervé Figougne (Édouard Baer), le célèbre photographe, arrive dans le village et décide de photographier Raoul Taburin sur sa bicyclette, il n’a plus d’échappatoire.

Sempé ne s’en cache pas : l’adaptation racoleuse de son Petit Nicolas en 2009, pas plus que sa suite, Les Vacances du petit Nicolas en 2014, n’ont été à son goût. Au contraire, ce Raoul Taburin [a un secret] ne trahit pas l’auteur du roman graphique publié en 1995 chez Denoël. Il en a la poésie, la délicatesse, l’humour tendre.

Pour autant, adapter Sempé ne va pas de soi. Ses romans sans parole  passent difficilement au cinéma. Pierre Godeau s’en sort en surajoutant la voix off de Benoît Poelvoorde, parfois encombrante. Autre défi : les décors. Raoul Taburin a pour cadre un petit village drômois hors du temps, une communauté villageoise utopique que ne traverse aucun fracture sociale ou ethnique au risque de friser parfois le clip Chasse, pêche, nature et traditions.

Mais le principal défaut de Raoul Taburin n’est pas dans cette omniprésente voix off  ou dans ces décors surannés. Il est dans une trame trop pauvre pour nourrir tout un film. Pourtant, ses thèmes sont riches : le mensonge et le désir de s’en libérer, la honte et la difficulté à la dépasser. Mais très vite l’enjeu de Raoul Taburin se résume à une seule question : pas tant de savoir si le mythomane malgré lui révèlera la vérité – car on comprend rapidement qu’il n’a pas d’autre issue – mais comment il y parviendra.

Si les films gentillets, sans sexe ni violence, ont votre indulgence, si les pitreries de Benoît Poelvoorde et les grimaces d’Edouard Baer ne vous horripilent pas, si vous aimez la France éternelle façon Les Choristes ou La Guerre des boutons, vous vous laisserez séduire par Raoul Taburin. Sinon….

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Mon frère s’appelle Robert et c’est un idiot ★☆☆☆

Robert et Elena sont frère et sœur. Elena prépare son bac de philosophie. Dans la campagne, à deux pas d’une station service, au bord d’une route déserte, les adolescents révisent.
Mais bientôt les choses dégénèrent lorsque Robert défie Elena de perdre son pucelage d’ici la fin du week-end.

Philip Gröning n’est pas un inconnu en France. Il avait déjà signé en 2006 Le Grand Silence, un documentaire languissant de 2h42 consacré à la communauté contemplative du monastère de la Grande Chartreuse, dans les Alpes grenobloises. Son film projeté au dernier festival de Berlin n’est pas moins exceptionnel qui tangente les trois heures.

C’est sa principale originalité. C’est aussi son principal et rédhibitoire défaut. Car mis à part le fait de nous faire toucher du doigt ce qu’est le Temps, tel que l’analyse Heidegger dans Sein und Zeit, on voit mal l’intérêt d’une telle durée dilatée qui fait périr d’ennui le spectateur.

Rien ou quasiment rien ne se passe durant les deux premières heures du film. Tout soudain s’accélère à la fin. On découvre un autre film, autrement intéressant : ses héros ne sont plus deux adolescents qui paressent au soleil en s’échangeant quelques aphorismes philosophiques, mais deux êtres prisonniers d’un monde déréalisé, qui s’affranchissent des règles morales.

Le film est peut-être plus nietzschéen que heideggerien. Plutôt Au-delà du bien et du mal que Être et temps. Dans son dernier tiers où Elena et Robert kidnappent un pompiste, le violent et l’assassinent de sang-froid, on se croirait chez Hanneke façon Funny Games. Mais hélas, l’intérêt du spectateur a été douché par les deux interminables premières heures de ce film interminable. Si bien que, quand l’action commence et que l’intérêt pourrait être réveillé, le spectateur est trop profondément endormi pour pouvoir être secoué de sa léthargie.

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Les Drapeaux de papier ★★☆☆

Vincent (Guillaume Gouix, incroyable de rage rentrée) a trente ans. Il n’a guère connu que la prison où il a été incarcéré après une adolescence violente et d’où il vient d’être libéré après avoir purgé une peine de douze ans. Sans formation, sans travail, sans argent, il n’a d’autre solution que de demander à sa sœur cadette de l’héberger.
Charlie (Noémie Merlant, remarquée dans Le Retour du héros) a vingt-quatre ans. Elle aime dessiner, rêverait de devenir graphiste, mais survit péniblement avec un travail de caissière dans un supermarché. Le retour de son frère la bouleverse. Sera-t-elle capable de dompter sa colère ?

Nathan Ambrosioni a dix-neuf ans à peine. Il n’a jamais mis les pieds dans une école de cinéma. Il a écrit le scénario des Drapeaux de papier pendant son année de terminale et a reçu le feu vert de son producteur, Sensito Films, pendant un cours de sport sur son portable. Qu’il ait obtenu l’avance sur recettes pour ce film tient à la fois du miracle et de la supercherie. Faut-il que notre système d’aide au cinéma soit audacieux et irresponsable pour confier à un adolescent à peine sorti de l’enfance la responsabilité d’une entreprise à plusieurs millions d’euros de budget !

Son film est d’une étonnante maturité. Son écriture, son montage, sa direction d’acteurs ne laissent pas deviner l’inexpérience du réalisateur. Dans la belle lumière hivernale de la Côte d’Azur – qui rappelle les décors de Mon âme par toi guérie de François Dupeyron sorti en 2013 et filmé dans les environs de Hyères – Les Drapeaux de papier interroge des thèmes universels : la fraternité, la liberté, la violence…

Les Drapeaux de papier souffre toutefois d’un manque paradoxal d’ambitions. À force de vouloir raconter une histoire simple, sans rebondissements compliqués, sans flash-back démonstratifs, le film de Nathan Ambrosioni frise parfois l’inconsistance. Du coup, il s’est  condamné à passer inaperçu, d’autant qu’il a été très mal distribué (une seule salle l’a programmé à Paris avant de le retirer de l’affiche).

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Genèse ★★☆☆

La genèse du sentiment amoureux vu à travers les premiers émois de trois adolescents. Élève fort en gueule dans un pensionnat pour garçons, Guillaume tombe secrètement amoureux de son meilleur ami. Sa demie soeur Charlotte prend au mot son copain en s’essayant à l’amour libre. De quelques années plus jeune, Félix tombe amoureux de Béatrice lors d’une colonie de vacances.

Genèse a un charme qui doit beaucoup à son origine : le film nous vient du Québec dont les héros ont le vocabulaire. On y dit « être en amour » plutôt qu’être amoureux, « une blonde » plutôt qu’un flirt. Ils en ont aussi l’accent qu’on ne comprendrait pas de ce côté-ci de l’Atlantique sans le recours aux sous-titres.

Mais son charme ne se limite pas à son seul exotisme. Genèse le doit surtout à l’infinie délicatesse avec laquelle Philippe Lesage filme les tourments amoureux de ces adolescents. On s’attache à chacun d’eux : à Guillaume, qui cache derrière sa gouaille un trouble dont il est le premier surpris, à Charlotte, qui cherche sa voie entre une conjugalité étouffante et un libertinage sans boussole, et surtout à Félix et Béatrice, si jeunes et pourtant si graves.

Mais Genèse souffre d’un défaut de construction. Si les deux histoires de Guillaume et de Charlotte sont entrelacées et durent 1h40, la troisième entre Félix et Béatrice est racontée indépendamment durant la dernière demie heure du film. Elle a beau être lumineuse, elle arrive trop tard, déséquilibrant une structure qui aurait pu en faire l’économie.

La bande-annonce

Blanche comme neige ★★★☆

Claire (Lou de Laâge) travaille dans un hôtel de luxe avec sa belle-mère Maud (Isabelle Huppert). Claire est orpheline : sa mère est décédée dans son enfance et son père – qui s’était remarié avec Maud – vient de mourir. Maud a un amant (Charles Berling) qui n’est pas insensible au charme de Claire. Sous le coup de la jalousie, Maud décide de faire éliminer Claire. Mais la jeune fille est sauvée in extremis et recueillie dans un chalet perdu au cœur des Alpes.
Autour d’elle sept hommes : deux jumeaux, un violoncelliste hypocondriaque, un vétérinaire dévoré de jalousie, un prêtre compréhensif, un libraire lubrique et son fils karatéka et timide.

Anne Fontaine est désormais une figure consacrée. Même si son nom n’est pas connu du grand public, elle a signé une œuvre riche marquée par son éclectisme : Marvin ou la belle éducation (2017), adaptée du roman autobiographique d’Émile Louis, Les Innocentes (2015), Gemma Bovery (2014), Coco avant Chanel (2008), Nettoyage à sec (1997), etc. Elle sait s’entourer de ce que le cinéma compte de meilleur, un casting plaqué or, un plateau technique hors pair (Pascal Bonitzer au scénario, Yves Angelo à l’image, Bruno Coulais à la musique).

Elle se lance dans une adaptation moderne et joyeuse du Blanche-Neige des frères Grimm portée par la sensuellissime Lou de Laâge – qui avait déjà tourné avec Anne Fontaine dans Les Innocentes et que j’avais découverte un an plus tôt dans Respire où elle partageait l’affiche avec une autre révélation, Joséphine Japy. Avec une grâce naturelle et l’une des plus jolies bouches du cinéma français, la jeune femme incarne, avec ou sans soutien-gorge, une héroïne dionysiaque qui s’éveille au plaisir.

Les relations qu’elle noue avec chacun de ses sept anges-gardiens sont tour à tour amicales, complices, érotiques ou libératrices. Ne manquez pas la scène hilarante qui la met face à – ou plutôt sur – Benoît Poelvoorde, décidément excellent dans tous les registres imaginables. Sans tabou, à son corps de moins en moins défendant, Claire invente à sa façon, comme la « jeune femme  » du film de Léonor Séraille avec Laetitia Dosch, une manière bien à elle de vivre sa vie et d’explorer son rapport aux autres.

À sa sortie la semaine passée, Blanche comme neige a reçu des critiques mitigées, le condamnant à l’insuccès. C’est injuste pour ce film élégant et léger, sensuel et printanier, qui fait souffler un vent de fraîcheur dans un cinéma français parfois trop compassé.

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Dans la terrible jungle ★★☆☆

L’Institut médico-éducatif (IME) La Pépinière à Loos accueille depuis 1974 des jeunes entre six et vingt ans déficients visuels multi handicapés. Caroline Capelle et Ombline Ley y ont posé leur caméra pendant plus d’un an, captant le quotidien des pensionnaires.

Filmer le handicap n’est pas simple. Filmer le handicap mental est plus compliqué encore. D’ailleurs les œuvres qui mettent en scène des personnages en chaise roulante se cantonnent prudemment à filmer des handicapés moteurs : Tout le monde debout, Intouchable, Le Scaphandre et le PapillonLe Huitième Jour est le rare exemple d’un film touchant et courageux osant traiter la trisomie 21 à bras le corps.

Pour filmer le handicap, on peut avoir recours à la fiction : c’était le cas par exemple du très réussi Marche ou crève avec Diane Rouxel (qui aurait amplement mérité le César du meilleur jeune espoir féminin). On peut avoir recours au documentaire : ce fut le cas en 2014 de La Porte d’Anna tourné dans un établissement pédopsychiatrique francilien accueillant des adolescents autistes et psychotiques.

Dans la terrible jungle a le défaut de traiter un sujet qui l’a déjà été. Il n’est pas question de remettre en cause l’acuité et l’empathie du regard que les deux jeunes co-réalisatrices portent sur les patients de La Pépinière. Elles réussissent à nous rendre attachants quelques uns d’entre eux : Ophélie, l’aveugle mélomane, Médéric, paraplégique et druide à ses heures, Gaël et ses impressionnantes crises auto-destructrices. Leur caméra évite le double écueil de la complaisance et du voyeurisme. Mais rien dans l’enchaînement des saynètes qu’elles captent d’un œil malicieux ne permet de distinguer ce documentaire de ceux qu’on a déjà vus et de ceux qu’on verra encore.

La bande-annonce

L’Époque ★★☆☆

Pendant deux ans, de novembre 2015 à mai 2017, Mathieu Bareyre et Thibaut Dufait, son ingénieur du son, ont arpenté les rues de Paris pour y capter l’esprit de « l’époque ». Chaque nuit, inlassablement, ils ont interrogé des jeunes de dix-huit à vingt-cinq ans.

Mathieu Bareyre n’invente rien. Avant lui, Edgard Morin et Jean Rouch s’étaient livrés à un exercice de sociologie urbaine (Chronique d’un été, 1961). Chris Marker et Pierre Lhomme avaient tendu leur micro aux Parisiens au lendemain de la guerre d’Algérie (Le Joli Mai, 1963). Plus récemment, David André avait filmé en 2013 un bijou Chante ton bac d’abord qui suivait des lycéens durant l’année précédant leur bac. En 2018, Claire Simon s’est quant à elle essayée à brosser le portrait d’une génération au sortir de l’adolescence (Premières solitudes).

L’Époque ne raconte pas une histoire. Il ne raconte pas non plus l’Histoire. On n’y parle ni du Bataclan, ni de la campagne présidentielle, ni même de la loi El Khomry quand bien même de nombreuses séquences sont filmées sur cette place de la République où ses opposants se sont rassemblés.
L’Époque ne fait pas non plus œuvre de sociologie même si on y filme un enfant de la bourgeoisie – qui se désespère d’avoir cédé à la pression parentale et de faire du commerce plutôt que de la philo – une étudiante de Sciences Po – franchement crétine sous l’effet de l’alcool – une khâgneuse en rupture de ban qui a rejoint les Black Blocks et confesse hors écran son addiction à la castagne, des petits dealers de banlieue, des Renois en demande d’intégration qui prônent l’éducation plutôt que la violence…

L’Époque filme des fragments poétiques de nuit. C’est ce qui fait sa beauté. C’est ce qui fait aussi sa limite. Au son de Nekfeu et de Vivaldi, L’Époque est une accumulation kaléidoscopique de courtes saynètes, de rencontres improbables, sans autre fil conducteur que celui de cette nuit et des substances euphorisantes qu’on y consomme. Parmi toutes ces silhouettes s’en distingue une, inoubliable. Sous ses couches de vêtements, on hésite sur son sexe. Rose a la langue bien pendue, un humour à toute épreuve. Française d’origine africaine, elle vomit les contrôles d’identité à répétition qui foulent au pied sa citoyenneté. Place de la République, face aux CRS impassibles, ce Gavroche du vingt-et-unième siècle a les traits d’une Marianne en colère.

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El Reino ★★★☆

Manuel Lopez Vidal (Antonio de la Torre) est un politicien professionnel. Il est le dauphin du président du conseil régional, un cacique vieillissant dont la succession lui est promise. Pour occuper les fonctions qu’il occupe, Manuel Lopez Vidal participe depuis toujours à un système de corruption généralisé : marchés publics faussés, fraude aux subventions européennes…
Mais la mécanique se dérègle lorsque la Justice met le nez dans les affaires du Parti. Un élu, Paco Castillo, est arrêté. Manuel Lopez Vidal sera le suivant. Ses amis le lâchent les uns après les autres. Mais si Manuel Lopez Vidal doit tomber, il entend entraîner ses collègues dans sa chute.

El Reino a triomphé aux derniers Goya, les César espagnols, raflant notamment ceux du meilleur réalisateur, du meilleur acteur, de la meilleur musique. Il mérite largement ces lauriers. C’est un film haletant qui culmine dans un épilogue à couper le souffle. Que celui ou celle qui n’aura pas été scotché à son fauteuil par la dernière demie-heure me le dise : je lui rembourserai sa place.

Qu’on ne se méprenne pas : El Reino n’est pas un film sur la corruption, comment on y glisse, quel dilemme moral on doit trancher pour en sortir. Manuel Lopez Vidal est un héros dépourvu d’ambiguïté. Il est corrompu par nécessité, sans en tirer ni honte ni fierté. D’ailleurs on ne s’appesantit guère sur les faits qui lui sont reprochés, pas plus qu’on ne met en cause son évidente culpabilité. Là n’est pas l’enjeu du film.

El Reino est plutôt un survival movie qui ne quitte pas d’une semelle un homme traqué. Pour se sauver, il essaie de rassembler les preuves de l’existence d’un système de corruption généralisé qui lui permettront d’acheter son impunité. Mais chacune de ces tentatives échoue, qu’il copie des fichiers compromettants sur des clés USB découvertes par la police ou obtienne avec un micro caché les confessions désopilantes d’un acolyte. J’en ai déjà trop dit sur les rebondissements qui ponctuent El Reino. Je ne dévoilerai pas cette dernière demie heure qui m’a bluffé ni la logomachie sur laquelle le film se conclut magistralement.

La bande-annonce